29/12/2012
Normes et normalité
On raconte que des agronomes s’intéressèrent un jour aux pratiques vivrières de populations andines. Ils se rendirent compte que celles-ci cultivaient plusieurs variétés de pommes de terre aux rendements inégaux. Ils expliquèrent alors à ces petits paysans aux méthodes archaïques qu’ils se nourriraient mieux s’ils choisissaient de cultiver la variété la plus féconde. Quoique embarrassés de contrevenir à des traditions qui leur venaient de leurs ancêtres, les petits paysans étaient impressionnés par ces messieurs au grand savoir qui venaient de la capitale, voire de pays et d’organisations dont ils ignoraient l’existence, et, finalement, ils les écoutèrent. Toute action colonisatrice, fût-ce à notre insu, se caractérise par l’imposition de normes. Constater entre des variétés de pommes de terre des différences de productivité - toutes choses égales par ailleurs - est scientifique. Edicter que la plus prolifique est celle qu’il faut privilégier est le début d’une norme. Quatre siècles et demi après l’évangile selon Pizarre, la civilisation occidentale débarquait de nouveau sur les hauts plateaux.
Dans nos propres pays, nous sommes colonisés par les faiseurs de normes. Ceux à qui elles profitent savent invoquer de nobles causes - votre santé, votre sécurité, l’alimentation de l’humanité, le développement économique - pour convaincre politiciens et administrations de règlementer, d’interdire, d’encourager ou de rendre obligatoire. Imaginez, quand on vit de manipulations génétiques ou de chimie, le gain que procurera les faveurs de la loi pour une variété qui a besoin de pesticides et d’engrais. Imaginez, quand on gère d’énormes unités de production, la concurrence que supprime l’extinction de mille petits producteurs locaux, tués par la promulgations de normes aux conséquences trop coûteuses pour eux. Imaginez le cash flow qui résulte, pour ceux qui le produisent, d’un nouveau vaccin rendu obligatoire à l’échelle du monde! Le domaine des semences, particulièrement sensible ces temps-ci, n’est en effet pas le seul que concerne cette stratégie. Une directive européenne a fait chuter d’une centaine la variété de nos fromages. Le gouvernement de Vichy avait décidé de la disparition des herboristeries: ses dignes héritiers veulent maintenant que l’on traque les médecines alternatives au motif qu’elles seraient associées à des pratiques sectaires.
Pour ce qui est de nos petits paysans andins, ce fut une catastrophe. La diversité des variétés cultivées correspondait aux besoins du sol et à une nécessaire dispersion des risques face aux prédateurs. Leurs traditions culturales vérifiait en fait ce que, plus tard, modélisa le professeur Robert Ulanowicz: la résilience d’un écosystème est faite des diversités qu’il combine en son sein. Mais nos agronomes, quelque bonnes que fussent leurs intentions, étaient trop imbus de leur modernité et méprisants des longs apprentissages de l’humanité pour en avoir l’intuition. Gardons nous de croire que la promulgation de normes ne reflèterait que des intérêts financiers: il peut s’agir d’une idéologie ou du narcissisme des sachants. Que d’autres sauront utiliser à leur profit.
Poursuivons la parabole de nos solanacées. Puisque le choix de la meilleure pomme de terre est contrarié par l’inadaptation du sol et par les prédateurs, alors, au lieu de remettre en question le principe de la monoculture extensive et de reconnaître une intelligence écologique aux pratiques séculaires, on prescrira des engrais et des pesticides. Et, souvent, dans un système économique dont les acteurs n’ont pas les moyens de les payer. Vous voyez la suite ? La recherche de productivité qu’entraîne à lui seul l’achat des intrants entraîne la concentration des exploitations agricoles et l’émigration désespérée des nouveaux sans-terre vers les villes. Des gens qui ne demandaient rien se retrouvent dépossédés de leurs mode de vie, fût-il très modeste, de leur territoire, fût-il pauvre, et de la communauté au sein de laquelle ils avaient un rôle et un soutien. Mais ce n’est pas tout, pas encore. La norme crée des pouvoirs. De même que toute religion a besoin de prêcheurs et d’inquisiteurs, toute norme a besoin qu’on la promeuve et - comme il y a toujours des ignares et des fortes têtes - qu’on veille à son application. On créera donc des agences, des organisations internationales ou mondiales de ceci ou de cela, et des polices de toute nature, qui chercheront bien sûr - c’est la pente naturelle - l’accroissement de leur efficacité, donc de leur influence et de leur pouvoir.
Il y a plus grave. Du mot «norme» dérive l’adjectif «normal».Appliquez les normes aux êtres humains et vous allez vous retrouver devant des populations aussi distinctes que le 0 et le 1 des informaticiens: ceux qui sont normaux et ceux qui ne le sont pas. Il n’y a pas d’entre-deux et être dans la colonne de droite ou celle de gauche fait une sacrée différence. Le test d’intelligence le plus pratiqué vous dira si vous êtes du bon côté des 120 points sur l’échelle de la dignité. C’est une première norme, mais il y en a une autre et qui se situe en amont: en l’occurrence celle qui consiste à ne prendre en considération que les aptitudes logico-déductives. Or - Howard Gardner l’a montré - il y a d’autres formes d’intelligence qui ne le cèdent en rien à celle-là et qui permettent de s’accomplir dans une existence autre que crépusculaire. Autre norme qui engendre un jugement de normalité ou d’anormalité: l’autorité mondiale dont le nom m’échappe et qui détermine les normes pathologiques a décidé du nombre de mois au delà duquel ne pas guérir d’un chagrin d’amour relève de la médicalisation... Franchissez la ligne et, un jour, on pourra vous piquouser d’office et de force, voire vous interner. Pour votre bien.
Je ne suis pas en train de dire que les normes sont à bannir. Je dis que ceux qui les posent nous imposent leur monde. Ils se font maîtres de nos vies. Cela vaut quand même la peine d’exercer notre lucidité. Je terminerai en évoquant trois risques. Le premier, c’est celui de favoriser la consolidation de pouvoirs qui roulent la démocratie et les citoyens dans la farine. Vous avez peut-être remarqué qu’au nom de la protection de notre santé on traite plus sévèrement un fromage de chèvre qu’un vaccin chargé d’aluminium ou un OGM cancérigène. Cela se passe de commentaire. Deuxième risque: quand on imagine, par exemple, de dépister dès l’âge de cinq ans les futurs enfants à problème, ce qui suppose une norme comportementale, on met en route un processus qui s’appelle «prophétie auto-réalisatrice». Etre regardé si jeune comme faisant partie d’une catégorie singulière induit immanquablement une dérive dans la construction de l’identité. Si vous avez des doutes, vous pouvez demander à mes amis disciples de Michael White comment, par le biais d’une histoire subie et que reprend l’environnement social, on fausse une vie et entraîne une société dans la violence que l’on croyait combattre. Troisième risque: celui de la stérilité. L’effet de certaines normes est de favoriser le gigantisme de certains acteurs et le monopole de certaines solutions au détriment de la diversité des uns et des autres. La monoculture agricole est le reflet de la monoculture des idées. Cela va à l’encontre du processus de la résilience. L’asphyxie des modestes, celle des procédés marginaux, stérilise le génie de l’humanité. Les dinosaures ont disparu; les bestioles ridicules qui couraient entre leurs pattes ont survécu. C’étaient nos ancêtres.
13:07 | Lien permanent | Commentaires (2)
Commentaires
Merci encore une fois Monsieur Groussin pour cet excellent article
Vive la permaculture
http://fr.wikipedia.org/wiki/Permaculture
Et vive l'approche narrative
http://www.dailymotion.com/video/xl61jg_pierre-blanc-sahnoun-presente-l-approche-narrative_lifestyle#.UN780ndXuWs
Deux pratiques vertueuses qui ont en commun l'observation de ce qui est et l'enrichissement sans apport d'intrants du terreau sur lequel se bâtit un projet unique
Écrit par : Stéphane | 29/12/2012
Mon cher Thierry,
Tu termines l'année en force. Ton papier est vraiment "en plein dans le mille"... On parle beaucoup de "Lock-In" ou de "Path Dependency" . La meilleure et la pire des choses. L'homme dépend de la façon dont il gère ses propres créations, qu'elles soient techniques, technologiques ou sociales.
En fait, par technologique j'entends, à l'instar de Brian Arthur dans son magistral "The Nature of Technology", 'un moyen pour atteindre une fin' (humaine) (Means to an End). Cela comprend donc des systèmes humains, tels organisations, institutions, réglementations, etc...
Une belle illustration de ce phénomène de 'dépendance du chemin' est traité dans l'article dans Contrepoints 14/06/2011, intitulé "Comment les Romains standardisèrent les fusées 'http://www.contrepoints.org/2011/06/14/29863-les-romains-standardiserent-les-fusees'.
Ceci dit, souhaitons-nous en ce début de 2013, de vivre avec plus d'intelligence, d'ouverture, de respect, de sagesse, d'empathie, de compréhension, d'amour, de volonté d'apprendre sans cesse, et avec plus de tant d'autres qualités, à développer sans cesse par nous-mêmes pour nous mêmes ET au service des collectivités auxquelles nous appartenons, et finalement, au service de notre planète dont nous dépendons tous.
Cela me servira de voeux, mon cher Thierry, les tiens étant inégalables.
Écrit par : Charles van der Haegen | 03/01/2013
Les commentaires sont fermés.