29/01/2014
L’émancipation de l’intelligence
Je voudrais bien me rappeler la personne qui, il y a quelques années, m’a fait passer un document sur Jean Joseph Jacotot (1), car j’aimerais à nouveau la remercier. J’ai trouvé alors le personnage fascinant et sa thèse a eu de l’écho en moi. Hélas! le quotidien a enseveli tout cela au profit de préoccupations plus pressantes. Ici et là, il m’arrivait d’y penser encore, mais, ces derniers temps, j’en étais au point de ne plus me souvenir du nom du bonhomme. Puis, il y a une quinzaine de jours, lors d’une soirée de Commencements, il y eut cette allusion de l’ami Gérard (2) au «maître ignorant». Et là-dessus - quand les circonstances s’en mêlent, c’est extraordinaire - il y eut l’appel d’offre d’une institution pour animer des groupes de co-développement professionnel. La posture de l’animateur au sein de ces groupes est-elle autre que celle du maître ignorant que prône Jacotot ? Alors, j’ai commandé le livre de Jacques Rancière: «Le maître ignorant, Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle». C’est un livre petit quant au volume mais grand par le style et le contenu. Il n’est pas une page - que dis-je: il n’est pas un paragraphe - qui ne m’ait fait exulter. Ce n’est pas tant que j’y découvrais un nouveau continent, jusque là dissimulé, de la pédagogie. C’est bien plutôt que j’y retrouvais, explicitées, en perspective, mes valeurs et mes intuitions, en même temps que mes expériences les plus diverses et les plus intimes dans le rapport au savoir.
Jean Joseph Jacotot (1770-1840) se fait remarquer dès le lycée par son esprit critique et sa suspicion à l’égard de l’autorité intellectuelle qu’incarnent les enseignants.Titulaire de rien de moins que trois doctorats, acquis aux idées de la Révolution, il est élu capitaine d’une compagnie d’artillerie et va se battre en Belgique. Sur le champ de bataille, l’intellectuel se fait remarquer tant par sa prudence que par son courage. A son retour en France, il a une carrière brillante et fréquente même les allées du pouvoir. La Restauration l’incite à émigrer et il se retrouve à devoir enseigner le français à des Hollandais dont il ne connaît point la langue. Il imagine, faute de mieux, de leur donner une édition bilingue - français-hollandais - du Télémaque de Fénelon. S’il avait eu le choix, peut-être aurait-il élu une autre oeuvre. Mais on fait avec ce que l’on a sous la main ou on ne fait rien. Et le voilà saisi de surprise quand il constate les effets de son expédient: sans le secours d’un répétiteur, les élèves s’expriment bientôt en un français auquel il ne peut reprocher grand chose! Cette expérience est une illumination pour Jacotot et il va la réitérer dans tous les domaines du savoir avec des résultats similaires. Il en tirera une conviction: l’intelligence, pour peu qu’on lui assigne un objet et qu’on lui fasse ressentir la confiance qu’on a en elle, est la chose du monde la mieux répandue. Il va aussi en tirer une théorie et celle-ci ne lui fera pas que des amis: le maître savant abrutit l’élève, le maître ignorant l’émancipe. Entendez par «abrutir» que celui qui reçoit le savoir d’un maître et est jugé sur sa capacité à le resservir restera façonné par cette relation de supériorité / infériorité et que, quel que soit le volume de science que l’un des récipients versera dans l’autre, l’empreinte restera de cette relation maître / élève et subsistera le besoin conséquent que l’un a de l’autre et réciproquement. Aussi provocateur que La Boétie et son Discours de la servitude volontaire, Jacotot démonte un des artifices les plus subtils du pouvoir. Il montre par quel biais la société, parfois à son insu et avec les meilleures intentions, reproduit inéluctablement l’organisation des inégalités sociales qui la fonde.
A mon insu, j’ai été un élève de Jacotot. Vous aurez remarqué que, dans mes chroniques, j’aborde sans la moindre vergogne un peu tous les sujets. Est-ce que je m’autorise d’une liste de diplômes aussi longue que celle des thèmes avec lesquels je me collette ? Certainement pas et, si vous avez besoin d’une parole académiquement certifiée, vous pouvez derechef vous désabonner de ce blog! Ma curiosité presque insatiable, comme les lecteurs hollandais de Télémaque s’est passée de maître. A l’âge de dix-sept ans, par suite de tuberculose pulmonaire, je me suis retrouvé aussi isolé qu’un stylite perché sur sa colonne. Le hasard - existe-t-il ? - a fait que j’ai lu les Confessions de Jean-Jacques Rousseau et singulièrement ce passage où l’auteur raconte que, dans des circonstances un peu analogues aux miennes, il s’était fait un programme de lecture. Je décidai de l’imiter et, pendant deux ans, j’ai dévoré deux ou trois centaines de volumes, depuis Les Thibaud de Roger Martin du Gard jusqu’au Milieu divin de Pierre Teilhard de Chardin, en passant par L’être et le néant de Jean-Paul Sartre, les Mémoires de Guerre et les discours de Charles de Gaulle. Bien évidemment, personne n’était à mes côtés pour me dire comment je devais entendre tel passage ou telle idée. Je vagabondais au milieu de ces oeuvres sans même me rendre compte que me menaçait en permanence le précipice de l’incompréhension. Bien évidemment, quand je butais sur une difficulté - ce qui arriva des milliers de fois - je m’en rendais compte et je me mettais en demeure de fournir l’effort nécessaire pour la dépasser. J’en ai acquis une présomption: celle d’être capable d’aller au coeur d’une oeuvre sans y être accompagné par un guide labellisé. Du pur Jacotot! J’ai aussi découvert la modestie d’accepter de ne point comprendre, en dépit de multiples assauts, et le courage de ne pas m’en remettre alors servilement à l’opinion d’un tiers. J’y ai pris enfin une habitude: celle de m’immerger directement dans un ouvrage sans passer par ses «explicateurs» - ceux qui pourraient vous convaincre que vous avez définitivement besoin de leur intercession pour approcher la parole des grands hommes. Mes chroniques d’Indiscipline Intellectuelle, je viens de m’en rendre compte, sont filles de cette audace libertaire. - Incidemment, ce que je constate encore assez souvent, c’est l’étonnement de certains de mes amis que je puisse m’intéresser à des auteurs et à des sujets dont ils n’ont gardé que des souvenirs d’ennui. Des souvenirs scolaires, évidemment.
Alors que je regarde de plus près la pensée de ce cher Jacotot, je me rends compte des différentes étapes qui ont jalonné mon chemin vers lui. Il y a à l’intérieur de nous comme une boussole, ce «pôle intérieur» qu’évoque Jean-Louis Etienne. Voici quelques années, par exemple, j’ai découvert la «pédagogie éclosive» d’André Coenraets et, d’emblée, je m’y suis senti à ce point chez moi que j’ai voulu en apprendre l’ingénierie du créateur lui-même. La pédagogie éclosive, au fond, c’est l’absence de maître savant. Comme les Hollandais de Jacotot, vous vous retrouvez avec un Télémaque dans les mains et c’est à vous de voir, au moyen de votre propre intelligence, ce que vous pouvez en tirer.
Autre jalon de mon chemin intellectuel: la Narrative de Michael White. J’ai dans mon entourage un jeune homme qui est resté en souffrance pendant la plus grande partie de sa scolarité, parvenant à se faire passer pour simplet alors que des tests révélèrent tardivement qu’il était en vérité surdoué. Qu’en était-il de son intelligence ? Elle était apparemment davantage tournée vers un exercice solitaire que vers celui qui consiste à recevoir d’un maître ce qu’il faut reproduire et répéter. Depuis qu’il a quitté le système et se sent autorisé à examiner par lui-même tout ce qui l’intéresse, il développe une impressionnante puissance d’observation et d’analyse. C’est grâce à cet enfant que je me suis intéressé aux travaux de White et de ses disciples français. En quoi consiste, par exemple, auprès des adolescents en perdition scolaire, le travail de Dina Scherrer (3) ? A leur redonner la conscience de leurs capacités d’apprentissage alors que la croyance qu’ils ont tissée est qu’ils sont des «gogols» pour reprendre leur propre terme. Nous sommes là aussi dans une intervention qui est proche de la philosophie de Jacotot.
Cela me rappelle - autre jalon - un article que j’avais écrit quelques années auparavant pour MCS, la revue d’Hubert Landier. Il s’agissait de la formation des dirigeants et j’y posais l’hypothèse qu’une des caractéristiques des dirigeants est leur capacité d’autodidaxie. Ils n’apprennent pas qu’en classe ou en séminaire. Ils apprennent de toute situation et ils apprennent sans maître. Ils apprennent au delà et à côté des programmes académiques, et c’est ce qui fait finalement la différence: ils construisent une compétence, créent un chemin, qui ne sont codifiés nulle part. Ce chemin est ce qui distingue un numéro 1 d’un numéro 2, quelque brillante que sera la carrière de ce dernier et élevée sa place dans l’organigramme. César ne disait-il pas qu’il préfèrerait être le premier dans son village que le deuxième dans Rome ? Hypertrophie de l’orgueil ? Je ne crois pas. Quand on a commencé à penser par soi-même, il est impossible de revenir en arrière. La différence radicale tient dans la présence ou l’absence de quelqu’un au dessus de soi. Vous voyez le lien avec l’apprentissage par le maître ignorant ? Penser par soi-même est la caractéristique du vrai chef. Et penser par soi-même est ce que Jacotot proposait aux enfants du peuple afin de les émanciper. On comprend que, politiquement, sa thèse ait fait des remous.
L’activité de formateur que je développe depuis quelques années relève du même esprit que mes chroniques: libérer les gens de l’idée que, pour penser, il faut s’en remettre à ceux qui savent. L’émancipation de l’intelligence rend la vie managériale peut-être moins confortable à certains, mais elle accroît la force de frappe cérébrale de l’entreprise. Regardez ce qu’ont à dire à ce sujet mes amis de MOM 21 (4). Ce n’est pas penser que répéter ce que des perroquets plus savants que les autres répètent à l’envie. Cela, c’est être endoctriné et il n’y a pire ennemi de l’intelligence et de la démocratie que cet endoctrinement qui se fait passer pour de l’information, de l’instruction, voire de la compétence. Pour conclure, je m’en vais vous en donner un exemple: les économistes du vingt heures vous expliquent doctement que la compétitivité de la France suppose que nos salaires et nos systèmes sociaux soient allégés. Votre bon sens ne vous dit-il pas que c’est chose singulière, paradoxale même, que le progrès consiste aujourd’hui à revenir en arrière ? Quel est donc l’horizon vers lequel on nous conduit, que l’on donne à nos enfants, au terme de décennies de progrès technologiques ? Quel est donc ce monde dont on nous explique que nous devons le subir comme s’il n’était pas notre création ? A qui le crime profite-t-il ? Ah! pardonnez-moi! J’avais oublié: je n’ai aucun diplôme d’économie. Je n'ai pas été initié à cette religion-là. Je ne suis qu’un roseau pensant.
(1) Cf. http://fr.wikipedia.org/wiki/Joseph_Jacotot
(2) Gérard Barras, le chef de chantier du Viel Odon et, avec son épouse Béatrice, le fondateur d’Ardelaine entre autres choses.
(3) Cf. Echec scolaire, une autre histoire, Dina Scherrer, éditions L’Harmattan.
(4) Mouvement pour le Management et les Organisations du XXIème siècle: http://www.mom21.org
23:53 | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : jacotot, instruction, éducation, pédagogie, michael white, andré coenraets, dina scherrer, gérard barras, bernard rohmer, mom21, démocratie, intelligence collective
17/01/2014
A propos de l’Etat (3)
L’entreprise industrielle connait bien cet antagonisme entre le moteur de conformité et l’instigateur de divergence. Elle fait le produit mais bien moins que le produit ne la fait: des machines aux êtres humains, tout y est ordonné à sa fabrication. Celle-ci consistant dans la reproduction mécanique et fidèle d’un modèle initial, l’entreprise est donc, par nature, un moteur de conformité. Mais l’entreprise, au cours de sa vie, peut avoir besoin de se réinventer. Un certain nombre de grandes faillites - dont celle de Kodak - proviennent de n’avoir pas vu venir - ou même d’avoir refusé de voir venir - une innovation radicale comme celle que constitue le passage de l’argentique au numérique. Avec tout l’aveuglement que peut conférer une grande réussite, la firme créée par George Eastmann en 1881 s’est finalement suicidée. L’histoire de Kodak, parmi tant d’autres du même jus, souligne combien l’articulation du moteur de conformité avec l’instigateur de divergence est un art difficile qui se heurte notamment à tout ce qui peut engendrer la dérive de l’intelligence: les habitudes, les croyances, l’égo, l’hybris, la peur... Au delà, l’histoire de Kodak pourrait être aussi une parabole: celle du sort qui menace notre manière non pas de produire des images mais tout simplement de vivre à la surface de la planète. Car ce que nous avons à réinventer, c’est un bonheur compatible avec ce que la Terre peut nous donner.
Pour ne pas seulement prêcher des idées mais nourrir concrètement la réflexion, je vais évoquer deux démarches que je trouve très inspirantes sous l'angle de l'ingénierie sociale.
D’abord, j’ai mémoire d’un très intéressant témoignage, celui du responsable de l’innovation d’une grande entreprise française dans les années 90. Nous nous sommes perdus de vue et je ne sais pas si le modèle que je vais vous décrire a survécu aux changements successifs d’actionnaires et de PDG qu’a dû connaître l’entreprise. Mon interlocuteur avait reconnu la difficulté d’articuler les deux logiques et encore plus les deux populations. Il avait pris en compte le fait que les motivations et les freins des «innovateurs» sont autres que ceux des «agents de conformité». Non seulement leurs motivations sont différentes, mais aussi les conditions de leur efficience. Le dispositif imaginé consista dans la création, autour des projets confiés aux innovateurs, d’une bulle qui leur permettrait de fonctionner à leur manière, qui les protègerait donc des gardiens et de leurs procédures, mais qui protègerait aussi l’entreprise de leurs modes de fonctionnement parfois à la limite de ce qu'un agent de conformité nommerait rapidement transgression. On en revient à la membrane filtrante que j’ai évoquée dans une chronique précédente. Celle-ci, en l’occurrence, se composait d’une double règle du jeu, à savoir celle qui régissait les engagements de l’entreprise à l’égard de la bulle, incluant les ressources qu’elle mettait à sa disposition, que complétait celle des engagements des occupants de la bulle à l’égard de l’entreprise. Je vous laisse à imaginer les dispositifs que cette gestion de l’exception pourrait inspirer dans d’autres domaines, comme la revalorisation des terrains vagues au pied des «cités», la production locale d’énergie, etc.
Mon autre exemple, tiré encore du milieu entrepreurial, est celui de FAVI, une fonderie située dans la Somme. Cette entreprise, depuis trente ans, bien qu’elle exerce son activité dans un domaine de concurrence féroce qui aurait pu donner à ses actionnaires une grande envie de délocalisation, est sur une trajectoire hors du commun tant dans le domaine de la qualité et de la rentabilité que dans celui de la motivation et de la satisfaction de ses salariés. Alors président-directeur général, Jean-François Zobrist décida un jour de supprimer l’encadrement, les contrôles, la bureaucratie et, pour résumer en un mot, l’infantilisation des ouvriers. Il décida de leur confier rien moins que l’avenir de l’entreprise. Ce qui en résulta, je viens de l’évoquer. Cette révolution eut un point d’appui - l’attachement des ouvriers à leur territoire - et un facilitateur: le PDG qui mit en place les outils et veilla rigoureusement lui-même au processus de cette émancipation. Pouvez-vous imaginer une transposition de cet exemple à un quartier, un village, une région, avec un élu qui tiendrait, pour des citoyens réinvestis de leur responsabilité et de leur intelligence, le rôle de Jean-François Zobrist ? Bien sûr, il serait à craindre que, dans ces conditions, la carrière politique perde de son attrait pour certains.
La seule langue du dialogue avec un monde qui change est l’expérimentation. Pour pouvoir parler cette langue, il convient d’ouvrir - ou de rouvrir - des espaces de liberté. L’Etat, aujourd’hui, nous donne l’impression qu’il nous entrave toujours davantage et cela tout en nous livrant au retour de la loi de la jungle. Il semble se faire le relai docile d'injonctions étrangères plutôt que le représentant, le catalyseur et le protecteur de notre communauté nationale. En bref, il nous met dans la situation où nous devrions inventer notre survie, réinventer notre vie, mais les mains attachées dans le dos et le boulet aux pieds. Depuis l’inspecteur de l’URSSAF qui aligne un bistrot parce que les consommateurs y rapportent leur verre au comptoir (1) jusqu’à la législation sur le jardinage (2) en passant par ces édiles, devenus des princes, qui une fois élus ne veulent plus que les citoyens se mêlent des affaires de leur territoire (3), on n’en finirait pas de recenser les mesures, les interventions et les comportements qui engendrent la double contrainte de devoir s’en sortir en étant de plus en plus étroitement ligoté. Alors que l’humanité est engagée dans une métamorphose dont l’Histoire nous donne peu d’exemples, plutôt que vouloir nous faire passer à tout prix dans la même filière à extruder - oeuvre en grande partie de bureaucrates européens et de lobbies américains - le rôle de l’Etat me semblerait être d’encourager et de protéger la multiplication de bulles d’expérimentation dans tous les domaines. Il lui reviendrait de nous rendre de notre liberté en faisant la chasse aux règlementations qui, issues souvent de bonnes intentions mais parfois aussi d’une idéologie ou d’une manipulation par des groupes d’intérêts, nous empêchent d’expérimenter. Sinon ? Eh! bien, sinon, un jour où la double contrainte sera insupportable, il nous restera la colère, la transgression et la violence.
Nous avons besoin d’un écosystème de la créativité sociale. C’est le rôle de l’Etat de le susciter, en accordant un cadre juridique, des espaces, et parfois des moyens(4). Mais conclure là-dessus, même si c’est dans le cadre d’une modeste chronique, me semble insuffisant. Si l’action de l’Etat, aujourd’hui, paraît n’être que la résultante de groupes de pression internes ou externes en coalition ou en concurrence sur notre dos; si nous avons le sentiment que la communauté nationale se fracture en continents aux intérêts antagonistes qu’une dérive éloigne les uns des autres; si, même, la question du racisme et des communautarismes occupe obsessionnellement le devant de la scène - c’est qu’aucun de nos hommes politiques n’a une vision de la France capable de transcender les clivages et de fédérer les énergies et les espoirs de tous ceux qui vivent sur son sol. Faute d’une grande histoire à nous partager, nous devrons nous contenter, chacun dans notre coin, d’écrire de petites histoires. A tout prendre, c’est mieux que laisser tenir notre plume à d’autres. Je crains cependant que cela ne puisse tout résoudre.
(2) http://www.developpementdurable.com/conso/2013/05/A6663/faire-son-potager-pourrait-devenir-illegal.html et http://midi-pyrenees.france3.fr/2014/01/15/des-petits-mar...
(3) Propos d'un élu représentatif de l'espèce recueilli par l'auteur.
(4) Qu'il s'agisse d'un revenu minimum de base comme peut le réclamer Pierre Larrouturou, d'une "dot" telle que la promeut Jean-Michel Truong http://www.jean-michel-truong.com ou d'autres systèmes.
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15/01/2014
A propos de l’Etat (2)
Je m’intéresserai ici à l’un des aspects du rôle de l’Etat qui me paraît vital eu égard à l’époque. Cette époque - du fait des forces qui s’affrontent et se combinent, du fait des limites planétaires à la croissance d’une consommation qu’on ne cesse pourtant d’attiser, du fait des limites anthropologiques d’une culture d’un humain sous influence, asservi à des bonheurs artificiels - est une époque de métamorphose. Ce qu’elle engendrera relèvera à la fois de la contrainte et du désir, du renoncement et de l’invention. Je suis optimiste quant à l’aboutissement de ce processus, car les aspirations, la créativité et le courage ne manquent pas. En revanche, ma conviction est que la traversée - que nous avons commencée - sera houleuse et qu’au passage de certains caps, comme sur la route du Vendée Globe, les tempêtes ne manqueront pas. Alors, dans cette aventure qui nous aspire tous nolens volens, le premier rôle de l’Etat, selon moi, est de créer les conditions de notre résilience individuelle et collective.
Spécialiste du fonctionnement des écosystèmes, Robert Ulanowicz a montré que la résilience - l’aptitude à se régénérer après une catastrophe - n’est pas du côté des monocultures intensives et des processus linéaires mais du côté de la diversité et des interactions multiples. Cette représentation de la résilience peut être étendue à bien d’autres domaines. Elle peut fertiliser la réflexion dans le domaine monétaire, comme l’a montré Bernard Lietaer. Elle peut irriguer l’invention de dispositifs qui favorisent la démocratie. Elle peut même inspirer la gestion de notre vie: Spinoza ne disait-il pas déjà, il y a quelques siècles, que, contre le malheur, il faut cultiver beaucoup de pensées heureuses ? C’est la même logique que l'on retrouve d'ailleurs aussi dans les techniques de créativité: produire beaucoup d'idées et favoriser leur hybridation.
Nos problèmes d’aujourd’hui sont souvent les rejetons des solutions que nous avons adoptées hier, de même que les problèmes que connaitront nos enfants seront issus de nos solutions d’aujourd’hui. Si l’on regardait de plus près, on se rendrait sûrement compte d’une certaine indigence de l’imagination - les effets d’une monoculture - et d’un déficit d’engagement des diverses parties prenantes - le manque d’interactions - ces deux choses résultant d’une organisation à la fois hiérarchique et unificatrice qui se réplique presque partout, dans les structures publiques ou privées, au plan local comme international. Mais n’est-ce pas, en vérité, le rôle que nous attendons que tienne l’Etat: hiérarchique et unificateur ? Je propose - dans un accès de mégalomanie, je le concède - que l’Etat se veuille moins dirigiste et davantage protecteur, et protecteur principalement du processus de création dont les citoyens peuvent être les auteurs et les acteurs. On m’a donné l’exemple de Samsung qui, plutôt que dépenser des millions en études pour essayer de savoir quel est «le» smartphone à produire, mise sur la diversité des modèles qu’il sème sur le marché, observant ceux qui réussissent comme un paysan surveille ses semis. C’est ce que nous devrions faire aujourd’hui - c’est ce que certains pionniers, d’ailleurs, réalisent, à l’encontre des préjugés, des dogmes et parfois des règlementations - dans les domaines de l’énergie, de l’habitat, de l’économie, de l’autosuffisance alimentaire, de la santé, de la démocratie...
Dans «Le principe de Lucifer», Howard Bloom montre que toute société a besoin de ce qu’il appelle un «moteur de conformité». La conformité est ce qui permet à une population de se comprendre tacitement et de respecter une règle du jeu commune sans avoir à se réunir et à discuter sans arrêt. Elle met de l’huile dans les rouages sociaux. Elle facilite la cohésion et l’efficacité du groupe. Mais elle a un revers: elle induit des comportements stéréotypés et, en cas de changement important dans l’environnement de la société, elle peut conduire au cercle infernal de faire toujours davantage de la même chose sans plus jamais obtenir le résultat recherché. C’est que la conformité est comme la clé d’un monde particulier : si le monde dans lequel on est correspond à cette clé, tout va bien. En revanche, si - souvent à notre insu d’ailleurs - on n’est plus dans le monde que l’on croit, la clé ne fonctionne pas. Ce qui conduit Howard Bloom a montrer également que toute organisation a besoin aussi d’un instigateur de divergence: celui qui ne perçoit pas, ne comprend pas, ne fait pas les choses comme tout le monde.
L’instigateur de divergence, c’est le vilain petit canard qui n’a pas réussi à se couler dans le moule, le moustique qui empêche de dormir, le trublion du consensus assoupi, le questionneur qui empêche de penser en rond, l’artiste hérétique qui bafoue les canons de son époque. Mais il est capable de ciseler une nouvelle clé ou en tout cas une pince-monseigneur qui entrouvre la porte d’un nouveau monde. Il pourra s’agir d’un obscur employé du Bureau des Brevets de Genève qui, entre deux dépôts, griffonne la théorie de la relativité pour rendre compte d’une anomalie que les physiciens officiels ont traitée de négligeable. Il pourra s’agir d’un Claude Monet et de son tableau «Impressions au soleil levant» - d’où provient le terme «impressionnisme» à l’origine forgé ironiquement par un journaliste - qui a enrichi notre façon de regarder. Il pourra s’agir d’un officier inconnu qui affirme que la prochaine guerre, loin de répéter les mouvements massifs d’infanterie de 14-18, sera motorisée, ou encore d"informaticiens qui ont l’idée de faire des photographies autrement qu’avec une pellicule. De nos jours, on trouverait probablement une belle population d’instigateurs de divergence parmi les chercheurs qu’une médecine à la botte des industries de la maladie essaie de réduire au silence, ces illuminés qui, comme le Dr Bruce Lipton, prétendent qu’on peut aborder les pires maux, de manière complémentaire ou carrément alternative, autrement qu’avec le bistouri, la chimio, la radiothérapie ou l’ingénierie génétique. On en trouverait aussi beaucoup dans toutes les initiatives qui tendent à redonner vie au lien social, à réinventer la solidarité, l'économie et le territoire.
Le problème cruel de toute société est celui de la relation entre le moteur de conformité et l’instigateur de divergence. Nous avons besoin de l'un et de l'autre: le malheur est qu’ils ne se supportent pas. Au point que l’un, prophète rejeté, ne cesse de maudire l’autre, lequel l’écraserait volontiers comme un insecte dangereux. Seulement, le duel est inégal: du fait de nos pentes psychologiques naturelles et de l'arsenal social et politique qu'elles ont engendré, il penche lourdement en faveur de la conformité. Pour que notre société soit créative à la mesure des défis qui l'attendent, elle a besoin d'un Etat qui accepte de se départir de son dirigisme et de son omniprésence pour protéger et stimuler la créativité citoyenne.
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