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11/10/2009

La route

Le roman de Cormac MacCarthy "La route" (merci à Martine de me l’avoir fait lire) est emblématique dans le dépouillement de son propos: l’errance d’un homme et d’un enfant dans un monde de suie, calciné, réduit à la couleur du charbon, un monde de peur où les êtres humains sont des loups les uns pour les autres et où on marche parce que marcher est la seule manière de conjurer le désespoir. On a le droit de rejeter cette vision en se gaussant. Pour dérangeante qu’elle soit, elle peut cependant nous dire deux choses. La première, explicite, est en forme d’avertissement : nous sommes en train de détruire le monde et voilà ce qu’il peut devenir. La seconde nous renseigne sur les fantasmes qui nous hantent aujourd’hui et sur lesquels nous devrions nous interroger. Car le livre a eu un grand succès, ce qui montre - au-delà du talent du narrateur - sa résonance avec le Zeitgeist ou à tout le moins avec un ressenti largement répandu.

 

Parmi les experts qui se projettent dans l’avenir, les plus nombreux une fois qu’ils ont fait leur grand écart n’imaginent en fait qu’une simple variation autour du présent que nous avons sous les yeux. Ils nous resservent sans cesse la même choucroute : ne varie que le dosage entre les différentes variétés de saucisse. Ne leur demandez pas d’imaginer le couscous ou le cassoulet : cela relève pour eux d’univers impossibles. Ce serait anecdotique si ces gens-là n’étaient nombreux, persuasifs et, en définitive, dangereux. Ils jouissent souvent, en effet, d’une autorité qui leur permet de nous enfermer dans les limitations de leur pensée et jouent sur ce qui nous rassure : plus cela changera, plus ce sera comme aujourd’hui. Or, tout au contraire, ce qu’il faudrait en cette période cruciale, c’est nous délivrer des représentations qui encouragent à faire durer un monde qui atteint sa phase terminale et peut nous entraîner dans sa décomposition.  

 

Rares sont ceux qui mettent en question les bases même de nos projections sur l’avenir. On les trouvera plutôt chez les romanciers. C’est un auteur de science-fiction, Morgan Robertson, qui imagine quatorze ans avant l’évènement, avec une précision confondante, la tragédie du Titanic. Plus libres de leur imagination, mais aussi par nature observateurs tous azimuts, les conteurs d’histoire voient les ressorts qui passent inaperçus aux yeux des spécialistes. La faiblesse du Titan, c’est moins sa conception que l’hybris de ses créateurs et de son capitaine. Vous pouvez faire un rapprochement avec la crise actuelle qui, comme l’analysent entre autres Hervé Juvin ou Bernard Stiegler, est d’abord anthropologique.

 

J’ai en ce moment à l’esprit des romans d’Henri Bordage, de Jean-Michel Truong et le film The Island. Les conteurs savent brasser l’hétérogène. C’est une aptitude aussi indispensable que peu répandue. Ils hybrident – parce qu’ils ont la licence mais aussi le culot et le talent de le faire - des registres qu’on ne pense pas à rapprocher, les faisant accoucher de perspectives inattendues. Ils enfantent ce qui ressemble pour nous à des monstres. Ils n’ont fait cependant que combiner au sein de configurations dont le passé abonde, des ingrédients largement répandus dans notre société: dérives psychologiques banales, modèles économiques et situations politiques ordinaires. Mais toutes poussées un peu au delà de leur niveau habituel.

 

Ce ne sont que monstres invraisemblables si nous croyons encore que « tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil » et oublions les leçons de l’Histoire. Par exemple celle que nous rappelle, près de Strasbourg, le camp du Struthof qu’on peut désormais visiter. Les chambres à gaz et les expériences sur l’humain résultent du  croisement d’un raisonnement bureaucratique et industriel ordinaire avec une vision eugéniste du progrès et la dérive d’un peuple humilié. Dans Le Successeur de pierre, la situation du héros n’est que la réalisation de l’individualisme parfait au sein du rêve ultralibéral que l’auteur croise avec l’utopie Internet. L’intérêt de ce récit n’est pas dans sa dimension prédictive. Il est dans l’alerte à nos dérives et à leurs synergies dangereuses.   

 

Qu’ils nous parlent par symboles ou plus trivialement, les conteurs ont ainsi plus de chance que les professionnels de la prospective d’ouvrir au cœur de l’invraisemblance des scénarios pertinents. Le problème, comme le souligne Rob Hopkins du réseau de Totnes Transition Town, c’est que nous n’avons à l’heure actuelle que deux grands récits à nous raconter et que tous deux ne nous aident guère : « Business as usual » ou « Mad Max ». Que faire pour en susciter un troisième, qui serait source d’énergie et d’espoir pour l’humanité ? Attendre l’apparition d’un nouveau messie comme dans L’Evangile du Serpent d’Henri Bordage ?

Commentaires

Ou alors se réfugier dans l'uchronie Dickienne façon le Maître du Haut-Château ou dans la vision de Matrix (ou de "Simulacron" pour les rares qui se souviennent de Daniel Galouye), qui se rattache à la tendance Mad Max mais en même temps, propose avec une lecture plus fine un paradigme du pouvoir moderne et des tuyaux de pensée unique qui nous alimentent afin de faire de nous de parfaits consommateurs zélés qui continuent à pédaler pour alimenter la machine. Sur le fait que les romanciers de SF sont de bien plus intéressants prospectivistes que les économistes, merci Thierry d'avoir mis le projecteur. Et en plus, ils nous proposent assez souvent au coeur des 2 méta-récits que vous citez un troisième récit d'énergie et d'espoir : l'histoire de la résistance des derniers hommes et de leurs efforts pour faire vivre un espoir. D'où la référence à "Defiance" (les Insurgés) que j'ai faite récemment pour monter comment une histoire d'espoir peut sauver une communauté des pires traumas et la garder en contact avec son idée de l'humanité.

Écrit par : Peter White | 11/10/2009

Merci pour ce commentaire Pierre!
En matière de résistance, je crois que le dernier Bordage, "Le feu de Dieu" (que je n'ai pas encore lu) en donne une illustration dans le contexte d'une société qui a fini par se dévorer elle-même et où les "résistants" se sont créés de petits sanctuaires.
On pourrait en effet rechercher aussi le thème de la résistance dans le roman et le cinéma contemporains. Le héros de Prison Break n'en serait-il pas l'expression ?
Vous posez-vous comme moi la question si l'Elu, dans Matrix, par sa résistance même, ne ferait pas le jeu de la Matrice ?

Écrit par : Thierry | 11/10/2009

Hier soir j'ai revu "la planette des singes"... A quoi ressemblerait notre plantette si nous avions comme Taylor la possibilité de revenir y vivre dans 2000 ans. Qu'y comprendrions nous ?
La question dans le film de l'endoctrinement de la vision du monde et des valeurs par ceux qui détiennent la connaissance et qui la diffusent par opposition aux couple de scientifiques m'ont également interpelée.

Écrit par : Anette | 12/10/2009

Un excellent film selon moi et qui donne à réfléchir à plusieurs niveaux. J'ai une préférence pour la première version.

Écrit par : Thierry | 12/10/2009

Je pense que nous pouvons aussi rechercher à la fois des utopies et des résistances dans l'oeuvre de R Silverberg (en particulier "les Monades Urbaines", et surtout dans la prolifique oeuvre d'Orson Scott Card, notamment le cycle d'Ender et celui du Retour aux origines. Le fil rouge qui relie tout ceci à mon avis est une hypothèse humaniste : quels que soient ses bugs au niveau du logiciel mental (formidablement décrits par Cyrulnik à l'époque où il ne tournait pas un peu en boucle de conférence en colloque sur la résilience), il y a chez l'être humain une étincelle fondamentale, on l'appelle comme on veut, qui vaut qu'on se batte pour elle, qui justifie que l'on espère...

Écrit par : Peter White | 13/10/2009

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