12/12/2013
201 milliards d'euros
Savez-vous que l'aide - directe ou indirecte - aux entreprises coûte chaque année à l'Etat français quelque 201 milliards d'euros. Savez-vous que la majorité de cette aide va à des entreprises du CAC 40 ? Savez-vous ce qu'elles en font ? Non ?
Alors, je vous invite à lire l'essai remarquablement impertinent - et pertinent - de Jean-Michel Truong: "Reprendre, ni sang ni dette". Il vous en coûtera moins de 15 euros et, pour ce prix-là, vous aurez une illumination digne d'Archimède dans son bain.
L'auteur, qu'avec mon vieux complice Claude Roger j'ai eu l'avantage et le plaisir d'interviewer l'autre soir, propose une solution. Inacceptable bien sûr. De quoi s'agit-il? Sans déflorer le sujet, il ne s'agit ni de réduire ni d'augmenter cette aide. Il ne s'agit pas non plus d'embaucher 10 000 fonctionnaires supplémentaires pour en assurer une meilleure diffusion.
Je peux vous dire que l'idée est brillante. Voilà ce qui peut sortir d'un cerveau non conventionnel, celui d'un des pères de l'intelligence artificielle française en même temps que d'un romancier. "Ah! oui, c'est une fantaisie!" allez-vous penser, peut-être vaguement soulagé. Que nenni! Nous avons préparé pour notre entretien une batterie d'objections digne du célèbre avocat du diable. Peine perdue! Le modèle est rationnel et bordé au possible.
Allez, pour 13 euros et des paillettes, c'est Noël, offrez-vous le et offrez-le. Vous n'allez pas vous ennuyer!
On vous invite même à lire le premier chapitre gratuitement ici: http://www.jean-michel-truong.com/reprendre/page/reprendr...
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07/12/2013
Le vrai racisme
Les manifestations contre le racisme ont fait un flop et j’en suis bien aise. Je commence à être agacé par une certaine cohorte de pères et mères la vertu qui, pour le pet de travers d’un malappris, ne manquent pas une occasion de descendre courageusement dans la rue avec l’ambition de culpabiliser des Français qui n’en peuvent mais. Pour aggraver mon cas à leurs yeux, j’ajouterai que je n’ai aucun goût pour la repentance historique. L’Histoire est ce qu’elle a été, on ne la réécrira pas. Nos ancêtres ont vécu ce qu’ils ont vécu - et, quand je dis «nos» ancêtres, j’entends par là l’ensemble de l’espèce humaine - il y a eu des bourreaux et des victimes, des conquérants et des conquis, des capitaines et des fantassins, des exploiteurs et des exploités, et nous avons tous payé un très lourd tribu aux guerres tribales, mondiales ou régionales, religieuses, politiques ou mercantiles engendrées par les oligarchies les plus variées.
Si l’on veut émerger du bourbier, il est urgent de se rappeler la phrase de Sartre: ce qui compte, ce n’est pas ce qu’on a fait de moi, c’est ce que je fais de ce qu’on a fait de moi. Que chacun arrête de se dire qu’il est le produit exclusif de l’autre et prenne son destin en main au lieu de s’enfermer dans le cercle des griefs cultivés à l’envie! La France et l’Allemagne, au temps de de Gaulle et d’Adenauer, malgré des millions de morts et de bonnes raisons de s’en vouloir à jamais, ont su enterrer la hache de guerre, et le grand homme qui vient de nous quitter en Afrique du sud n’a cessé par sa vie et sa parole de nous répéter qu’il faut savoir se libérer de l’histoire du passé pour écrire celle de l’avenir. D’ailleurs, à tous ceux qui, du monde entier, iront se presser plus ou moins hypocritement autour de sa dépouille, j’aimerais rappeler cette phrase du Christ: «Quand tu présentes ton offrande à l’autel, si tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, va d’abord te réconcilier avec ton frère; puis reviens, et alors présente ton offrande." J’en imagine quelques-uns qui pourraient avoir un détour à faire avant de rendre leur hommage à Madiba.
Comme certains taux d’intérêts, la définition du racisme me semble aujourd’hui de plus en plus flottante. Pour moi, fondamentalement, le racisme est le refus d’accorder à des êtres humains la dignité et les droits dont d’autres jouissent, en raison d’une différence «raciale» que l’on résumera à des traits physiques, comme principalement la couleur de la peau, qui en feraient une espèce à part. Ce refus peut arguer de l’infériorité ou de la malignité de la «race» considérée. Mais comment devient-on raciste ? Je ne vais pas écrire ici un traité mais vous dire, brièvement, comment je me représente le mécanisme. D’abord, le racisme puise dans la couche profonde de nos réactions instinctives, reptiliennes, celles du chat qui se hérisse devant le chien. Le hérissement est naturel, mais être civilisé, c’est le surmonter, comme on a appris à surmonter la pulsion tout aussi naturelle du rut. Là-dessus, le racisme se nourrit du phénomène de projection mis en lumière par Freud, qui consiste à voir dans l’autre ce que nous refusons de voir en nous-même parce que la honte nous en serait insupportable. Troisième stade: cette projection engendre le processus de la prophétie auto-réalisatrice - l’effet Pygmalion dans sa version négative - à savoir que ce que je pense de l’autre influence son comportement au point qu’il va me donner raison. Enfin, quatrième stade, l’image qu’on a de l’autre devient un excellent mobile pour l’exploiter, le spolier ou tout simplement l’abandonner à la misère, sans souffrir de problèmes de conscience. Là-dessus, peuvent venir se greffer deux phénomènes qui renforceront les convictions qu’on a développées. D’une part, hélas! des dommages réellement causés par des membres de la population en question, agression, déprédation, vol, etc. qui laissent un goût de peur et d’humiliation sans cesse réactivé par les récits qui, autour, se construisent et se développent. D’autre part, les conditions de vie auxquelles on relègue cette population qui favorise chez elle, quand elle ne l’y contraint pas, le recours aux expédients, à la délinquance et à la violence.
Quand on évoque le racisme, c’est-à-dire la conviction qu’il y a des races inférieures et supérieures, on a tous à l’esprit la traite des noirs, les plantations de coton et les guerres de colonisation dont ont été victimes les Africains, les Asiatiques et les Peaux-rouges. Mais n’avons-nous pas eu aussi nos propres esclaves, sur notre sol ? Que dire de ceux de l’Antiquité ? Que dire des moujiks en Russie, sous le règne des tsars ? Que dire des mineurs écossais dont Ken Follett, sans exagération, nous décrit la vie dans Le pays de la liberté ? Attention! allez-vous me dire, il n’y avait pas de différence de «race» entre l’exploiteur et l’exploité! Cependant, quelle représentation de l’exploité se faisait selon vous l’exploiteur pour être capable d’assigner, en toute bonne conscience, un sort aussi misérable à d’autres hommes ? Que croyez-vous qu’il se devait de penser pour pouvoir rester dans son rôle d’esclavagiste ? «Ces gens-là ne sont pas comme nous, ma chère» dit je ne sais plus quel personnage dans je ne sais plus quelle histoire, parlant des ouvriers. Pour accepter, sans en tomber malade de l’âme, de pressurer outrancièrement l’autre, il faut le croire, quelle que soit la couleur de sa peau, d’une espèce inférieure.
C’est où je veux en venir. La grande question, selon moi, est de sortir de l’antiracisme émotionnel pour revenir à des enjeux qui dérangent davantage. On s’émeut d’une injure stupide et les donneurs de leçon patentés descendent dans la rue, mais on en fait beaucoup moins s'agissant de ceux qui engrangent des milliards quand les êtres humains qui travaillent à les enrichir, bien qu’ils s’épuisent au labeur, ont à peine de quoi vivre. Accepter qu’un homme soit rémunéré 1000 ou 1500 fois plus que le plus modeste de ses employés, n’est-ce pas valider qu’il y a des êtres humains supérieurs et d’autres qui sont inférieurs ? L’absence d’une différence de couleur de peau en fait-elle un scandale moindre, voire autre ? Seulement, voilà: toucher à cela n’est plus seulement donner des leçons de morale à Mme Michu. C’est s’attaquer au système. C’est remettre en question l’avantage que nous tirons, ici, des esclaves que nous avons là-bas, au Bangladesh ou ailleurs. Plus sournoisement, c’est peut-être aussi remettre en question l’admiration que nous avons pour une certaine forme de réussite. Le vrai racisme n’est pas qu’un débordement de langage, c’est un système social.
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03/12/2013
La planète de l’indifférenciation
Encore une fois, il ne s’agit pas d’évoquer une quelconque théorie du complot. Tout système, dans le jeu complexe des éléments qui le composent, a une résultante qui lui est propre et qui peut lui donner l’apparence d’une intentionnalité. Comme la tartine qui tombe sur la moquette du côté où il y a la confiture, ce qui semble vérifier ainsi la loi de Murphy* et est simplement un effet du déplacement de son centre de gravité. Comme dirait Boris Cyrulnik, tout dépend de l’histoire qu’on se raconte.
Donc, sans y voir le projet d’un occulte conseil d’administration des affaires terrestres, notre système, me semble-t-il, tend à produire - entre autres choses - de l’indifférenciation. Le phénomène le plus évident et le plus ancien peut-être - tellement qu’on ne le voit plus - est l’adoption du jean à l’échelle mondiale. Dans les années 90, le prospectiviste Peter Schwartz annonçait l’avènement du «global teen ager», cet adolescent qui, quels que soient son continent et son origine, adopterait partout les mêmes vêtements et la même alimentation, écouterait les mêmes musiques et danserait les mêmes danses, apprécierait les mêmes films et aurait les mêmes idoles. Peut-être l’extension de cette uniformisation n’est-elle pas allée aussi loin que l’imaginait le fondateur du Global Business Network, mais on ne peut pas affirmer qu’il se soit trompé. La croissance des multinationales encourage ce mouvement. Je me souviens de l’ambition exprimée, vers la même époque, par les gens de Kellog’s, tellement sûrs de détenir les clés de la diététique que, des Patagons aux Inuits, ils voulaient rendre universelle la consommation de leurs produits de petit-déjeuner.
L’enseignement des business schools, soumises à un classement mondial selon des normes qui prétendent aussi à l’universalité, engendre les mêmes effets: des entreprises qui utilisent les mêmes logiciels intellectuels et qui, sous prétexte de cultiver les meilleures pratiques, se copient les unes les autres jusqu’à n’être plus que des clones. Un comble alors que la stratégie est l’art de se différencier! Mais regardez les résultats par métier, ôtez les logos et dites-moi ce qui distingue aujourd’hui radicalement les agences bancaires des principaux réseaux, les produits des différentes enseignes de la grande distribution ou une plateforme téléphonique d’une autre ? Quand tout a la même saveur, plus rien n’a de goût.
Allant dans la même direction, on peut observer aussi les conséquences des règlementations qui, au nom de la santé, du principe de précaution ou de la productivité, réduisent la diversité des espèces végétales ou animales et condamnent par leur poids prohibitif les petites entreprises qui apportaient une touche propre. L’agriculture industrielle a fait chuter vertigineusement le nombre des variétés de maïs au Mexique et de riz en Inde, et même la diversité des fromages français a souffert. On sait le débat actuel sur les semences et leur contrôle, je n’y reviendrai pas même si c’est une question plus brûlante selon moi que l’avenir des Bleus au Mondial. N’évoquons même pas les actionnaires de ces grands monstres de l’économie qui rachètent des entreprises pour les mettre à leur norme. C’est comme si une gigantesque bulldozer nivelait tout. Les conséquences n’en sont pas seulement matérielles: elles affectent aussi notre capacité de percevoir les différences, de faire des distinctions et la dose de liberté que nous sommes prêts à mettre dans notre vie. Ne convient-il pas de rappeler que tout phénomène à grande échelle a des conséquences anthropologiques et que ce sont sans doute les premières dont nous devrions nous soucier en nous posant la question: quel humain sommes-nous en train d’engendrer ?
Je ne m’aventurerai pas à faire ici la critique de ce qu’on appelle les «études de genre». D’abord, parce qu’elles font apparaître une vérité indéniable: la plasticité de l’être humain lui permet d’endosser des rôles extrêmes et d’instaurer des disparités que ne justifie aucune différence de forme ou de constitution. Mais, pour le moment, nous avons encore les repères nets, la bipolarisation marquée du masculin et du féminin, et le jeu des rôles reste un jeu de substitutions: homme, je peux avoir envie de me montrer féminin et, femme, de me montrer masculin. Mais tentons un peu de science-fiction. L’androgynie y fait d’ailleurs souvent partie du décor. Bientôt, à force de les vider de leur contenu, le masculin et le féminin que nous connaissons seront dissouts. Ne resteront que les différences anatomiques que noieront des manières de s’exprimer devenues communes et des coutumes vestimentaires indifférenciées. Je sais que, compte tenu de l’époque qui m’a façonné et de l’organisation traditionnelle du milieu familial où j’ai été élevé, je ne suis pas fait pour ce monde-là. Pour autant, je n’affirme pas qu’il sera pire. J’ai seulement envie de dire qu’à un certain point de non-distinction les relations entre hommes et femmes vont nécessairement changer, et pas uniquement dans le sens de l’égalité poursuivie. A nos idées simples le monde donne souvent des réponses déroutantes. Alors, dans ce futur de science-fiction que peut-il advenir ? Pour qu’au delà d’une attraction phéromonale pulsionnelle se cultive cette invention que fut l’amour, n’est-il pas nécessaire de conserver une certaine différenciation des comportements ? A-t-on vraiment envie d’épouser un autre soi-même ? Certaines qualités en suspension dans l’humain ne doivent-elles pas atteindre un certain degré de concentration, comme le sucre dans un verre d’eau, pour créer une différence de saveur qui nourrisse une attraction durable et nous rende palpable ce qu’elles peuvent nous apporter ? Mais peut-être nos enfants ou nos petits-enfants verront-ils l’émergence d’une société pour laquelle l’amour ne sera rien d’autre qu’une sentimentalité dont la disparition est salubre.
Je vais maintenant faire le grand écart et terminer ce survol avec le changement qui a affecté les plaques minéralogiques de vos voitures. Pour répondre à une homologation européenne, nos départements y ont été effacés. Détail futile ? Peut-être. Mais je pense aux transformations silencieuses qu’analyse le philosophe et sinologue François Jullien. Je pense à ces grains de sable qui s’ajoutent imperceptiblement les uns aux autres et, soudain, forment une dune qu’on n’a pas vu s’élever. Dans de nombreux registres, plus ou moins visiblement, se développent des processus de réduction et d’uniformisation du vivant, et j’y inclus l’homme et ses fondements culturels. S’additionnant hors de notre regard, ces processus pourraient parvenir à former une confluence puissante que nous découvrirons tardivement. Or, ce qui est nuisible à la diversité n’engendre pas seulement un appauvrissement matériel et des déséquilibres écologiques. C’est l’identité, au final, qui se trouve concernée. Celle-ci est une conjugaison et si les éléments qui composent cette conjugaison sont insipides, sans racines, l’identité n’est plus qu’une carapace vide. Sans retarder ma conclusion, je veux quand même entrouvrir ici une porte inquiétante: de quoi peut se remplir une carapace vide d'identité ?
En vertu du principe de récursion cher à Edgar Morin, je vous propose pour conclure cette double question: est-ce le système d’aujourd’hui qui fabrique l’homme de demain ou l’homme d’aujourd’hui qui fabrique le système de demain ?
* Dite «loi de l’emmerdement maximum».
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