03/07/2011
Napo
Première époque
Napo avait eu le malheur de naître dans une de ces familles des plus terre-à-terre où régne avec bonheur la trivialité confortable du quotidien. – « Quel temps fait-il aujourd’hui ? » - « Que mange-t-on ce soir ? » - « Quelle chemise vais-je mettre ? » Il avait eu aussi celui d’hériter un physique qu’il jugeait ingrat. Je ne saurais vous dire s’il se trouvait trop maigre ou trop petit, s’il aurait voulu avoir le front plus haut, les dents mieux plantées ou le menton plus contondant. Les psychanalystes évoqueraient sans doute aussi de probables insatisfactions plus intimes, mais, en ce qui me concerne, je ne m’étendrai pas sur le sujet. Toujours est-il que Napo en était venu à ne point trop s’aimer et il s’était cherché des compensations. Mais, pour couronner le tout, il était venu au monde avec une naïveté qui lui avait très vite valu des expériences cuisantes. En résumé, dans la cour de récréation, il avait découvert à ses dépends l’humanité. Cependant, il avait l’esprit vif et une grande capacité d’observation. Ces expériences, que d’autres auraient vécues sans même s’en rendre compte, elles avaient été pour lui l’école de la vie. Elles l’avaient déniaisé et il en avait tiré des leçons sur la nature humaine. En attendant de pouvoir exploiter cette compétence dans le vaste monde, il faisait des expériences sur ses condisciples, apprenant à promettre ce qui attache les sots et les ambitieux, testant les ressorts qui font les bandes, les actes qui subjuguent et rendent puissant. Dans ces apprentissages, il fut souvent le digne précurseur de Leland Gaunt, le héros du Bazaar des rêves, de Stephen King. En complément, pour tromper son ennui d’être encore trop jeune, il s’était mis à lire des épopées. Ah ! la chevauchée d’Alexandre le Grand ! Et celle de Cortes ! Et celle de Rockefeller ! Sa cervelle en avait été enflammée comme celle, jadis, du chevalier de la Manche.
Le jour vint où, adulte enfin, il put prendre son baluchon et commencer à écrire sa propre histoire. Ce serait celle d’un conquérant.
Deuxième époque
Quelques décennies plus tard, se trouvant à l’étroit sur sa planète d’origine dont il avait acquis jusqu’au moindre arpent et surtout jusqu’à la dernière âme, Napo s’en alla visiter discrètement d’autres univers. Il en trouva bientôt un qu’il lui aurait bien plu de s’approprier. Mais il était si éloigné que l’acheminement de troupes de conquête eût été trop onéreux. Il se souvint de ses débuts, lorsqu’il avait recruté sa première bande de prédateurs – aujourd’hui des maréchaux couverts de dentelles, de brocard et de décorations - et, avec un battement de cœur enthousiaste, décida de remettre ses pas dans les pas de sa jeunesse. A l’angle d’un jardin public où passait une foule oisive considérable, il monta sur une pierre et commença sa harangue. Il raconta qui il était, ses hauts-faits, les empires qu’il avait érigés, et parla de lui et de son histoire comme Homère parle d’Achille et de la conquête de Troie. « Voilà à quoi, moi, Napo, j’ai la générosité de vous inviter ! Venez à moi, vous aurez d’abord le privilège de partager l’aventure d’un grand souverain, infaillible, moderne et éclairé, et je vous promets la grandeur, la gloire, la richesse ! Venez à moi et je ferai de vous des conquérants et des créateurs !»
Du flux des chalands qui avait continué de s’écouler paisiblement sans faire attention à lui, quelques individus s’étaient détachés et, à quelques mètres, ils l’observaient sans mot dire. Lorsqu’il eut achevé sa péroraison, ils échangèrent un regard, partirent d’un grand éclat de rire et s’éloignèrent en secouant la tête. Ce fut la seule réaction qu’engendra son appel. C’était la première fois qu’il vivait une pareille expérience depuis les lointaines avanies de la cour de récréation. Il repassa dans sa tête les leviers qui avaient toujours grossi la cohorte de ses affidés et qu’il avait placés dans sa harangue. Aucune faute ! Tout y était. Toutes les blessures archaïques qui font des hommes des êtres de peur, insatiables, narcissiques, toujours en quête de quelque chose de plus, revanche, jouissance ou sécurité, il les avait sollicitées. Tous les rêves qui prolifèrent sur les miasmes du manque, il les avait invités. Tous les mécanismes de soumission et tous les moteurs de conformité que les cultures, de tout temps et partout, ont transmis, il les avait convoqués. Et de même, plus profonde, biologique, viscérale, l’attraction qu’exerce le mâle dominant, qu’il avait cultivée au plus haut point. Et on ne l’avait pas écouté ! Il n’y avait même pas eu, signe discret mais significatif, le regard soudain figé d’une femme qui reconnaît l’effluve de la puissance. Pour réponse, il n’avait eu que les rires niais de quatre imbéciles !
Le soir venu, Napo laissa traîner ses oreilles dans les tavernes et les lieux publics. Il écouta les conversations et, lorsque minuit sonna, il s’était fait une opinion. Fin observateur et psychologue subtil, il avait accepté qu’il n’y eût rien à faire avec cette race étrange : ils étaient si petits qu’ils n’avaient même pas la conception de la grandeur. Ils n’aspiraient pas à autre chose qu’à l’usage de la liberté qu’ils s’étaient déjà donnée. Alors, il prit ses affaires et s’en alla chercher dans d’autres mondes des êtres avides de servitude.
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