26/12/2010
Aléas hélas !
Les mésaventures résultant d’un phénomène aussi naturel que des chutes de neige en hiver soulignent la fragilité de notre mode de vie. Je compatis avec tous ces gens qui ont dû dormir à Roissy la nuit de Noël, avec ces familles qui n’ont pas pu se réunir, avec ceux dont les souliers sont restés vides du fait des problèmes d’acheminement des colis. Je compatis avec eux, mais je ne souscris pas à cette chasse systématique aux responsables. Certes, il appartient à nos grandes organisations de mobiliser les moyens nécessaires pour anticiper les problèmes, les résoudre, en réparer les conséquences. Chacun, dans ce cadre, au poste qu’il occupe, doit effectuer sa mission. Mais, ne vivons-nous pas dans la croyance excessive que tout aléa peut être banni de notre existence et que nous avons le pouvoir qu’il en soit ainsi ?
Les exigences des consommateurs que nous sommes devenus supposent un environnement dont la stabilité ne peut être qu’artificielle. Mais, plus encore que ces exigences, faut-il sans doute évoquer ce que j’appellerai la « chronométrisation » de nos vies. Regardez comment nous nous projetons dans l’avenir : sommes-nous dans l’à peu près, dans la logique floue, ou au contraire dans une planification maniaque ? Laissons-nous du jeu dans nos calendriers – ou ceux de nos enfants ? En vertu de cette chronométrisation, toute variabilité doit se tenir dans des bornes les plus étroites possibles, à tout le moins se cantonner dans cette zone que les mathématiciens appellent – vous relèverez le terme – la loi normale. L’aléa doit être prévu et se soumettre aux statistiques sur lesquelles nous établissons nos programmes millimétrés. Sinon, il y a scandale et il faut intervenir.
L’industrie est l’image même de ce monde totalement maîtrisé, et rêvé, par l’humain. La production suit les étapes déterminées par les ingénieurs, les quantités et les cadences sont précises et rigoureuses. C’est l’univers du totalement contrôlé et prévisible. Celui, en fait, de la machine. Cela dit, notez-le, un processus peut avoir la fiabilité admirable d’une montre suisse et ce qui sort au bout de la chaîne n’être que de la junk food ou du Médiator. Dans le domaine de la production agricole, la réduction de la terre aux exigences et aux moyens de la production industrielle a constitué ce qu’on appelle la « révolution verte ». Le résultat, ce sont en effet des quantités accrues et un processus de production maîtrisé. Mais ce sont aussi des sols brûlés, qui ne pourraient plus rien produire si on les privait des pesticides et des engrais qui en sont devenus la substance première. Concomitamment, la recherche de la performance a refoulé aux marges les productions vivrières locales et fait passer l’agriculture sous la botte des multinationales et des financiers. Nous sommes là devant ce qu’Andreu Sole appelle « l’entreprisation du monde » : entendez par là que l’entreprise diffuse ses modèles et ses logiques, bien au-delà de ses usines, jusqu’au cœur de nos vies.
Je me demande si, indépendamment de l’histoire de progrès dont nous bercent les lobbies, notre attachement à la logique industrielle ne provient pas du sentiment de maîtrise qu’elle nous donne, bien plus que de ses résultats économiques, écologiques, sociaux ou politiques, qui mériteraient un inventaire. Nous n’appréhendons plus le monde et nous ne savons plus communiquer qu’à travers des tableaux et des chiffres. La FAO, par exemple, a affirmé que l’agriculture biologique pouvait nourrir tous les êtres humains de la planète, et cela dans le respect de la biodiversité et de l’environnement des générations futures. Pourquoi ce message a-t-il tant de mal à passer ? Pourquoi, tout à l’opposé, ces jours derniers, les sénateurs américains ont-ils voté une loi qui oblige les petits jardiniers à subir des contrôles coûteux s’ils n’utilisent pas des semences industrielles ? Je ne veux point faire l’hypothèse que tous les représentants du peuple sont stupides ou corrompus. Je crois plutôt que c’est la forme de certitude et l’apparente clarté des données que procure l’industrie qui est cause de son pouvoir sur les esprits. Vous vous voyez répondre, aujourd’hui par « à peu près ceci, à peu près cela » ? C’est bien, dans un tout autre domaine, le genre de problème que rencontre la psychanalyse quand elle doit rendre compte de ses résultats. Même l’acheteur de vin en hypermarché veut que, sous la même étiquette, il y ait, année après année, le même liquide. Alors, on traite le vivant comme un produit industriel, et cela nous emmène, peu à peu, à faire du vivant une machine.
Cette volonté de maîtrise, au vrai, réserve des victoires à la Pyrrhus. Elle nous a permis de grands progrès, mais elle a aussi fait de nous de redoutables destructeurs. Edgar Morin, évoquant le principe de récursivité, dit que, si l’entreprise fabrique le produit, le produit en retour fabrique l’entreprise. On peut ajouter que si l’homme a fait les machines, les machines en retour font l’homme. Il n’est que de voir les effets de l’informatisation dans certains domaines. C’est ce dont nous avertissait déjà, il y a longtemps, le Charlie Chaplin du film Les Temps modernes.
Avec ce qui s’est passé en ce début d’hiver, la tentation d’agir sur le climat va être forte. Jules Verne, dès le XIXème siècle, l’avait imaginé. Les apprentis sorciers de l’ingénierie climatique auront vite fait de se trouver une légitimité : il s’agira de sauver les compagnies aériennes, de rassurer leurs actionnaires et de rendre leur sérénité aux usagers. Ce n’est pas de la science-fiction. Ici et là, sachez-le, il y a des projets et des expériences dans ce sens. Leurs promoteurs, comme les partisans du réchauffement climatique, y voient le marché du siècle, le moyen d’entrer dans le club des milliardaires. Les Etats, pour diverses raisons qui rappelleront la prévention de la pandémie H1N1, s’endetteront un peu plus pour mettre la main au portefeuille, avec pour conséquence de devoir courber encore un peu plus l’échine devant les financiers. Et, alors que le système climatique est si complexe qu’il échappe à toute modélisation fiable - au point que l’hypothèse du réchauffement est vraisemblablement en train de nous fourvoyer – on le livrera à nos Docteurs Faust.
Nous aurions sans doute un monde plus vivable, à moindres frais et à moindres risques, si nous ajustions nos modes de vie, nos projets et nos exigences à l’existence des aléas. Cela remettrait évidemment en question beaucoup de choses, notamment notre rapport au temps et à la durée et, par voie de conséquence, la façon dont nos vies sont organisées - et notre manière de penser structurée - par le modèle industriel.
Finalement, il sera peut-être plus simple de mettre Noël en août.
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20/12/2010
Conte de Noël
J’aime beaucoup ce petit conte que l’on attribue parfois à Gabriele d’Annunzio.
Un homme se promène sur un chantier. Il aborde un ouvrier et lui demande :
- Que faites-vous ?
L’autre de répondre :
- Vous le voyez bien : je taille une pierre.
L’homme poursuit sa promenade. Un peu plus loin, il aborde un autre ouvrier qui fait le même travail :
- Que faites-vous ?
- Je gagne ma vie.
Un peu plus loin encore, il en aborde un troisième :
- Que faites-vous ?
- Je construis une cathédrale.
Le même travail, le même labeur, la même pierre bien concrète, et, comme diraient mes amis « narrativistes », trois histoirisations différentes.
Que chacun d’entre nous se raconte une histoire qui lui est propre, c’est évident et cela ne surprendra personne. Histoire et identité sont le reflet l’une de l’autre. Ce qui est intéressant, c’est ce que cette « histoirisation » nous dit d’une attitude face à la vie, du champ qu’embrasse le regard et, peut-être, de la conscience de celui qui les produit.
« Je taille une pierre ». Peu importe, peut-être, la destination de la pierre, édifice sacré, prison ou résidence d’un bourgeois. Cette réponse-là, si frustre, est peut être celle d'une victime, entendez par là une histoire dans laquelle on se donne le rôle de la victime. C’est la pierre de Sisyphe. C'est peut être aussi une histoire de bof qui ne veut pas savoir de quoi il retourne. Celle, en d’autres temps, d’un cheminot qui manœuvrera les aiguillages sans aucun souci de ce que le train transporte.
« Je gagne ma vie ». Cette histoire-là est un peu plus ouverte. Il y a le mot « vie ». Cette réponse parle peut-être même de solidarité familiale, d’affection, car, dans « ma vie », on peut mettre beaucoup de chose. Encore ne faut-il pas, à gagner sa vie, la perdre. Le cercle des humains avec lequel cet ouvrier ressent une solidarité, si tant est qu’il aille au-delà de sa personne, est restreint. Cela peut lui jouer des tours, car il est rare que l’on s’en sorte tout seul et « je gagne ma vie » est une histoire de solitude.
« Je construis une cathédrale ». Là, on a affaire à quelqu’un qui a besoin de donner un sens supérieur à ce qu’il fait. Cet homme ne peut se contenter du résultat matériel immédiat : une pierre taillée comme il se doit. Il ne peut se satisfaire de ce que cette pierre, une fois achevée, va lui rapporter en salaire. Il a besoin de se l’imaginer, de même que lui, insérée dans un ensemble, partie donnante d’un élan. Quand il évoque la cathédrale, c’est même plus que le monument qu’il évoque, c’est toute la vie à laquelle il va participer. Son regard embrasse large. Son sens de la responsabilité aussi.
Je m’en vais travailler, faire les courses ou placer mon argent : ces différents niveaux de conscience sont à ma disposition. Je peux agir comme une victime impuissante de la malédiction biblique. Je peux me soucier seulement d’en retirer le plus possible. Je peux m’inquiéter des conséquences de ce que je fais sur ma santé, mon bien-être, mon avenir et ceux de ma famille. Je peux me demander quel type de société mon labeur, mes dépenses et mes investissements encouragent. Je peux prendre le risque, comme disait Teilhard de Chardin, d’«aimer plus grand que moi ».
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15/12/2010
Eloge de l'inégalité
De tout temps, les pauvres ont encombré les riches.
Les pauvres sont plus nombreux que les riches. Ils s’expriment mal. Ils n’ont pas de bonnes manières. Ils sont sales. Ils puent. Ils sont paresseux, serviles et hypocrites. Ils sont dangereux. En plus, justement parce qu’ils sont dangereux, les pauvres coûtent cher : si on prend le risque de les laisser aussi pauvres qu’ils le mériteraient, on peut se retrouver avec des jacqueries, des grèves, des émeutes, voire des révolutions. Donc, il faut sacrifier quelques miettes pour qu’ils se tiennent à leur place.
Cette inégalité du sort ne se laisse pas toujours dissoudre dans le cynisme. Alors, pour se donner la bonne conscience dont on a besoin pour rester riche ou l’être encore plus, on a inventé le karma, la prédestination, l’aumône, le darwinisme. Bref, si vous êtes riche, c’est que vous le méritez ; si vous êtes pauvre, c’est que vous le méritez.
Avouez qu’il n’a pas été facile d’être riche ces dernières décennies : les miettes à abandonner pour avoir la paix étaient de plus en plus grosses, elles finissaient par ressembler à des petits pains. Elles s’appelaient allocations familiales ou de chômage, cotisations de retraite, sécurité sociale, impôt sur le revenu et même – je rêve ! – impôt sur la fortune. Et j’en passe. Sous prétexte que vous aviez du bien ou que vous génériez du cash flow, des démocraties imbéciles prétendaient vous sucer le sang sans vergogne. A cela s’ajoutaient de ridicules mesures de protection. La fluidité du marché du travail, qui vous permettrait d’envoyer un ouvrier de Mazamet à l’île Maurice, avec à son salaire la retouche correspondante, a été ralentie par des règlements stupides. Arrondir sa fortune de quelques petits millions devenait un calvaire.
Heureusement, une évolution, celle-là dans le bon sens, a commencé il y a quelques années. Il y avait à surmonter un sacré obstacle : cette satanée équation du père Ford. Pour le promoteur de la T, il fallait que la paie des ouvriers et le prix des biens produits par l’usine permettent à ceux-là d’acheter ceux-ci. On a d’abord réussi à déconnecter le revenu du travail du revenu du capital. Quelques dégraissages – les salariés, c’est bien connu, sont la graisse de l’entreprise, pas le muscle ou l’intelligence – quelques dégraissages ont limité la prétention de certains à mieux partager les fruits de la croissance. Puis, pour que ce ne soit pas trop douloureux et pour maintenir « la société de consommation » dont on avait encore besoin, on a développé le crédit. D’une pierre trois coups : les salariés peuvent jouir de plus de biens que leur salaire ne leur permettrait d’en acquérir, ils écoulent ce que le capital fabrique et ils enrichissent un autre magnat du Monopoly : la banque.
Mais rendre les salariés emprunteurs plutôt que leur assurer des salaires plus élevés, cela restait du gagne-petit. La vraie trouvaille a été quand on a déconnecté la création de richesse de l’économie réelle, ce qu’en langage courant on appelle: faire de l’argent avec de l’argent. Même plus besoin d’avoir des consommateurs qui consomment ou des emprunteurs solvables – donc à qui assurer un revenu ! La cargaison d’un tanker change dix fois de propriétaire entre son port de départ et son port d’arrivée et on s’en met plein les poches sans que le volume de pétrole transporté ait varié d’un centimètre cube. On peut en faire de même avec les matières premières, les denrées alimentaires, les droits à polluer. On a appris à jouer et à gagner à la hausse comme à la baisse. Sur une tête d’épingle, le système et ses vassaux font des fortunes.
Les résultats sont là. Aux U.S.A., au cours de ces dernières années, les pauvres sont devenus plus nombreux et de plus en plus pauvres, les classes moyennes s’enfoncent nettement. A l’inverse, les riches, guère plus nombreux qu’hier, voient leur fortune se multiplier plus généreusement que les pains et les poissons bénis par le Christ. La brèche est ouverte. L’histoire ne fait que commencer.
Le troisième coup de génie a été, le système financier ayant connu une embardée, de faire cracher les Etats. On leur a fait valoir que la faillite générale du système bancaire engendrerait un séisme qui emporterait tout. Transis d’effroi, ils ont mis la main au portefeuille. Comme jamais ils ne l’auraient fait, notez-le bien, pour lutter contre la misère.
Les spéculateurs ont alors saisi qu’ils pouvaient désormais jouer contre les Etats qu’ils avaient affaiblis. Malheureux pays qui avez vécu à crédit, vous voilà à passer sous les fourches caudines de ceux que vous venez de sauver ! La Grèce est garrotée, asphyxiée. Dans le couloir des usuriers, les « pigs » se pressent. Le Royaume-Uni, exemplaire, adopte une politique d’austérité qui mettra ses sujets à genoux. Vous voyez la boucle qui se referme ? Pour sauver la note qui décide des taux d’intérêt appliqués à la dette publique, une seule solution : en finir avec les politiques sociales. C’est le retour de pauvres moins coûteux.
Nous ne sommes pas au bout du film cependant. Il reste un obstacle sur la route du capitalisme financier: cette Union européenne qui, malgré son imprégnation libérale, représente encore une tentative de régulation de la jungle. Mais, pour la puissante Allemagne, l’Euro est un joug qui la force à faire attelage avec des canards boiteux que les spéculateurs harcèlent à propos. Quelle tentation de revenir au Mark ! Or, que vole en éclat l’Euro et l’Union européenne se dissoudra et avec elle le témoin encombrant d’une société qui aurait pu être plus juste.
Jamais la ploutocratie mondiale n'a manifesté une telle voracité. Jamais elle n’a voulu payer moins d’impôts. Jamais elle n'a refusé avec autant de détermination toute forme de régulation. Jamais elle n’a acheté autant de kilomètres de côtes et de milliers d’hectares qu’en ce moment. Jamais il n’y a eu autant de milices privées pour si peu d’armées de conscription. Ce ne sont plus les régimes démocratiques, représentatifs d’une communauté nationale et d’un intérêt général qui structurent le monde. Ce sont les puissances d’argent à qui les Etats ont commencé de tout abandonner, y compris la santé et la police. Le monde sera bientôt organisé pour les riches. Dans notre pays, alors que la pauvreté s’étend, on réduit le soutien que l’Etat apportait au logement social en même temps qu’on interdit les habitats de fortune : l’essentiel, désormais, c’est que les trottoirs soient propres.
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