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07/07/2012

Le travail, et après ?

 

 

On nous annonce 60000 licenciements à venir sur le territoire français. La raison, sans fard ? Qu’il s’agisse de transporter des personnes, de fabriquer des soutien-gorge, de construire des voitures ou d’élever des poulets, l’humain coûte trop cher en tant que travailleur et n’a pas assez d’argent à dépenser en tant que consommateur. Vous pourrez analyser les faits sous n’importe quel angle, la vérité se ramène à cela. J’espère que vous appréciez toute la profondeur du paradoxe. Quand un système culmine à ce niveau de contradiction, il est temps d’en imaginer un autre. 

 

Nous avons connu une brève période, un cercle vertueux pourrait-on dire, où le plein emploi joint à l’espérance de revenus croissants ont produit un amalgame. Cet amalgame a engendré une illusion sur laquelle nous vivons encore aujourd’hui. Le travail salarié est devenu le vecteur de l’intégration sociale de masse et, en même temps, il dispensait le revenu. Se nourrir et être membre de la société puisait donc à une source commune: le travail - une certaine forme de travail. Et du travail, dans les années 60, il y en avait. C’est cet amalgame qui, depuis une quarantaine d’année, se défait sous nos yeux, sous l’effet d’une succession de trahisons au modèle initial, mais sans pour autant nous enlever l’illusion qui continue à nous faire courir, que certains appellent la croissance.

 

L’amalgame a commencé à se défaire, dans les faits, avec le développement du crédit à la consommation: la machine économique s’est mise à fonctionner non seulement sur les revenus qu’elle reversait et que les gens dépensaient, mais aussi sur les revenus futurs qu'on a voulu leur faire dépenser par avance. Ce fut la première des trahisons au cercle vertueux qui s’esquissait. Car, si la machine économique avait besoin de ces revenus futurs, c’est qu’on avait fait le choix, pour maintenir ou développer le pouvoir d’achat des consommateurs, de s’appuyer sur le crédit plutôt que sur l’accroissement de rémunération que les entreprises auraient pu accorder. L’extrême de cette logique a été atteint avec les subprimes: on a prêté à des familles impécunieuses, à l’emploi précaire de surcroît, afin qu’elles achètent leur maison. Vous connaissez la suite. Ce stratagème n’est pas nouveau: il fut à la base de l’esclavagisme des latifundia d’Amérique latine où, quel que fût le travail fourni, l’ouvrier devait emprunter sans cesse à son patron pour nourrir et soigner sa famille, mourait endetté et transmettait ses dettes à ses descendants. 

 

Ne serait-ce pas un peu la même histoire s’agissant de ces Etats que les agences de notation font maintenant passer, les uns après les autres, sous leurs fourches caudines ? Ils ont inconsidérément emprunté - dit-on - pour maintenir le train de vie de leur peuple. Vous entendez la morale derrière la formulation. Comme si les prêteurs n’avaient pas profité de cette pratique que leur vertu faussement indignée fustige maintenant! Mais pourquoi ces Etats, globalement, ont-ils eu besoin d’emprunter ? Parce qu’ils étaient trop dispendieux ? Ou parce que les grandes compagnies, qui refusent de leur payer l’impôt tout en leur laissant le poids des problèmes sociaux, voyaient d’un bon oeil cet endettement qui leur assurait le maintien de marchés solvables ? Et les Etats, ces malheureux Etats que l’on voue maintenant aux gémonies, ne le faisaient-ils pas dans l’espoir de ralentir la dégradation de l’emploi en maintenant la consommation ? Que de trahisons! Cherchez donc à qui le crime profite!

 

Mais, revenons aux fondamentaux, comme dirait l’autre. De quoi l’humain a-t-il besoin ? A-t-il besoin d’un travail ? Oui, mais pas pour les raisons ou nécessairement sous la forme qui nous viennent immédiatement à l’esprit. Pour que l’humain s’épanouisse au mieux dans une société qui fonctionne à peu près bien, il a besoin d’exercer des activités qui le font reconnaître par cette dernière. Et, afin de pourvoir à ses besoins dans le système économique que nous avons bâti au cours de ces dernières générations - c’est-à-dire un système qui marchandise et monétarise tout - il a besoin d’argent. Ce sont deux ordres distincts de besoin, le deuxième étant contingent d’une forme particulière d’organisation économique. Or, des formes d’organisation économique, il peut y en avoir d’autres. J’entends encore mon ami Alastair McIntosh me parler de la vie sur l’île de Lewis jusque vers la moitié du siècle dernier. Pas de moyens de conservation tels que réfrigérateurs ou congélateurs et un usage très restreint de l’argent qui est quasiment absent des échanges insulaires. Si vous étiez pêcheur, vous distribuiez votre prise avant qu’elle ne s’avarie, la fermière en faisait autant avec ses oeufs, le cultivateur avec ses légumes. Si un jeune couple avait besoin de construire son foyer ou quelqu’un de refaire son toit, tout le monde s’y mettait. Chacun se devait d’être utile aux autres mais personne ne tenait un livre de comptes - ce n’était même pas du troc, vous l’avez compris - et le gaspillage était nul. Et il n’y avait pas de «fabrique» aux horaires militaires où passer ses journées en échange d’une paie qui permît d’acheter aux voisins volailles, légumes ou fruits. Même le médecin était principalement rémunéré en vivres. Je ne suis pas en train de vous vendre ce modèle, je veux juste insister sur le fait que d’autres formes économiques sont possibles et viables, y compris celles que l’Histoire n’a pas encore explorées et que nous pourrions inventer. 

 

Une société, c’est d’abord une solidarité de destin et de dessein. Une société qui fonctionnerait vraiment serait d’abord plus inclusive que la nôtre qui laisse des populations de plus en plus nombreuses dans le caniveau. Ce n’est pas forcément en regardant vers le passé qu’on la construira, mais le passé est une source d'expériences déjà vécues et, à ce titre, peut être revisité avec des yeux neufs. On ne la construira pas non plus si l’on veut, par exemple, conserver les emplois d’aujourd’hui tels qu’ils sont répartis entre les divers secteurs de production. Certains de ces emplois résultent des dérives de notre façon de vivre et de gérer les biens communs. Par exemple, moins d’exclusion, de chômage, de pauvreté et d’humiliations engendrerait à terme moins de délinquance. Du coup, nous aurions besoin de moins de systèmes de surveillance, de vigiles et de policiers, d’assurances contre le vol et les déprédations, etc. Alors, vaut-il mieux conserver la délinquance ? Les domaines sont nombreux où une société plus saine, humainement, socialement et écologiquement parlant, réduirait les emplois dans certains secteurs. Faut-il lui préférer notre société malade ?

 

Je vais plus loin. Si une nouvelle forme économique émergeait, qui génère des activités utiles, équitablement rémunérées d’une manière ou d’une autre et où chaque citoyen trouve son compte, nos coûts de revient micro-économiques augmenteraient peut-être, mais notre société dans son ensemble en serait-elle plus pauvre ? Je pousse le bouchon plus loin encore, et tant pis si je soulève des cris d’orfraie: si, au sortir de cette métamorphose, nous retrouvions un niveau de vie et de confort équivalent en moyenne à celui des années 60 ou 70, mais que chacun ait sa place et son utilité au sein de notre communauté nationale et qu’en outre notre empreinte écologique redevienne soutenable, serait-ce, pour vous, un échec ou une réussite ?  

 

 

Commentaires

Merci Thierry pour cet article qui assemble de façon très pertinente des dimensions que l'on ne fait pas assez dialoguer pour comprendre ce qui nous arrive : place du travail et valeur/fonction qu'on lui accorde, modalités de nos échanges et autre modèle économique possible et intégration de la soutenabilité comme bien commun et socle de notre vie future.
fraternellement,

Écrit par : olivier | 08/07/2012

Sans imaginer naïvement et de manière utopique une société sans monnaie (et donc sans échange économique), la vraie question qui interroge et dérange est en effet de savoir si le progrès scientifique et technologique (avec ce qu'il procure de salvateur tel qu'en matière de santé humaine) est une source de progrès pour l'homme, et donc de croissance pour la société?
Lorsque Pathé propose aux frères Lumière d 'imaginer des projections de fictions, ceci est-il le fruit d'une recherche scientifique, marketing, et donc économique?

Écrit par : Stéphane | 10/07/2012

Je crois que l'homme est heureux de créer, de rebondir d'une idée sur l'autre, d'imaginer une graine qui ensemencera de fleurs tout un jardin. Accessoirement, certains pensent au fric que cela leur rapportera. Mais, la source, il me semble, c'est la jubilation d'ajouter quelque chose au monde. Après, quelque belle soit la fleur, si elle prend la place de toutes les autres espèces, elle devient nuisible. Pour les monnaies, c'est pareil et, Stéphane, ce n'est pas le choix entre une monnaie ou pas de monnaie, c'est le choix entre une seule monnaie ou un système qui articule deux ou plusieurs monnaies suivant les besoins de régulation de l'économie. Cf. Derruder dans Commencements 3.

Écrit par : Le Jo | 10/07/2012

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