UA-110886234-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

30/07/2012

Le courage cartésien

 

 

La représentation que nous nous faisons du monde n’est pas qu’une description, elle est également - et bien plus encore - une création. Nos sens limités ne nous permettent pas de tout percevoir et, si cette faculté nous était donnée, encore faudrait-il que notre cerveau ait la capacité de traiter cette infinité d’information. Nous faisons donc des choix dans ce qui vient à nos sens et ces choix sont faits en fonction de ce qu’il faut bien appeler nos croyances. Il n’y a pas de croyances que religieuses, loin s’en faut. Voir le monde comme darwinien, comme une arène impitoyable ou chaque être vivant se dresse contre les autres pour survivre, est, dans l’absolu, une croyance. Or, quand nous avons une croyance, nous repérons tous les signes qui la vérifient. Non que nous soyons de mauvaise foi ou stupides, mais parce que c’est ce dont notre logiciel cérébral nous rend l’observation la plus facile. Si nous croyons que le marché, dans une sorte d’équilibre hydrostatique, amène les biens et les allocations de ressources où ils sont requis plus sûrement que n’importe quelle organisation étatique, nous serons sincèrement convaincus que ce sont les barrières à la fluidité qui empêchent l’avènement de la richesse pour tous. Nous serons incapables de voir les démentis que la réalité nous inflige et, à vouloir la faire entrer à tout prix dans notre vision, nous deviendrons inhumains.  

 

Pour comprendre le monde, nous élaborons des théories, avec l’espoir qu’elles nous donneront les moyens d’agir sur lui. Hier, elles se devaient d’être conformes du point de vue de la religion. Aujourd’hui, elles se légitiment par la référence scientifique. Mais la science, comme l’a montré Arthur Koestler, n’est qu’une succession de tâtonnements dans une nuit trouée de brèves illuminations. Lorsque Einstein commence à réfléchir à la relativité, l’opinion dominante chez les physiciens est que l’univers ne recèle plus beaucoup de secrets. L’essentiel a été découvert. Pourtant, curieux d’une anomalie tenue pour marginale, Einstein, petit employé au Bureau des brevets de Genève, balaiera cette belle certitude. Puis, dans le même domaine, la physique quantique fera son irruption et ce sera une nouvelle révolution. Mais, bien que l’histoire des sciences abonde de ces démentis successifs infligés inéluctablement aux théories les plus respectées, le fanatisme des certitudes continue à mener le monde.

 

Au cours de ces dernières années, il a été de bon ton de critiquer notre Descartes. Au vrai, ce que l’on a critiqué, c’est un Descartes que l’on s’est fabriqué pour les besoins de la cause, l’image qu’on s’est faite de lui, d’autant plus réductrice que l’on en a choisi les traits. Mais - et cela rejoint notre propos - quelle image, de toute façon, ne serait pas réductrice ? Descartes, quoi qu’on lui reproche, est l’initiateur du doute systématique. Dites-moi qui, aujourd’hui, dans ce monde, dans quelque domaine que ce soit, y compris scientifique, pratique ce doute ? Dites-moi, car il y en a quelques-uns, comment ils sont traités ? Au sein même des instances qui se veulent scientifiques, la dérision, les persécutions, les atteintes à la crédibilité sont tactiques communes à l’encontre de ceux qui secouent les certitudes. Je vous conseille, en particulier, d’aller voir du côté de l’économie, de la médecine et de la climatologie, vous serez édifiés. Je ne reviendrai pas sur la thèse néolibérale qui a vraiment tous les attributs d’une religion intégriste (et il n’est pas étonnant que, comme un choc en retour, d’autres extrémismes au même moment émergent). Je ne reviendrai pas davantage sur la question du réchauffement climatique. Je vous inviterai plutôt à juger de l’intolérance des milieux médicaux à la critique des vaccinations, pourtant maintenant bien documentée, ou aux médecines «autres». Les réussites de celles-ci et les dommages de celles-là ne pèsent d’aucun poids dans les convictions de ceux qui s’auto-proclament pourfendeurs de l’obscurantisme. L’obscurantisme, évidemment, c’est tout ce qui pense différemment.

 

Il n’y a guère de plus triste chose, et de plus perverse, que les vérités qui deviennent folles. Il y a sans doute un fond de véracité dans toutes les théories que les hommes ont élaborées pour comprendre les ressorts du monde et de la vie. Elles sont comme les tâtonnements de ces aveugles que nous décrit le conte indien: l’un, qui a saisi la queue d’un éléphant, pense que c’est une corde; un autre, qui suit de ses mains la jambe de l’animal, imagine un tronc d’arbre; etc. Que chacun admette qu’il n’a qu’une perception limitée d’une réalité qui le dépasse largement; qu’il accepte de ce fait qu’il subsiste une énorme part de mystère au delà de toutes ses représentations, telle serait la posture cartésienne. Mais nous sommes affamés de certitudes et de l’illusion de maîtrise qu’elles donnent. Nous voulons que ce que nous extrayons de la réalité rende compte de tout et que toute solution, au surplus, soit définitive. Alors, de la découverte de Pasteur, on verse dans la débauche actuelle des vaccinations et on en dissimule les statistiques honteuses. De la trouvaille géniale de Flemming, qui sauve d’innombrables vies, on a sombré dans le délire antibiotique qui affaiblit nos défenses tout en suscitant des bactéries de plus en plus coriaces. De l’invention du moteur, qui allège les tâches physiques, on se livre à l’envahissement des véhicules individuels qui diffusent leur pollution et, qu’ils circulent ou soient à l’arrêt, accaparent l’espace et le façonnent à leurs besoins. Je vous laisse continuer la liste.

 

Vous remarquerez aussi comment certaines théories peuvent s'étayer mutuellement en se donnant ainsi un air supplémentaire de vérité qui n’est, en fait, qu’un produit tautologique. Comme le disait je ne sais plus qui, si vous n’avez pour outil qu’un marteau, tous les problèmes ressembleront à des clous à enfoncer. Par exemple, la vision pseudo-darwinienne du monde justifie le néolibéralisme, la compétition généralisée érigée en souverain bien. Mais, en même temps, si vous y regardez de plus près, nous avons développé une médecine en résonance avec cette vision, une médecine de la guerre aux maladies vues comme des envahisseurs et non, à l’instar d’autres traditions, comme l’expression d’un déséquilibre fondamental. On peut parler en l’occurrence d’un paradigme commun à l’économie et à la médecine.

 

Évidemment, il nous est singulièrement difficile de remettre en question nos théories et nos croyances quand elles sont parties prenantes d’une organisation de la société qui nous procure pouvoir, richesse, renommée et sécurité. Cependant, il viendra toujours un moment où elles apparaîtront pour ce qu’elles sont devenues: un obstacle sur la route d’une compréhension plus pertinente, un empêchement arbitraire à l’expérimentation de solutions meilleures, voire tout simplement une entrave à la liberté, à la justice et au bonheur. Alors, la courbure bizarre de la lumière au voisinage du soleil, les famines récurrentes ou les dégâts du business as usual deviennent pour certains esprits un sujet prioritaire de questionnement. Un jour, un trublion se risque à provoquer les monstres. Alors, en douceur ou dans la violence, les choses devront bouger. 

 

Il semble que, dans notre monde, il soit particulièrement mal vu de douter. C’est que le doute est liberté qui menace les pouvoirs et les rentes de situation. C’est à nous, à vous, à moi, qu’il revient de porter le doute. Comme une lumière. Personne ne le fera à notre place. C’est donc à nous qu’il revient d’avoir le courage de se mesurer aux monstres.  

28/07/2012

2063 (2)

 

 

Chers amis, à la suite d’une deuxième tentative de connexion trans-temporelle, nous sommes de nouveau en relation avec l’année 2063. Mais il semble que ce ne soit pas M. Mons-Glax-Anto qui ait cette fois capté notre appel...

 

Non, en effet, je ne m’appelle pas Mons-Glax-Anto. D’ailleurs je ne connais personne qui porte ce nom. Mais vous êtes bien en 2063. Mon nom est Robert Mongette et vous êtes les bienvenus, vous qui appelez - si j’ai bien compris - de 2012 ?

 

Oui, c’est bien cela. M. Mons-Glax-Anto avait commencé à nous décrire l’oeuvre que vous avez accomplie. L’avenir a pris un cours tout différent de celui que nous imaginions...

 

Encore que, à ma connaissance, dès votre époque, pas mal de rêves vont dans ce sens. La difficulté à les mettre en oeuvre provient du sentiment d’isolement des individus, qui se croient seuls à nourrir un tel rêve, et du sentiment d’impuissance qui en résulte, face notamment aux décisions des Etats et aux exactions des grandes compagnies. Mais le cynisme des uns, l’impéritie des autres finiront par réveiller la révolte et engendrer le monde dans lequel nous vivons en 2063.

 

La révolte ? Que voulez-vous dire ?

 

Oui, la révolte, le ras-le-bol, l’explosion. Les peuples peuvent se laisser abuser par les croyances qu’on leur inculque pendant des générations, mais la lucidité finit parfois par se frayer un chemin au milieu des paresses de l’esprit. La lucidité mène alors au scandale devant l’injustice, et la colère libère et canalise les énergies. C’est ce que nous avons connu. Les déclencheurs ont été différents suivant les lieux. Mais il y a eu comme un embrasement. La cinquième crise de la tortilla a mis le feu au Mexique. En France, l’accumulation des licenciements industriels et l’impossibilité, pour un Etat que ses dettes appauvrissaient, de mettre en place des amortisseurs sociaux, ont été à l’origine de la Commune de 2020. En Espagne, une grande compagnie a voulu avoir le monopole des corridas en échange d'une réduction de la créance qu’elle avait sur le pays. Son idée était d’avoir l’exclusivité mondiale et de promouvoir ce spectacle dans tous les pays. Les partisans et les adversaires de la corrida, tout en poursuivant des buts opposés, se sont retrouvés au siège de la société en question... 

 

Pardonnez-moi, mais M. Mons-Glax-Anto n’a pas du tout évoqué ces évènements. Il nous a parlé de la continuation de la croissance grâce aux multinationales qui ont pris le pas sur les Etats et complètement réorganisé l’usage du sol...

 

Votre Mons-Glax-Anto ne parle pas du même monde! Dans le nôtre, il n’y a plus guère de grandes compagnies et celles qui subsistent sont sous un contrôle citoyen rigoureux. Les bourses n’existent plus, car, quoique une bonne idée au départ, elles entretenaient le primat de l’argent fabriqué par l’argent sur les richesses issues d’une véritable production. Que vous racontait-il d’autre ce Mons-Glax-Anto ?

 

Si vous le voulez bien, je préfèrerais que vous nous décriviez le monde dans lequel vous vivez, euh... de votre point de vue... Peut-être cela nous permettra-t-il de comprendre vos versions si différentes...

 

Le monde dans lequel nous vivons est beau et propre. Il est plutôt en paix. Il y a de tout ce qui est essentiel pour tous les êtres humains. C’est un monde sans frénésie mais non sans labeur. De nombreuses familles sont revenues à la terre qui a ainsi absorbé les gens dont le monde industriel ne voulait pas. Cela a commencé avec les crises alimentaires. Quand le coût croissant des transports a mis les plus humbles légumes cultivés dans des pays lointains au prix des produits de luxe. Et quand, là dessus, la spéculation s’est attaquée à l’alimentation. Nous avons alors connu une période très violente pour tout dire. Des jardiniers ont tué au fusil des voleurs de légumes et, inversement, des bandes de pillards ont massacré des familles pour s’emparer de leurs réserves de pommes de terre. On aurait pu éviter cela, car dès les années 10, c’était prévisible. Je pourrais vous donner des listes d’ouvrages de votre époque, que vous ne prenez pas au sérieux. 

 

Je ne comprends pas... On nous a parlé d’un monde organisé par les grandes entreprises, de cités souterraines, de tours trois fois plus hautes que la tour Eiffel... On nous a parlé d’exploitation agricoles couvrant des millions d’hectares en monoculture...

 

Des cités souterraines ? Des tours? Des millions d’hectares en monoculture ? En aucun cas il ne s’agit de notre planète! Celle d’où je vous parle, la Terre, s’est complexifiée en misant sur la diversité dans tous les domaines. Elle s’est aussi démassifiée en investissant sur des systèmes locaux. Partout: au Kérala comme en Aquitaine, au fin fond du Brésil comme dans les friches industrielles d’Allemagne ou d’Amérique du Nord, dans le Yunan comme en Afrique... La mondialisation subsiste en ce qui concerne la concertation, la circulation des idées et des informations, le domaine culturel, mais pour tout ce qui est matériel et énergétique, le choix qu’ont fait les peuples - partout et comme s’ils s’étaient concertés - ç’a été les circuits courts et les petites unités de production. Avec le moins d’organisation hiérarchique possible. Un des effets a été de mettre un terme à la société d’irresponsabilité dans laquelle la distance entre les effets et les causes de vos actions vous plonge. 

 

Pourriez-vous nous donner un exemple ?

 

Quand l’énergie est produite par le village, on ne la gaspille pas. Quand une activité a des effets environnementaux directs sur le lieu où l’on vit, on y regarde à deux fois avant de la laisser se développer. Quand le bien-être de tous dépend des relations de voisinage, on les cultive. 

 

Vous-même, M. Mongette, comment vivez-vous ?

 

 Eh! bien, j’imagine que cela va encore vous surprendre. Je suis un chercheur, un physicien, et en même temps, comme tout un chacun, je contribue aux productions matérielles dont a besoin ma communauté: je cultive des fruits et des légumes, je peux aller garder un troupeau de moutons, donner la main à mes voisins quand ils ont des aménagements à faire dans leur maison... 

 

C’est très étrange...

 

Je comprends que cela vous paraisse tel. Une clé pour comprendre notre monde, c’est la distinction entre la science et la technique. Nous continuons l’effort ancestral de l’humanité pour comprendre l’univers, mais nous sélectionnons rigoureusement les techniques.

 

Pardonnez-moi, mais n’avez-vous quand même pas le sentiment que ce genre de vie est... euh... une sorte de retour en arrière ?

 

(Rire)

Je ne sais pas ce que veut dire «retour en arrière». C’est une vision typique de votre époque que cette vision binaire: avancer ou reculer. Quand vous êtes au milieu d’un monde inconnu, l’explorer consiste à aller dans toutes les directions, et pas sur un seul axe. La vie, la civilisation, l’art, c’est cela aussi: explorer. Si, en avançant, vous vous retrouvez au bord d’un abîme, continuerez-vous à avancer au motif que, sinon, vous régresseriez ? Vous arrivez, à votre époque, au bord de l’abîme, vous êtes en train d’y tomber, et c’est nous, vos héritiez, qui avons dû «faire avec». Nous avons exploré une autre façon de construire le monde, fondée sur d’autres formes d’organisation, des techniques différentes, une autre philosophie de la vie. Même si nous avons tendance à penser que notre monde est supérieur au vôtre, plus heureux, ce n’est ni un progrès ni une régression, c’est autre chose. D’ailleurs, comme je suis un spécialiste de la physique quantique, il me vient une idée à propos de votre Mons-Glax-Anto. Dans mon domaine, on dit qu’à tout moment, il y a une infinité d’univers possibles. C’est l’observateur qui tire l’un ou l’autre de cette infinité. Votre Mons-Glax-Anto comme moi-même, nous ne sommes que des expressions de ces univers latents. Nous n’existons pas à proprement parler. Nous sommes des possibles. Votre "chronotron" n’est pas une machine à entrer en contact avec le futur. C’est une machine à faire apparaître des futurs. Il vous reste à choisir celui que vous préférez amener à l'existence. Bonne chance! 

 

 

26/07/2012

2063 (1)

 

 

Cher Mons-Glax-Anto, les miracles de la technique font que, nous, habitants de 2012, pour la première fois, nous pouvons converser aujourd’hui en direct avec un habitant de 2063. Et, bien sûr, la question que nous nous posons tous ici, c'est: à quoi, en 2063, peut ressembler notre bonne vieille Terre ? 

 

Eh! bien, chers amis de 2012, la Terre ressemble tout simplement à un paradis! Vous pouvez être surpris d’entendre cela: j’ai étudié le pessimisme qui a baigné de ses eaux glauques le début de notre siècle. Mais le génie scientifique et technique de l’homme, une fois libéré des peurs et des obscurantismes, a fait mentir votre découragement.

 

Nous sommes soulagés de l’entendre, cher Mons-Glax-Anto. Mais pouvez-vous nous décrire par exemple les paysages de cette Terre ?

 

Ces paysages vous surprendraient. Le génie humain a été capable de produire le monde. Pas un centimètres carré du sol, du sous-sol ou de l’enveloppe atmosphérique qui ne soit le résultat ou qui ne porte au moins la marque de son application. Le maître-mot de tout cela, bien sûr: «l’efficacité». Alors, vous imaginez peut-être que le globe terrestre est entouré d’une gangue de béton ? Pas du tout! Nous avons géré intelligemment les ressources disponibles - à commencer par les surfaces et leurs affectations. Difficile et onéreux, en tout premier lieu, de remplacer le soleil, si nécessaire à la production du vivant, végétal, animal ou hybride. Alors, la surface de la planète est désormais quasiment tout entière dévolue à la Production et à la Circulation des marchandises.. C’est un manteau végétal qui habille le Globe, parcouru de larges veines où circulent ses produits! L’occupation du sol par l’habitat a été réduite à 10 % de ce qu’elle est de votre temps et on s’est rendu compte très vite que, lorsqu’il n’y a pas d’habitat et d’habitants, il n’y a presque plus de problèmes d’environnement.

 

Une telle évolution est inimaginable...

 

Nous nous sommes retrouvés assaillis des défis que vous nous laisserez: nourrir une humanité proliférante, traiter la pollution, soigner des malades de plus en plus nombreux... Mais, le plus grand de tous ces défis, celui que nous avons eu à coeur de relever par dessus tous les autres, était de ne pas tarir la source du bonheur. Celle-ci n’est autre que la consommation! Or, à votre époque, des prêcheurs d’austérité vous disent que, pour que tout aille mieux, il vous faut vous priver. Et quasiment de tout! Des produits de l’industrie, qui pollue l’air, la terre et l’eau. De la voiture individuelle, cause de multiples accidents et dont les espaces de circulation, au surplus, se développent au détriment des surfaces cultivables. De lumière et de chauffage, parce que le pétrole se raréfie et que le nucléaire est dangereux... Ces illuminés veulent vous faire revenir - et nous avec - à l’époque de la bougie ou de la pierre taillée...

 

Nous les avons sous les yeux, ces fumistes! Mais, si la Terre donne la place principale aux végétaux et animaux de consommation, où logent nos descendants?

 

Il y a deux sortes d’habitat en fonction des moyens dont vous disposez: ce que nous appelons l’occupation résiduelle de surface correspond aux bases de tours qui s’élèvent à plus d'un kilomètre de hauteur, et, sous la surface, vous avez un niveau - 1 où vivent et se déplacent ceux qui ont moins de moyens. Cette deuxième zone d’habitat est comme une sphère concentrique à l’intérieur de la Terre ou comme une poupée russe à l’intérieur d’une poupée russe plus grande. Mais, rassurez-vous, avec des baies et des routes d’où l’on peut voir et sentir, grâce aux technologies sensorielles, la campagne la plus pure. Même l’air est parfumé en fonction des saisons et des goûts. Ah! j’oubliais: ceux que l’on appelle les GG - les Grands Gestionnaires - ont le devoir d’habiter à la surface de la planète, dans des haciendas au milieu des cultures, puisqu’ils ont la responsabilité de la Production. Mais ils sont très peu nombreux, à peine un pour dix-millions d’humains.

 

Que mange-t-on en 2063 ?

 

Les mêmes choses que vous, mais bien meilleures. A partir de quelques souches d’OGM cultivées sur des millions d’hectares d’un seul tenant - le principe d’efficacité - et grâce aux couveuses à tissus vivants, nous sommes capables de reproduire, par combinaisons moléculaires, n’importe quelles saveurs et textures. Plus besoin de s’encombrer d’oies et de canards pour avoir du foie gras: nous élevons directement les foies, sans le canard, comme vous le faites des courgettes! Plus besoin de protéger des terroirs aux compositions complexes et aux climats trompeurs - plus besoin de procédés d'élevage coûteux - pour déguster un château-margaut! Bien sûr, nous avons notre Arche de Noé et nous avons conservé en surface un peu de ces activités et de ces espèces végétales et animales de jadis. C’est par souci historique et pour permettre à nos GG d’avoir les références dont ils ont besoin pour produire l’alimentation de l’humanité. Comment pourriez-vous produire un authentique château-margaut de synthèse si vous n’avez pas le vrai sous la main ?

 

Avez-vous réussi à faire en sorte que tout le monde mange à sa faim ?

 

Bien sûr! A titre d’exemple, presque tous les enfants de la Terre peuvent enfin mettre un paquet de Kollegs sur la table du petit-déjeuner familial et emporter un mac-Ximal dans leur sac pour déjeuner à l’école! Et, du pôle Nord au pôle Sud en passant par les Tropiques et l’Equateur, ce sont exactement les mêmes produits partout: pas d’inégalités dans notre monde!

 

Etes-vous aussi venus à bout des maladies qui nous hantent aujourd’hui, en 2012 ?

 

Plus personnes ne meurt des maladies que vous évoquez. En revanche, il en est apparu de nouvelles. C’est la dure loi de la vie dans ce monde si bien décrit par Darwin. Les maladies sont des êtres vivants en concurrence avec nous et, elles comme nous, nous sommes des espèces qui évoluent pour s’adapter à l’évolution de notre environnement. C’est à qui fera le mieux sa niche dans celui-ci. L’important, c’est de se battre. Le budget de la santé n’a jamais été aussi élevé. Il concurrence celui de l’alimentation, du logement et des loisirs. Pour ne pas démoraliser les gens en bonne santé - car le moral fait partie de la santé - nous avons créé au niveau -1 des îles où nous rassemblons les gens atteints de pathologies semblables, que nous appelons des «blessés de la Mutation». Nous y avons un personnel particulièrement expert. Cela permet aussi d’avoir un outil de production ajusté à chaque handicap pour que les malades ne se sentent pas inutiles et rejetés. Et, partout, les mêmes règles s’appliquent. Je le répète: pas de disparité de traitement entre humains.

 

Cette gestion de la Terre comme un seul domaine est une véritable révolution! Comment les Etats ont-ils fait pour se mettre ainsi d’accord ?

 

Ils ne se sont pas mis d’accord! L’eussent-ils fait qu’ils n’auraient pas eu les moyens ni les compétences de ces grands chantiers. D’abord en raison de leur ruine depuis la grande crise de la dette des années 10 et 20; puis à cause de leurs mains molles de démagogues. Ce sont les grandes compagnies internationales qui ont pris en main le destin de l’humanité, donc l’aménagement de la planète. Elles avaient la richesse, les expertises et l’autorité pour le faire. Elles savaient ce que les gens voulaient et elles pouvaient le leur donner. 

 

Vous n’avez pas rencontré de résistance ?

 

Il a fallu réinventer la démocratie. Qu’est-ce que cela signifie d’élire tous les cinq ou six ans de prétendus «représentants du peuple» qui n’ont aucun pouvoir, alors que vous pouvez voter chaque jour pour exprimer vos désirs en matière de véhicules, de loisirs, de décoration, de nourriture, de vêtements ? Cela, c’est de la démocratie concrète! D’ailleurs notre Programme d’aménagement de la Terre reprent sans cesse cette devise:  «Du concret!»

 

Vous avez évoqué, tout à l’heure, le «moral». Comment décririez-vous de ce point de vue-là l’humain de 2063 ?

 

De telles mutations sont évidemment sources de malaises. Dans toutes les armées, il y a des douillets, des gens que le combat effraie ou qui sont plus fragiles. Ils peuvent traîner les pieds au lieu d’avancer et ralentir les autres, voire tenter de faire obstacle au déroulement du Programme. Alors, nous avons lancé le PQSM: le Plan Quinquennal de la Santé Mentale. Toute personne présentant des signes prolongés - au delà d’un mois - de dépression, de révolte ou de manque de motivation est prise en main par le service de santé et bénéficie du programme «Think Positive!» Pour vous, cracher dans la rue est un geste de mépris et malsain de surcroît. Nous y ajoutons, au même titre qu'une pollution ou une maladie contagieuse, les tristes visages et les airs déconfits...  

 

 

Propos recueillis au moyen du Chronotron expérimental de La Garnache le 26 juillet 2012. La communication a été brutalement interrompue, sans doute en raison d’une surcharge sur les cordes qu’utilisait cet outil expérimental pour acheminer les flux d’information extrachroniques. La connexion n’a pas encore pu être réinitialisée.