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31/12/2011

Mes voeux pour 2012

Le hasard d’une recherche sur Internet m’a fait découvrir un personnage aussi cocasse que pénétrant et dont je n’avais jamais entendu parler : Barry Schwartz. Si vous êtes anglophone je vous conseille vivement de voir la vidéo dont je mets le lien en post-scriptum.

 

Que nous dit Barry Schwartz ? D’abord, que nous avons une croyance selon laquelle plus nous avons de choix, plus grande est notre liberté. Souvenez-vous de Ford et de sa modèle T : « Vous pouvez choisir entre deux couleurs, le noir et le noir ! » Après une période d’industrialisation qui, pour en abaisser le coût, standardisait les produits, nous sommes entrés il y a une vingtaine d’années dans ce que certains ont appelé la « démassification ». On produit toujours en nombres, mais grâce à des options de plus en plus nombreuses, nous pouvons personnaliser – customizer diront les spécialistes - le produit que nous achetons. Je crois que le mouvement a justement commencé par l’automobile et sans doute est-ce à cause du lien identitaire très fort que cet objet a avec nous. Mais la démassification s’est étendue à bien d’autres secteurs au cours de ces dernières années et, ayant commencé par les couleurs et les options, elle embrasse maintenant les composantes mêmes des objets qu’on nous propose – Dell en est un bon exemple pour les ordinateurs – ainsi que les éléments des contrats de service, comme ceux de vos abonnements téléphoniques et de vos fournisseurs d’accès à Internet. Barry Schwartz a calculé que le nombre de combinaisons qui résultent des choix multiples qui nous sont ainsi proposés peut dans certains cas atteindre des milliers !

 

Et c’est là, nous dit-il, qu’apparaît le paradoxe. Nous avons tellement de choix que nous ne pouvons pas en profiter sans nous prendre la tête. Les combinaisons possibles sont si nombreuses que nous ne sommes jamais sûrs d’avoir fait les bons arbitrages. La concurrence, au surplus, renouvelant sans cesse les options qu’elle propose, nous ne cessons de courir après les ajustements pour peu que nous voulions profiter en permanence de ce qu’il y a de meilleur et de mieux assorti à notre singularité supposée. En plus, au-delà de l’intérêt matériel de ces calculs, élevés que nous avons été dans une société qui prône la compétition, la performance, la première place ou aucune autre, nous nous sentons contraints, à tout moment, de faire le choix le meilleur. Les comparateurs censés nous y aider ne font que rajouter leur lot d’offres,  d’informations et de critères à la ruche en folie qui bourdonne déjà dans nos têtes. Les « avis de consommateurs » se rajoutent à cela, nous mettant en demeure d’élire sans nous tromper le restaurant qui conjuguera le mieux ambiance, service, décor, qualité de la cuisine, tarifs et éventuellement éthique. Avant de choisir, nous pataugeons dans la perplexité. Au moment crucial, nous sommes dans l’anxiété et prenons une décision qui relève, paradoxalement, du pari. Le choix fait et entériné, nous ressentons l’insatisfaction de l’incertitude. Bref, au final, nous voilà malheureux de ce qui aurait dû nous apporter le bonheur !

 

Il faut parler, en fait, d’un accaparement, d’un détournement, d’une « trivialisation » de notre liberté. Je me souviens d’Andreu Solé nous expliquant lors d’un séminaire que les grandes décisions de nos vies – vivre avec quelqu’un par exemple – se prennent sans réflexion, elles viennent instantanément du cœur ou des tripes. En revanche, les décisions secondaires voire banales – il donnait l’exemple du choix du papier-peint pour la chambre du premier enfant – peuvent être source de longues cogitations et même de vives disputes entre les intéressés.

 

Alors, la simplicité du bonheur, c’est peut-être d’arrêter le manège. C’est cesser de se vouloir performant dans la multitude des choix lilliputiens dont on nous harcèle. Si décider, c’est exercer notre liberté, pour reprendre encore une phrase d’Andreu Solé, ne mettons pas une chose aussi noble à la corvée des toilettes…  Elle a à s’exprimer dans des domaines plus essentiels. Plutôt que de nous consumer dans ce gaspillage de temps, d’intelligence et d’émotions, donnons-nous l’espace du recul, les moments de la réflexion et de la méditation. Préparons-nous à faire des paris qui en vaillent la peine. Des grands paris. L’époque n’est plus au gâchis. Je citerai une autre amie, Dominique Viel, experte de l’environnement : il y a aussi une écologie de l’âme.

 

Je vous souhaite une année 2012 avec une ou deux grandes décisions et pas plus.

PS: http://www.ted.com/talks/barry_schwartz_on_the_paradox_of...

 

29/12/2011

Des OGM et de trois déficiences de la pensée ordinaire

 

 

J’ai vu récemment, au bas d’un article sur les dangers des OGM, le commentaire d'un lecteur furibard qui disait : « Nourrissez deux truies, l’une avec des OGM, l’autre sans OGM. Puis tuez-les, ouvrez-les et vous verrez qu’il n’y a pas de différence entre les deux ! » Certes, c’est argumenté à la hache, mais c’est un point de départ très pédagogique pour examiner le processus de nos erreurs et des manipulations qui nous y conduisent : la réduction du problème à un champ étroit.

 

Quelle est la première faiblesse de cette démonstration par les deux truies ? Bien sûr, comme c’est presque toujours le cas maintenant, c’est qu’elle ne tient pas compte du temps long. Ne tenant pas compte du temps long, la démonstration omet, délibérément ou non, les effets cumulatifs. L’autopsie de cette malheureuse truie nous dira-t-elle comment sera sa descendance ? Nous révèlera-t-elle les effets génétiques résultant de cette alimentation récurrente sur une centaine ou plus de générations ? Un photographe dirait tout simplement que cette démonstration manque de profondeur de champ.

 

Pour reprendre la métaphore photographique, nous dirons que la deuxième faiblesse de cette pseudo-démonstration est dans sa largeur de champ et, afin de rester dans le même registre, nous proposerons d’essayer plusieurs objectifs en fonction de l’angle que nous voulons mettre en valeur. Premier élargissement du champ : que se passe-t-il lorsque l’animal, de pur reproducteur, devient – et toujours sur des générations - nourriture pour d’autres ou pour les humains ? Vous souvenez-vous encore du grand effroi de la vache folle et des millions de bêtes sacrifiées sur l'autel de la précaution ? A ce niveau d’observation, le champ embrasse la chaîne alimentaire d’une part et, d’autre part, le métabolisme – ô combien complexe – de nos cellules. Rien qu’en prenant un peu de recul, vous noterez que le sujet se montre déjà un tantinet moins simple qu’on n’avait tenté de nous le vendre.

 

Sans nous attarder cependant, changeons encore l’objectif de notre appareil et invitons dans notre image le champ économique et social. On sait que les OGM sont protégés par le statut de propriété intellectuelle.  De ce fait, pour rémunérer les laboratoires qui les inventent, les cultivateurs doivent chaque année racheter des semences. Economiquement, c’est un fardeau qui en a déjà acculé des milliers d’entre eux au suicide. Pas trop grave, nous dirait le fantôme de Milton Friedmann : de toute façon, pour faire baisser les coûts de l’agriculture, il convient de diminuer le nombre des paysans ! Vous l’avez remarqué, en effet, ce qui coûte le plus cher, c’est le travail humain. Que certains paysans se suicident, laissant des veuves et des orphelins dont personne ne s’occupe, ou que d’autres, spoliés de leurs terres, aillent s’entasser dans les grands bidonvilles, cela ne coûte rien à personne. Du moins, pas directement.

 

Mais changeons encore l’objectif de notre boîte à images pour élargir le champ jusqu’à embrasser sur la photographie l’ensemble de l’écosystème.

 

En premier lieu, les cultures à base d’OGM engendrent une exigence supplémentaire d’artificialisation des sols, car les semences issues de l’ingénierie humaine n’ont pas les qualités des semences naturelles, elles doivent être assistées par des artefacts. En outre, réduites qu'elles sont aux fonctionnalités qui ont intéressé leurs concepteurs, elles ne rendent rien aux sols qui permette à ceux-ci de se régénérer. Or, ces sols sont déjà tellement artificialisés que, selon des chercheurs indépendants de l’industrie agrochimiques, comme Claude Bourguignon, ils sont tout simplement mourants : sans l’acharnement chimique - qui, en passant, vient renchérir le coût des cultures - ils ne produiraient plus rien. 

 

En deuxième lieu, de la même façon que le mauvais argent chasse le bon – avons-nous suffisamment payé depuis 2008 pour comprendre ce dicton ? – la mauvaise graine chasse la bonne. Elle accélère d’abord l’appauvrissement de la diversité, déjà bien entamé par l’agriculture intensive et la sélection des semences. Or, comme l’a montré le professeur Robert Ulanowicz*, la diminution de leur diversité interne fragilise les écosystèmes : qu’un prédateur insensible aux défenses ajoutées à l’OGM entre dans le jeu et, du jour au lendemain, ce peut être l’hécatombe.

 

En troisième lieu,  du fait d’une inévitable dispersion par les vents et les oiseaux, des liaisons dangereuses de cette graine avec la flore et la faune alentour sont possibles.  Par exemple, ces OGM que l’on a programmés pour survivre aux herbicides – suivez le raisonnement : on vend des herbicides pour nettoyer le terrain, puis on conçoit des variétés résistantes aux pesticides pour le réensemencer  – ces OGM  peuvent déclencher le développement de souches si résistantes qu’à moins de tomber dans une surenchère aux herbicides qui porteront le dernier coup à la biodiversité, elles nous déborderont. Mais ces OGM peuvent aussi, directement ou indirectement, interagir en cascade et avoir une influence jusque sur la faune, entraînant la disparition ou la multiplication à outrance d’éléments de celle-ci. Je ne suis pas en train de délirer, de tels phénomènes ont déjà été relevés.

 

Tout cela nous ramène à une constatation : en introduisant des OGM de façon de moins en moins mesurée dans des écosystèmes avec lesquels, jusque là, nos interactions étaient limitées et étalées sur des siècles, nous n’avons qu’une idée très ténue – certains d’ailleurs n’en ayant cure - de ce qui peut survenir. Et c’est là, après le manque de profondeur et de largeur de champ, la troisième faiblesse de l’intelligence ordinaire : la sous-estimation de la complexité des systèmes  dans lesquels nous intervenons. Le comburant de tout cela, malheureusement, est bien connu. Quand sommes-nous le plus indulgents et le moins rigoureux à l’égard des choses que nous promouvons ? Quand nous avons l’idée – que nous soyons riches ou pauvres - qu’elles nous enrichiront et qu’elles accroîtront notre pouvoir.  

 

* Cf. Transitions 2 : http://co-evolutionproject.org/index.php/2011/01/le-numer...

 

 

24/12/2011

Méditation sur le sens de Noël

 

 

Que l’on croie en la divinité de Jésus – quel que soit le sens que l’on donne à ce mot – ou que l’on croie que ce sont les hommes qui ont fait de Lui un Dieu, reste que, dans un cas comme dans l’autre, les valeurs qu’à travers Lui ont promu et promeuvent des millions d'êtres humains sont la modestie, l’amour et la paix.  Alors, comment se fait-il que le monde, aujourd’hui, deux mille ans plus tard, soit ce qu’il est ?

 

Gandhi, pour qui le Christ resterait en croix jusqu’à la fin du monde en la personne des pauvres et des persécutés, disait que nous devons être le changement que nous voulons voir dans le monde. Et c’est là que se trouve la leçon la plus difficile du christianisme des origines : ne pas répondre à la colère par la colère, ne pas répondre à la violence par la violence. « Si on te frappe sur une joue, tends l’autre ! » Cette injonction ne nous scandalise-t-elle pas ? De tous les préceptes évangéliques, n’est-il pas celui que nous tenons le plus sous le boisseau ? Surtout qu'entre-temps, nous avons édifié et rationalisé rien de moins qu'une société de compétition et légitimé une économie de l'hyperconcurrence.

 

N’ayons garde de croire que le problème de la violence se posait en termes différents d’aujourd’hui dans ce monde de l’Empire romain du temps de Jésus.  Ce n’était pas plus facile à prêcher alors que de nos jours. La violence était peut-être même plus quotidienne, plus banale, plus arbitraire, plus acceptable que dans nos sociétés bien rangées. Ce prêche pour la non-violence n’était pas moins contre-nature qu’aujourd’hui. Mais, de l'Evangile, c’est ce que nous avons évacué le plus rapidement, au point que le goupillon et l’épée n’ont pas fait trop mauvais ménage - et on pourrait leur adjoindre pour comparse l’esprit de lucre. L’esprit de lucre, le greed comme on dit aux Etats-Unis, qui est source d’une violence qui ne se reconnaît pas comme telle. Une violence propre comme une salle d’opération - d'ailleurs, n'a-t-on pas le front de parler aussi de "guerre propre" ? - qui s’abrite derrière les lois de l’économie, de la compétition, de la concurrence. Pour autant, quand on regarde de plus près ce qui pour nous fait scandale – les cris, la fureur, les coups, le sang qui coule, la mort qui frappe par la main des hommes – on peut souvent remonter jusqu’à cette violence masquée. Comme le montre par exemple Ziegler dans La haine de l’Occident, les extrémismes et leur violence sale ne sont qu'une réaction à la violence en col blanc.  

 

Mais l’enfer est aussi pavé de bonnes intentions. Les émois les plus vertueux n’ont souvent d’autre conséquence, même si ce n’était pas dans leur intention, que d’attiser la haine. Haïr le violent, c’est la violence de celui qui se croit pacifique. Mais il y a pire que la maladresse ou le fourvoiement. Il y a la récupération. Par exemple, quand certains montent en épingle quelque acte aussi blâmable qu’isolé – disons : de radicalisme islamiste – et qu’ils brandissent le grand croque-mitaine en appelant à la croisade au nom d’une « France chrétienne », je ne vois là rien de chrétien. Je ne vois que le désir d’avoir un  ennemi pour pouvoir en découdre. Parfois, même, je n’y vois que le bonheur de haïr.  Or, c’est de ce désir de violence et de ce bonheur-là que Jésus a tenté de nous détourner. Je ne suis pas en train de dire qu’un Etat doit laisser faire n’importe quoi. Je ne suis pas en train de dire que nous devons accepter n’importe quoi. Ce que je dis, c’est qu’il faut dépouiller nos décisions, nos actes, et, pour le dire, nos âmes, de la colère et de la haine.  C’est le sens du fameux « Qui a tué par l’épée périra par l’épée » : d’évidence on ne peut le prendre au pied de la lettre, les leçons de l’expérience lui enlèveraient toute crédibilité. Ce qui périt, en l’occurrence, c’est l’âme de celui qui laisse entrer la violence en lui.

 

Dans notre pays, depuis quelques années, on parle beaucoup d’identité. Mais je crois qu’on se leure quant aux causes d’un éventuel problème identitaire. Ce que j’affirme, c’est que, si l’identité de l’autre menace la mienne, le problème est de mon côté, pas du sien. Sinon, c’est comme si vous me disiez que vous êtes malade parce que l’autre se porte bien ou muet parce qu’il est doté de la parole et qu'il faut lui donner ces maux pour que vous alliez mieux. Non, je ne me sens pas menacé dans mon identité de français, chrétien, libre-penseur - descendant de ventre-à-choux et de cathares comme il me plaît de le dire - par la présence de quelqu’un qui a ses origines ailleurs, qui n’a pas ma couleur de peau, ma langue et mes croyances. Cela, du moment bien sûr qu’il ne cherche pas à me convertir – et, jusqu’à présent, à part la distribution de prospectus par l‘Eglise de Scientologie à la sortie du métro Malesherbes, personne ne l’a tenté. Et encore, si on voulait me convertir, je ne me sentirais pas menacé dans mon identité, mais dans ma liberté, ce qui est profondément différent. Pareillement, à la différence de quelques personnes que je connais, pour me sentir bien dans mon identité je ne me sens pas contraint de faire adopter mes croyances et ma façon de vivre par ceux qui ne les partagent pas .

 

Mon identité, je peux l’assumer, l’honorer, la porter, la nourrir de manière pacifique.  D’ailleurs, ce caractère pacifique, je veux qu’il en fasse partie. Je peux aussi la relativiser en me disant qu’après tout, être blanc et occidental, ce n’est pas intrinsèquement le destin qui soit seul désirable. Si la réincarnation existe, il y a à découvrir de la sagesse et de la beauté dans toutes les vies que l’on peut observer sur cette Terre. Naître avec pour langue maternelle – au lieu de devoir les apprendre - le chinois, l’arabe, l’hindi, le tibétain, l'ashaninka, etc. c’est la possibilité d’accéder à des visions du monde, à des poésies et à des expériences qui ont autant d’intérêt que ma présente incarnation française. Et si je regarde cela d’un point de vue religieux, me revient en mémoire cette phrase du Père Ceyrac (sj) lors d’une conférence qu’il donnait au Centre de Sèvres : « Toutes les religions sont un chemin vers le mystère de Dieu ».

 

Méfions-nous de ceux qui veulent nous désigner un objet de détestation, mais allons jusqu’à nous méfier aussi de les haïr. Le diable est habile. Si Dieu sait utiliser nos péchés – « etiam peccata » – le Malin sait exploiter les vertus insuffisamment purifiées. C’est le sens que je donnerais à ce Noël, dans cette France de 2011 qui me semble quelque peu perdue et en recherche dangereuse de boucs émissaires plutôt que de projets. Retroussons-nous les manches, mes amis. Non pour nous battre, mais pour construire. Nous avons un sacré chantier devant nous et la violence est de l’énergie qu’on lui enlève. Pour reprendre le mot de Gandhi, soyons l'avenir que nous souhaitons, le monde que nous voulons.

Je vous souhaite un Noël de paix intérieure et extérieure.