06/12/2009
Cauchemar
Le gamin marchait devant moi sur le trottoir, les écouteurs sur les oreilles, buvant à même le goulot une bouteille de soda. L'ayant finie, il la jeta par dessus son épaule et elle atterrit à mes pieds. Je la ramassai, passablement agacé, allongeai le pas pour le rattraper et, une fois à sa hauteur, sans un mot, je la lui tendis. Il me regarda avec indifférence, la tête dans son rap, prit l'objet du délit et d'un coup de pied bien ajusté l'envoya à une dizaine de mètres. Je préparais mentalement un sermon du genre: "Tu fais ce que tu veux chez toi mais pas dans ma rue", quand il me coupa la chique en me demandant: "Vous savez pourquoi je fais cela ?" Il ôta les écouteurs de ses oreilles, me regarda bien dans les yeux. "Mon grand frère a fini par trouver du travail dans une société qui fait le nettoyage des lieux publics. Alors, plus il y aura de choses à ramasser, plus mon frère a de chance de conserver son boulot. Et mon frère, c'est lui qui m'a élevé et il compte plus pour moi que tout le reste."
Il remit ses écouteurs et, pris au dépourvu, je l'ai laissé s'éloigner. Il n'y avait eu aucune agressivité dans sa réaction. Pour lui, c'était comme cela. Songeur, j'ai repris ma flânerie, et je me suis trouvé à passer devant la clinique. Une infirmier en blanc aidait un vieillard ventripotent à s'extirper d'une ambulance. Rouge et grognon, le gros homme chauve s'appuya sur une canne et, ayant écarté avec agacement l'aide-soignant, entreprit de gravir les marches du perron. Je regardai l'infirmier et, je ne sus d'abord pourquoi, il me fit penser à ce frère pour lequel l'ado jetait ses bouteilles de soda dans la rue. Puis, je compris. Si le vieil homme avait eu un mode de vie plus sain, il ne serait sans doute pas là et cela ferait un client de moins pour le monde médical et les industries pharmaceutiques. Comme il consulterait moins, cela ferait aussi moins de courses pour les ambulanciers. Sans doute, il mangerait moins et différemment et cela ferait une perte de chiffre d'affaires pour la boucherie, les fabricants d'alcool et les industries agroalimentaires...
Pensif, je repris ma promenade. Une voiture de police glissa près de moi, au ralenti, "en maraude". Cela fit rebondir ma méditation. J'imaginai une décrue de la délinquance et du sentiment d'insécurité. Je me représentai une société comme il en existe encore, où on laisse la clé sur la porte même quand on n'est pas à la maison. On aurait besoin de moins de police, les avocats et les juges auraient moins de travail, on réduirait la taille des prisons et le nombre des matons... Avec moins d'atteinte aux biens et aux personnes, les compagnies d'assurance pourraient diminuer le montant de leurs primes, il y aurait même des protections que les gens ne demanderaient plus. Les sociétés de gardiennage perdraient de leur intérêt. On aurait moins d'agents de sécurité dans les métros et les RER. On fabriquerait et poserait moins de caméras de surveillance. Les peintres, les carossiers et les garagistes auraient moins de dégâts à réparer. Là, je fus pris d'un vertige. Heureusement, j'étais arrivé près du lac et je pus m'asseoir sur un banc qu'une de mes lectrices reconnaîtra.
Mais j'avais le cerveau trop échauffé et le délire s'empara de moi. Je vis le chaos envahir le monde. Je vis les rues de nos villes s'emplir de manifestants désespérés: médecins, chirurgiens, policiers, salariés des industries de la bouffe, de la maladie, des déchets et de la sécurité, chacun avec ses banderoles.
"Oui au SIDA!" "Vive H1N1!" "Vaccination trois fois par an!" "Pour le tabac au lycée!"
"Plus d'injustices égale plus de travail!" "Pour l'interdiction de l'innocence!"
"Vivent les ordures!"
"Consommez par pitié!"
"Blingbling égale business".
Je vis la misère dissoudre progressivement un monde fragile. Alors que venaient à peine de défiler devant mes yeux hagards les syndicats des pesticides et des armes - "Non à la vie, oui aux emplois!" - les dealers de banlieue et les vassaux de la mafia - "Du boulot pour les pauvres!" - ce fut au tour des employés de banque de brandir leurs banderoles: "Pour l'interdiction de l'autofinancement", "Des bulles! On veut des bulles!"
Puis, alors que le souffle commençait à me manquer, arrivèrent en rangs serrés les "nouveaux métiers de l'environnement":
"Réchauffement climatique et refroidissement climatique, unissons-nous!" "Vive la pollution!" "Sans déchets, pas de vie!"
Les psychologues, psychanalystes, thérapeutes et consultants divers faillirent me donner le coup de grâce:
"Vive l'hyperconcurrence!" "Vide l'individualisme!" "Vive France Télécom!"
Apparurent alors, en queue de ce cortège diabolique, ceints de leurs écharpes tricolores, les hommes et les femmes politiques.
Là, je me suis réveillé. Avec cette phrase dans la tête: "Vivent les problèmes!"
J'ai ouvert la fenêtre de ma chambre, j'ai laissé entrer la lumière du matin et j'ai respiré l'air frais imprégné des senteurs de l'automne. Ouf! ce n'était qu'un cauchemar!
08:42 | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : alimentation, économie, mondialisation
Commentaires
"On peut lutter contre des idées avec d'autres idées, contrer des plans tordus avec des contre-plans encore plus tordus, mais il y a une force qui ne peut être contrée, qui se nourrit de toute opposition: c'est le chaos, le bordel total!"
Jean-Claude Dunyach (je ne siais pas si tu connais: c'est un ingénieur d'Airbus, à Toulouse, qui a écrit toute une pile de romans, presque tous primés. Je conseille "Déchiffrer la Trame")
Écrit par : balout | 06/12/2009
Non, je ne le connais pas mais il m'intéresse beaucoup ton bonhomme! Je pense qu'en effet pour passer d'un état à un autre, une phase de chaos est inévitable.
Écrit par : Thierry | 06/12/2009
votre article résume parfaitement cette impasse dans laquelle se trouve l'homme moderne.
Écrit par : chbani mohammed | 07/12/2009
La vie est déjà assez compliquée comme cela pour ne pas en plus en rêver la nuit!! Le sommeil est là pour oublier les dégats de la journée pas pour les ruminer mon cher Thierry
Écrit par : bernard | 10/12/2009
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