25/02/2011
Les héritiers de Malebranche
Malebranche (1638-1715), caricature de Descartes dont il se voulait l’héritier, avait beau jeu de battre sa chienne en affirmant que les cris de la bête n’étaient pas la manifestation de la douleur mais les simples grincements de la machine. Qui pourrait rationnellement le contredire, qui pourrait prétendre : « Je sais ce que l’animal ressent » ? Quelque empathie que l’on puisse avoir, on ne ressent jamais ce que ressent l’autre, on ne peut que l’imaginer. C’est une chose d’avoir la migraine, c’en est une autre d’avoir un enfant qui se plaint d’un mal de tête au moment de partir à l’école. Dans un cas, vous n’avez aucun doute sur la réalité de la douleur, dans l’autre vous en êtes réduit à décider ou non si elle est réelle. Pour avoir ainsi laissé la raison l’emporter sur l’empathie, j’ai commis un jour une erreur cruelle. La raison nous fait homme, mais elle ne nous fait pas humains. Parfois, c’est même le contraire. Comme l’écrivait le philosophe Alain : « Un fou, ce n’est pas quelqu’un qui a perdu la raison, c’est quelqu’un qui n’a plus que la raison ». Si vous avez des doutes, relisez « Les bienveillantes ». Et rappelez-vous que, jusque fort avant dans le XXème siècle, on opérait les nouveau-nés sans anesthésie, partant d’une conviction scientifique analogue à celle de Malebranche : leur système nerveux était jugé trop peu développé pour ressentir la douleur.
Dès lors qu’on s’en remet à la rationalité pour juger d’une douleur qu’on ne ressent pas soi-même, on se donne une formidable autorisation de faire ou de permettre n’importe quoi. En outre, moins l’autre me ressemble, plus je peux imaginer qu’il ne ressent pas ce que je ressentirais dans la même situation. Emouvez-vous, par exemple, des conditions d’abattage des animaux et vous aurez toujours un subtil convive pour s’exclamer, des trémolos goguenards dans la voix: « Moi, c’est le cri de la laitue qu’on arrache à sa plate-bande qui me déchire le cœur ». Notez que ce sera souvent le même bof qui frisera l’hystérie en évoquant les musulmans qui, à l’Aïd el Kebir, égorgent un agneau dans la baignoire. Mais c’est peut-être la baignoire qu’il plaint : toute rationalité a sa cohérence. Au vrai, stricto sensu, personne ne peut se mettre dans la peau du porc ou dans le cœur de la laitue. On ne peut pourtant en rester là. Pour moi, cela signifie une chose : la rationalité est une lumière qui peut aveugler.
Tout cela pour en venir à ce que je considère comme une des hontes actuelles de notre espèce : la façon dont elle traite le monde animal. Je ne fais pas ici référence à des cas isolés, même s’ils sont odieux, par exemple ces gamins qui, pour rire un bon coup, ont mis le feu à un chien ou jeté un chat sous une voiture qui passait. Ce sont des horreurs marginales et que nous savons aussi bien infliger à nos semblables. De même, je laisserai de côté, pour aujourd’hui, la façon dont nous dévastons les biotopes et détruisons les espèces un peu partout. Je veux parler de faits accomplis chaque jour à l’échelle industrielle, de faits intégrés au fonctionnement normal de nos sociétés et dont nous sommes les bénéficiaires quotidiens. Je ne donnerai que deux exemples parmi beaucoup. Dans la plus grande usine à poulets du monde, aux Etats-Unis, une machine tourne en permanence pour broyer vivants les poussins mâles : ils ne présentent aucun intérêt puisqu’ils ne pondent pas. 145 000 par jours. Vous pouvez aller vérifier : http://www.notre-planete.info/actualites/lireactus.php?id.... Oui, je sais : des poussins, ça ne doit pas ressentir grand-chose, ça va sans doute très vite, et « on n’est pas dans le monde de Walt Disney ». Merci, celle-là, on me l’a déjà faite. Pour moi, ce rapport que nous établissons au vivant, traité comme du non-vivant, est tout simplement moche et avilissant.
Mais revenons près de chez nous. Vous pensez peut-être que la production de viande porcine, dans notre pays épicurien, est essentiellement l’affaire de petits élevages familiaux. Toute la publicité, les étiquettes, les illustrations, les clips, suggèrent autour de la côtelette ou de l’andouille une atmosphère de « tradition ». Cependant, afin que celles-ci arrivent dans votre assiette au meilleur prix - tout en rémunérant aussi convenablement que possible la filière concernée jusqu’au distributeur- 96% des 25 millions de porcs qui sont abattus chaque année en France n’ont jamais foulé le sol naturel, jamais mis le groin à l’air libre. Les bêtes passent leur vie dans des stalles où elles peuvent seulement se lever et se coucher, sans la possibilité de faire aucun autre mouvement. On les gave évidemment d’antibiotiques pour prévenir les épizooties qui, dans un tel confinement, deviendraient explosives. Ce n’est pas tout. Comme les hormones mâles laissent un léger goût à la viande que le consommateur moderne – paraît-il - n’apprécie pas, on castre les porcelets. A vif. Cela va plus vite et coûte moins cher. Comme, en outre, leur concentration excessive induit chez les animaux une compulsion à se dévorer, on leur coupe la queue et leur meule les dents. A vif aussi. Il est vrai que, si l’on s’en rapporte à Malebranche, déjà cité, ils ne sentent rien du tout. Quant aux porcelets jugés non viables, on les prend par les pattes de derrière et on les assomme contre un mur.
Vous en pensez ce que vous voulez. Je ne suis pas végétarien. J’ai, comme vous, une dentition d’omnivore et j’aime bien rôtis, grillades, charcuterie et plats en sauce. Mais, désormais, je boycotte à ma table tout morceau de cochon issu de l’élevage industriel. Ce n’est pas parce que manger de l’animal est naturel que nous devons traiter les bêtes n’importe comment. Je préfère payer plus cher et en manger moins souvent. En plus, mon médicastre m’assure que ce sera tout aussi bien pour ma santé.
« Moins de tout, mais de qualité », en définitive c’est peut-être la devise d’une décroissance digne et heureuse.
http://www.notre-planete.info/actualites/actu_2713_elevag...
10:16 | Lien permanent | Commentaires (9)
Commentaires
Et comment savoir comment a été traité le cochon dont la viande serait "de qualité" ?
Les légumes ne souffrent pas (?) mais ils sont cultivés de façon tout aussi sauvage, "hors sol" pour la plupart.
Où sont les champs de tomates, par exemple ?
Écrit par : françoise | 28/02/2011
Vivement le retour à l'anthropophagie, tiens! On aura moins de remords... Y'en a quelques-uns que je boufferais bien, moi! Après les avoir castrés, soigneusement épluchés, fait rôtir à feu moyen, etc....
Ce message était sponsorisé par la société Kleenex...
Bien à toi.
Écrit par : balout | 02/03/2011
Les sociétés agricoles ont appris a dominer la terre pour la mettre à son service. Pour cela, les hommes on appris à moins l'aimer , à ne plus être en symbiose, à être "supérieur". Nous avons conquis les derniers espaces sauvages pour les transformer en techno nature. L'apogée de cette domination nous la vivons depuis les guerres mondiales où l'agriculture a permis de recycler les industries de guerre. L'agriculture est dans une logique de guerre contre la nature. C'est une tragédie pour la terre, pour nous, pour les paysans. La décroissance passe aussi par la fin de la philosophie humaniste largement majoritaire où l'homme est au centre du monde. A cela s'ajoute la logique du profit pour mettre un point final à tous nos devoirs du respect de la vie. L'homme doit-il être au service de la nature et de la vie ou continuer à l'asservir sans limite ? Là où je suis dans la Brie, l'Etablissement Public d'Aménagement Etat, chargé de l'urbanisation, se moque complètement de construire des zones logistiques sur les terres de culture bio, parmi les plus belles du monde. Le bio doit progresser de 20% par an selon Grenelle mais en réalité les terres cultivables diminuent chaque année au profit des villes. Manger bio ce n'est pas seulement une question de santé, c'est lever un drapeau blanc sur les champs de bataille agricole. Pour ceux qui ne l'ont pas encore vu, je vous conseille le film de Coline Sereau "Solutions locales pour un désordre global", vous verrez, il y a encore des gens qui aiment la terre.
Écrit par : Natacha Rozentalis | 04/03/2011
Bien d'accord avec vous Natacha. Et oui, pas facile de savoir si ce qu'on achete a été produit dans de bonnes conditions, encore que dans nos villages on a la chance d'être prêts des producteurs. Je suis quand même étonne qu'il n'y ait aucun écho au sujet principal de l'article: la souffrance des animaux ? Trop complique de remettre en question nos modes de vie ? Alors, on préfère oublier la question ?
Écrit par : Le Jo | 05/03/2011
Bonne question ! Sans doute pour pouvoir se faire une idée faudrait-il se remettre a l'élevage pour avoir a tuer soi meme !
Écrit par : anette | 08/03/2011
Tuer, c'est encore autre chose, mais si c'est fait proprement, il faut bien en passer par la. Mais les conditions d'élevage...
Écrit par : Le Jo | 08/03/2011
Mais il faut aller jusqu'au bout; au lieu de plaindre les animaux que vous mangez, arrêtez d'en manger!
Dès que l'homo sapiens a créé l'élevage, il a créé les camps de la mort.
La solution finale elle est partout, c'est tout autant les élevages que les musées!!!
Écrit par : Batlle MICHEL | 15/03/2011
Je relai votre avis du sujet, et nous vous suis vraiment reconnaissant d'avoir donnée autant de renseignement sur votre blogue.
Écrit par : bonus pari sportif | 13/05/2014
Quel sujet exceptionnelle, j'ai découvert ce que je cherchais, tout en vous remerciant bon weekend.
Écrit par : cotes france honduras | 15/06/2014
Les commentaires sont fermés.