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23/03/2010

Le complexe du justicier

 

 

On ne diminue pas la quantité de haine qu'il y a dans l'univers en en rajoutant une couche. Cette évidence arithmétique est pourtant rarement prise en compte. On croit souvent bien faire de « dénoncer », comme on le dit couramment aujourd'hui, tel ou tel acte ou tel ou tel comportement. Sur le fond, on a raison. Ce que des humains s'autorisent à faire subir à d'autres humains, au nom de la religion, de l'idéologie, de la science, du marché parfait ou d'une quelconque autorité est cauchemardesque. Seule la détection, la révélation et la condamnation de ces infamies peut donner une chance de les réduire. Prenons garde cependant aux effets pervers d'une posture d'imprécateur qui manquerait d'une véritable éthique. Nous pourrions alimenter dans certains cas ce que nous prétendons combattre. L'économie de la haine est une économie complexe.

 

La barbarie ne manque pas de visages. On estropie des enfants à Bombay pour en faire des mendiants profitables. On rase des forêts au Brésil sans souci des tribus qui y vivent. On pompe les eaux souterraines en Israël, près de la frontière, pour produire les avocats que vous achetez au marché au mépris des Palestiniens qui tirent leur eau potable des mêmes nappes phréatiques. Dans divers pays du monde, les polices soudoient les témoignages, pratiquent la torture et les exécutions sommaires. Ici et là, de nos jours, on excise encore des petites filles et on coupe la main des voleurs. On lapide aussi encore des femmes comme on peut le lire dans un épisode de l'Evangile. On empoisonne également des populations entières plutôt que de toucher un peu moins de dividendes. Cela, cependant qu'ailleurs la spéculation financière ruine des pays et les condamne à tailler dans leurs politiques de santé et d'éducation...

 

J'arrête là une liste qui serait sans fin. Une fois qu'on a cité ces horreurs, qu'a-t-on fait ? On a désigné les Méchants. Premier bénéfice pour nous tous ou presque, mes chers lecteurs : savoir que nous n'en sommes pas puisque c'est nous qui les assignons à comparaître! Le problème, c'est que cette bonne conscience nous dispense souvent d'aller voir plus loin en quoi nous pouvons être un maillon de la chaîne. C'est une forme de catharsis malhonnête, comme lorsque le peuple désignait les sorcières et, trépignant d'impatience, les accompagnait au bûcher pour s'en revenir ensuite plein d'une bonne conscience régénérée. Sans se rendre compte qu'il avait toujours, dans l'œil, une poutre monumentale. Or, méfions-nous, c'est à ces bouillons de haine auquel chacun d'entre nous, faute de lucidité, court le risque d'apporter ses légumes et ses épices que s'alimentent les passions des Ravaillac et autres Godse qui transforment en meurtres les brèves de comptoir.

 

Deuxième bénéfice de la dénonciation des Méchants, mais pour certains d'entre nous seulement (du moins, je l'espère): la légitimation de la haine. Pour peu que j'aie des aigreurs d'estomac et que je pratique l'amalgame, en fonction de mes tropismes personnels ce seront les Juifs, les Arabes, les Noirs, les Américains, les Chinois, les Indiens, les curés, les enseignants, les blondes, les homos ou peut-être les chihuahuas qui endosseront le rôle des Méchants dans l'histoire que je me raconte. L'effet pervers, ici, c'est que je ne me contente plus de dénoncer des comportements : je réduis toute une population aux dérives - réelles ou imaginaires - de certains de ses membres. Je m'attaque alors à quelque chose de bien plus large que ses errements, qui est son identité. Là, je ne suis plus dans une action juste. Je suis dans l'affront.

 

Si je m'attaque ainsi à une population, celle-ci non seulement se mobilisera face à l'affront mais elle se cramponnera d'autant plus au comportement que je lui reproche, devenu grâce à moi un élément important de son identité. J'en aurai fait un enjeu et, au lieu de l'affaiblir, je l'aurai renforcé. Pire, parce que j'aurai emprunté la voie de l'humiliation, j'aurai suscité les conditions d'une animosité réciproque et durable et celle-ci peut finir par entrer elle-même dans la constitution de nos identités. La situation est pire si, donneur de leçons, je ne suis moi-même pas très net. Un prêtre pédophile qui donne des leçons de morale, ce n'est pas ce qu'il y a de plus efficace comme messager de la morale. De quoi, bien au delà de sa personne, haïr ce Dieu qu'il prétend représenter. Bien sûr, si c'est moi qui tiens le fouet ou la mitraillette, l'autre s'écrasera. Il se fera peut-être même baptiser et je serai fier de moi. Mais gare à mon avenir si mes exactions dépassent un jour le seuil du supportable ou si, de fort, je deviens faible. La mémoire des humiliés est plus longue que celle des humilieurs.

 

La haine revient toujours vers celui qui l'a produite. C'est peut-être ce qu'on appelle le Karma. Gandhi, le père de l'indépendance de l'Inde, qui vivait au milieu des démons qui se déchiraient son pays, avait compris ce mécanisme proprement infernal. Méfions-nous : les occasions de haïr sont nombreuses, y compris pour les autres.

 

http://www.dailymotion.com/video/x774kj_la-haine-de-jean-...