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02/07/2012

Y a comme un défaut

 

 

 

Ceux de ma génération se souviendront peut-être de ce sketch de l’humoriste Fernand Reynaud dont je vous donne en post-scriptum la vidéo. Fernand est une sorte d’anti-héros dont les mésaventures font rire le public tout en dégageant de temps en temps une morale cinglante. Dans le sketch du boulanger, il met par exemple en scène les propos vachards au possible des habitants d’un village sur les étrangers, nos plus proches voisins compris. Un jour, le village se retrouve sans pain. La boulangerie, qu’aucun enfant du pays n’avait reprise, a fermé: on apprend alors que le boulanger était un «Rital».

 

Dans «Y a comme un défaut», Fernand revient chez le tailleur après que ses copains lui aient fait remarquer que, ma foi, ben oui, tout bien considéré, sa veste est mal coupée. On sent que le client est loin d’être à l’aise face au professionnel. C’est quasiment le gueux qui se présente devant son seigneur:

 

- Bonjour Monsieur, excusez-moi de vous demander pardon...

 

Pour exprimer la raison de sa présence, il s’empatouille dans les justifications, invoque les remarques de ses copains - qu’on imagine de bistrot. Il se cache derrière eux, n’exprime pas sa propre opinion, et, incapable d’affirmer simplement que le vêtement a été mal coupé, il essaye de suggérer que, peut-être, «il a comme un défaut». Or, manifestement, la veste est défectueuse, elle remonte d’un côté et pend de l’autre. Pour autant, il est trop impressionné par le professionnel pour lui dire la chose sans détour. Ce n’est pas: «La veste a un défaut», c’est: «y a comme un défaut». Bref, entre les lignes, il dit lui-même que cela pourrait ne pas en être un.

 

On comprend mieux sa timidité quand on entend la voix et le ton de son interlocuteur - c’est Raynaud qui campe les deux rôles. Je cite de mémoire. La voix du tailleur est avantageuse, pleine de lui-même, sans réplique:

 

- Ah! Vous pouvez dire que, vous, je vous ai fait un beau costume!

 

Puis de lui vanter, sur le même ton, le tissu au nom fantaisiste, ainsi que la doublure de la veste, elle aussi gratifiée d’une appellation aussi pompeuse qu’un plat concocté par un Ragueneau de deuxième classe. 

 

- Vous avez quelque chose à reprocher à cette doublure ? lui demande-t-il finalement, sur le ton d’un hidalgo provoqué par un manant.

 

Fernand n’a pas incriminé la doublure, c’est une manipulation pour déstabiliser l’importun que l’on voit déjà si chancelant. Cependant, en tant que petit-fils de tailleur, cette allusion à la doublure me parle: je peux vous dire que, justement, c’est souvent celle-ci, quand elle est mal ajustée, qui est cause du mauvais tombé d’une veste. Notre professionnel des ciseaux et de l’aiguille se montre, en plus, cynique.

 

- Non, non, non! s’effraye aussitôt le malheureux Fernand, battant déjà en retraite et encore plus mal à l’aise. 

 

Rassemblant toutefois le peu de courage que l’autre n’a pas balayé, il s’efforce à un dernier assaut:

 

- Pourtant, les copains me disent... Il y a quand même... comme un défaut...

 

- Un défaut ? A cette veste ?» entonne l’autre. Mais, Monsieur, c’est vous qui vous tenez mal! Venez donc...

 

Et le tailleur de tirer ici et là:

 

- Remontez la hanche droite, là, un peu plus. Descendez l’épaule gauche, là! Maintenant, regardez vous dans la glace et dites-moi qu’elle ne tombe pas bien cette veste!

 

La veste tombe droit, effectivement, mais parce que Fernand se tient tout tordu, dans une pose contrefaite:

 

- Oui, en effet... 

 

Une pause, et:

 

- Eh! bien, merci Monsieur...

 

Il s’apprête à sortir. Au moment de franchir la porte, il se ravise:

 

- Je pense à une chose... Les gens, dans la rue, quand ils vont me voir... Ils vont se dire: «Celui-là, on peut dire qu’il a trouvé un bon tailleur. Réussir un si beau costume sur un gars aussi mal foutu!» 

 

Eclat de rire final du public.

 

Je trouve que ce vieux sketch des années 60 reprend aujourd’hui des couleurs. Il est devenu une parabole du monde dans lequel nous vivons. Voyez-vous ce que je veux dire ? Dans ce monde à la dérive qui accumule les défauts de tous ordres - écologiques, économiques, financiers, monétaires, sociaux... - l’humain se sent mal pour ne pas dire qu’il étouffe. Dans sa craintive tentative de faire reconnaître les défauts de sa veste au tailleur qui la lui a coupée, Fernand semble parler de nos timides frémissements pour faire entendre à nos experts ès-sciences économiques et financières que, vraiment, ça ne va plus, que ce n’est plus supportable, qu’on est quand même autorisé nous aussi à supposer qu’il y a «comme un défaut». "D’ailleurs, Monsieur l’expert, on n’est pas les seuls à le dire. On a des copains, au bistrot du coin, qui disent la même chose. Un exemple: tant de richesses produites, si peu d’emplois créés et tant d’austérité nécessaire: est-ce normal ?"


Au bistrot du coin, il y avait par exemple Bernard Lietaer que j’avais invité à un de mes séminaires. C’était en novembre 2008 et il expliquait que la crise serait longue et profonde. Au même moment, sur toutes les longueurs d’onde, les divas de l’économie affirmaient doctement que, dans deux ou trois mois, tout serait rentré dans l’ordre et qu’on n’y penserait plus. J’avais l’impression d’être Grosjean qui veut en remontrer à son curé ou Fernand devant son tailleur. Mais, grâce aux lumineuses analyses de Bernard, ma conviction était faite: il y avait bien un défaut dans le costume qu’on nous avait taillé et les dénégations du tailleur ne le ferait pas disparaître. 

 

Vous avez vu où on en est aujourd’hui, moins de quatre ans après ? Ou bien vous avez déjà oublié l’Islande, la Grèce, l’Espagne, le Portugal et cela vous dispense d’imaginer la suite de la liste ? Pour autant, les tailleurs de ce monde, les financiers et les économistes à l’école de Chicago ainsi que leurs épigones multiples à la tête des multinationales et des administrations transnationales regardent avec mépris ces gueux qui osent se plaindre et mettre en doute leurs modèles. «Qu’avez-vous à lui reprocher à cette doublure!» nous apostrophent-ils. «Tout ce qui arrive est de votre faute!» Et entre eux de pérorer: «Vous vous rendez compte de l’impudence de ces vilains! Il y en a même qui osent s’indigner! Je rêve! Ils ne comprendront donc jamais rien ? Mais voyons, pauvres péquenauds, ce n’est pas le costume que nous vous avons taillé sur mesure qui est en cause! S’il y a un défaut, c’est celui de votre humanité stupide qui ne sait pas le mettre en valeur, si difformes vous êtes que rien ne peut vous habiller correctement. S’il marche mal, ce monde que nous avons conçu, c’est que vous êtes définitivement des êtres disgracieux!»

 

Refusons de nous contrefaire pour embellir les oripeaux qu'on nous fabrique. Ne nous laissons pas intimider par les tailleurs. Cependant, méfions-nous qu'après la veste mal coupée, ils ne tentent de nous enfiler la camisole de force.

 

http://www.ina.fr/video/I06268518/fernand-raynaud-y-a-comme-un-defaut.fr.html

Commentaires

Brillante métaphore, parfaite au petit déjeuner... avec deux croissants :-)
http://www.ina.fr/video/I05133720/fernand-raynaud-les-croissants.fr.html

Écrit par : Pierre C. | 03/07/2012

;-)

Écrit par : Thierry | 03/07/2012

J'entendais ce matin à la radio que nos tailleurs ont repris leurs ciseaux. Les mêmes qui n'ont pas vu venir la "crise" réclament à grands cris "la réforme". Quelle réforme ? Mais l'ultra-libéralisation de l'économie française bien sûr! Difformez-vous et vous verrez que le costume tombera mieux!

Écrit par : Le Jo | 06/07/2012

Les commentaires sont fermés.