20/01/2013
Que l’interprétation précède la perception
Vous le croirez si vous le voulez, mais j’ai vécu la moitié de la semaine avec un jour d’avance. Jusqu’à préparer samedi un repas de dimanche - dont, d’ailleurs, personne ne s’est plaint ni même étonné. Comment est-ce possible ? J’ai passé mercredi la plus grande partie de la journée dans le train et c’est là, je crois, suspendu entre le lieu de mon départ et celui de mon arrivée, que, me méprenant sur la date du lendemain, le glissement s’est produit. Ensuite, je n’avais pas de repère particulier: je n’avais aucun rendez-vous, je suis libre de mon temps et j’ai passé le plus clair de celui-ci à corriger les textes de Commencements 4. Peut-être avais-je hâte aussi de revoir une certaine personne, mais ceci est une autre histoire. La toile de fond, c’est que j’ai vécu hors des conventions sociales qui rythment le temps collectif.
Cependant, et c’est là que cela devient intéressant, je n’ai pas manqué de signaux qui auraient dû m’alerter. J'avais, par exemple, reconnu sur France Musique la voix de la délicieuse Denisa Kerschova qui, habituellement, n'officie pas le dimanche matin. Je me souviens d’être allé ensuite chercher du pain et d’avoir constaté l’absence sur le trottoir de la queue habituelle. Mais il avait neigé, les rues étaient pleines de bouillasse, il faisait froid et humide: les gens, sans doute, avaient préféré rester chez eux. La veille au soir, à la télévision, il y avait bien eu cette série qui ne passe jamais le samedi. Mais il est vrai que sur une autre chaîne, il y avait les Simpson qui, d’ordinaire, ne passent que le samedi: vous savez comme moi que la grille des programmes change parfois de façon arbitraire. J’avais eu quand même des contacts extérieurs: la recherche urgente d’un intervenant pour une association de chefs d’entreprise vendéens que leur orateur venait de lâcher. J’avais été juste un peu étonné que mon interlocuteur, un patron, me dise un samedi matin qu’il était en réunion. Mais c’était un patron et en plus un président d’association, cela n’avait rien d’impossible.
C’est en téléphonant à ma fille qu’au détour d’une phrase j’ai enfin entendu l’alerte. Je ne me souviens plus de ce qu’elle m’a dit, mais je ressens encore l’espèce de vertige qui s’est emparé de moi: on n’est pas dimanche, on est samedi! Il m’a fallu un moment pour m’en remettre. Mais, toute émotion évacuée, allons à l’essentiel. Cette péripétie n’est-elle pas le miroir grossissant d’un phénomène à notre insu beaucoup plus répandu ? Je pense à l’histoire exemplaire, de ce point de vue-là, de ce sociologue américain qui, voulant observer de près le fonctionnement de l’institution psychiatrique, étudia une maladie mentale et se présenta aux urgences en décrivant les symptômes d’un raptus justifiant son hospitalisation. Le subterfuge réussit et, pendant quelques jours, il put scruter à loisir les relations entre l’encadrement, le personnel et les malades. Il s’arrangeait bien sûr pour ne pas absorber les gélules, les gouttes et les cachets dont on le gavait. Jugeant un matin qu’il en savait assez, il se présenta au bureau du médecin-chef et lui avoua la vérité. L’autre le regarda, songeur, et lui dit gentiment que, peut-être, cette sortie serait un peu prématurée. Le sociologue commença à s’angoisser et assura qu’il n’était pas fou. Ce qui lui attira cette réponse: «Cher Monsieur, c’est ce que vous dites tous!». Et plus il essaya d’être convaincant, plus il nia sa folie, plus il s’agita, plus il nourrit le diagnostic du médecin, au point que celui-ci appela deux infirmiers pour qu’on l’enlève de son bureau et le remette dans sa chambre. Ce n’est que quelques jours plus tard que, sa famille et ses étudiants s’inquiétant de sa disparition, ceux-ci eurent l’idée de se rendre à l’hôpital et finirent par obtenir qu’on le libère.
Lorsque nous avons une idée préconçue sur quelque chose ou sur quelqu’un, tout va abonder dans le sens de cette idée. Ce phénomène affecte les gens les plus intelligents. Souvenez-vous de Christophe Colomb, tellement obsédé par les côtes de l’Extrême-Orient et l’or qu’il a promis aux souverains castillans qu’il ne soupçonna jamais qu’il avait découvert un continent inconnu. Souvenez-vous des adversaires de Semmelweis, ces thuriféraires des Lumières, tellement convaincus qu’un facteur invisible ne pouvait qu’être une superstition qu’ils nièrent une piste de recherche qui aurait pu éviter à des milliers de femmes de mourir en couches. Souvenez-vous du nombre d’innocents qui avaient l’air coupable. Souvenez-vous de toutes les percées scientifiques devant lesquelles on plaça d’abord - et place encore - l’écriteau «Voie sans issue». Souvenez-vous de l'obtus Mallebranche, fils stupide de Descartes, qui battait sa chienne en public en affirmant qu'elle n'émettait pas des cris de douleur mais seulement des grincements de machine. C'est loin tout cela ? Dans les années 60 - je parle du XXème siècle - l'idée prévalait encore dans les milieux scientifiques que les nouveaux-nés n'avaient pas un système nerveux suffisamment développé pour ressentir la douleur. En conséquence, on les opérait sans anesthésie. Qu'un être vivant crie et s'agite quand on lui fait subir ce qui nous torturerait n'est pas une preuve de sensibilité pour ceux qui ont l'empathie refoulée par leurs constructions intellectuelles.
L’interprétation précède toujours la perception. C’est pourquoi elle n’est que rarement remise en question par celle-ci et que les signes les plus contraires ne font que la renforcer. Notre cerveau est le meilleur des aïkidokas : il utilise la force de l’adversaire au profit des représentations qu’il a préformées. C’est son fonctionnement naturel. Souvent vénielles, les conséquences peuvent aussi en être considérables. Valéry faisait dire à Monsieur Teste: «Si la pensée avait le pouvoir de tuer ou d’engendrer, les rues seraient pleines de cadavres et de femmes enceintes». La pulsion sexuelle est naturelle, la société ne nous apprend-elle pas à la contrôler ? Pourquoi n’apprendrions-nous pas de même à retenir le cheval parfois fou de nos interprétations avant d’émettre un jugement, de prendre une décision ou de passer à l’acte ? Le doute cartésien est une ascèse.
11:51 | Lien permanent | Commentaires (3)
Commentaires
Quand on passe son temps à théoriser la distraction... Je pense que notre capacité à se synchroniser avec un agenda est altérée. Chapeau pour la comparaison avec Christophe Colomb !
Écrit par : Doubrovski | 26/01/2013
Thierry ne sait vraiment plus quoi inventer pour nous faire comprendre qu'il est en avance sur son temps...
Écrit par : balout | 28/01/2013
Terminer cet article sur la perte de repères temporel par le doute cartésien, fallait le faire. Bravo.
Etant à la retraite, cela m'arrive assez souvent, jour d'avance ou de retard au choix.
Écrit par : Joel | 23/02/2013
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