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22/02/2014

Faire société (2)

 

 

 

Nous pouvons aujourd’hui vivre au sein de la société sans nous impliquer dans celle-ci. Du coup, nous ne sommes plus que les colocataires vaguement parasitaires d’un monde qui appartient à d’autres. On peut nous en expulser et, à tout le moins, en modifier l’aménagement sans notre aval. Pauvre illusion, reconnaissez-le, que le périodique bulletin de vote! Et - alternative pour faire prévaloir nos valeurs - lent et incertain parcours que celui du «consomm’acteur» responsable! Certes, l’argent que nous dépensons semble avoir dans ce monde plus de poids que les institutions démocratiques et, au milieu de notre impuissance politique, c’est un levier précieux. Récemment, par exemple, comme les consommateurs privilégient de plus en plus les oeufs bio, un éleveur industriel a renoncé à son projet d’usine à poulets. Réjouissons-nous, mais méfions-nous aussi des victoires à la Pyrrhus: rien de tel qu’une gifle pour réveiller l’agressivité. Vous n’imaginez pas que les lobbies vont rester inactifs devant cette défaite qui, si l’on n’y met bon ordre, pourrait en présager d’autres ? Quelle sera leur réplique ? Obtenir, d’une manière ou d’une autre, une traçabilité réduite voire nulle des produits alimentaires ? Faire interdire la mention de provenance ou encore inciter à la dégradation des normes qui définissent le «bio» ? Je retournerai la phrase célèbre: ce n’est pas parce qu’on a gagné une bataille qu’on a gagné la guerre. Quoique nous expérimentions, nous ne pouvons pas nous dérober à un engagement de nature politique. 

 

Notre première faiblesse est que nous sommes devenus des tribus diffuses et hors sol. Alors, la priorité me semble être de refaire société où nous sommes et avec ceux qui nous entourent, sur le territoire où nous vivons. Agissons sur nos prétendus représentants politiques, mais aussi recherchons, concevons et mettons en oeuvre d’autres systèmes que nous pourrons faire vivre nous-mêmes et qu’une règlementation liberticide ne pourra pas balayer facilement. Intensifions par exemple, en les contractualisant, les liens économiques de proximité. Sauf à accepter la servitude, nous ne pouvons tourner le dos à un activisme collectif enraciné, tenace et vigoureux. Le concept de l’égoïsme salutaire, celui de «l’agent économique rationnel sur un marché parfait» qui veut, au fond, nous faire croire au remplacement avantageux d’un pouvoir arbitraire par des ajustements mécaniques, est la plus grande escroquerie intellectuelle de notre époque: ce n’est que le loup qui a revêtu une peau d’agneau pour que le troupeau se laisse paisiblement égorger. 

 

La solidarité permet de mieux traverser, à plusieurs que seuls, les aléas de l’existence, de satisfaire les besoins de nourriture et de protection d’une population et de repousser les tentatives d’asservissement. Issue d’un lien de sang, d’une tribu, d’un territoire occupé en commun, elle évolue et se diversifie avec la société. Elle pourra résulter de l’appartenance à une communauté professionnelle, philosophique ou religieuse ou de l’adhésion à une organisation. Avec les régimes démocratiques et les lois sociales, l'Etat en deviendra le grand organisateur. Un système étendu, imposé et réglé par la loi est certes plus solide et il lisse mieux les inégalités de destin que mille petits systèmes locaux ou corporatistes. Mais être solidaire d’un seul point de vue comptable, et au surplus de personnes qu’on ne connaît pas, est aussi, par la perte du sentiment d'appartenance, de l’affectio societatis, la première incitation à l'individualisme. On regarde un jour les retenues sur notre feuille de paie, le peu que nous procure peut-être en échange ce système, et on constate qu’il bénéficie davantage à des gens qu’on ne connaît ni d’Eve ni d’Adam. On est prêt dès lors à entendre les sirènes des régimes de capitalisation où il n'y a plus de solidarité ou de communauté mais seulement des individus, et où les écarts ne sont plus corrigés ou même mitigés. Voyez les attaques européennes contre notre sécurité sociale et l’écoute qu’elles recueillent de la part de ceux qui tirent encore leur épingle du jeu et pensent qu’il en sera toujours ainsi pour eux. Ce rejet des systèmes de répartition engendre pourtant un effet secondaire redoutable: il vient accroître la force de frappe des financiers dont on a pu constater les basses oeuvres. On s’étonnera un jour, comme maints salariés américains, d’être licenciés par un fonds de pension auquel nous avons confié notre épargne de retraite. Et on s’étonnera que, malgré les cataclysmes successifs, la finance ait encore accru son pouvoir sur nous et sur le monde, et que les bulles destructrices ne cessent de renaître et d’éclater.

 

Il nous faut parer au plus pressé. Perspective impensable pour la génération des Trente glorieuses - la mienne - la misère et la précarité ont refait irruption dans nos pays. En Allemagne, par exemple, un travail honnête ne suffit plus à laisser la pauvreté à la porte. A Paris intra muros, un jeune célibataire salarié au SMIC, une fois qu’il a payé le loyer de ses 30 m2, n’a plus grand chose sur son compte en banque. S’agissant de l’horizon de nos enfants, c’est encore plus misérable. La visibilité de l’emploi et des revenus est, pour ceux qui ne bénéficient pas d‘une rente de situation due à la fortune ou à la position familiales, on ne peut plus opaque. Comment, dans ces conditions, s’engager, c’est-à-dire s’établir dans un lieu où faire société, fonder une famille ? On nous dira peut-être que, jadis, c’était bien pire. Sans doute, mais bon an mal an les communautés locales ou de métier étaient là, et, un jour, l’Etat en a pris le relais. Or, l’Etat, qui s’affaiblit sous le poids d’une dette qu’on n’imagine même pas rembourser un jour et qui plie l’échine devant les technocrates issus de Goldman Sachs, alimentera de moins en moins les amortisseurs sociaux. Allons-nous - nous, gens de ma génération - regarder, passifs, s’installer cet avenir crépusculaire ? Le lucide Armand Braun qui a vu venir depuis longtemps ces lendemains qui déchantent, plaide auprès des gouvernements successifs la promulgation d’un statut pour des «associations de solidarité familiale». Reconstruire une mutualité inter-générationnelle pour amortir les bouleversements à venir fait partie des projets que nous pouvons nourrir. 

 

Parer au plus pressé, c’est aussi voir les fragilités de notre système d’approvisionnement et en anticiper les ratées. Notre alimentation parcourt des distances extravagantes avant d’arriver dans nos assiettes. La gestion des approvisionnements se fait à flux tendu. Une grande ville aujourd’hui n’a guère que trois jours d’alimentation devant elle. S’il y a rupture à un quelconque point de la chaîne, la panique et les émeutes exploseront avant qu’on ait eu le temps de comprendre ce qui se passe. Compte tenu des aléas climatiques, de la spéculation qui a découvert les produits alimentaires, des difficultés économiques qui peuvent atteindre tel ou tel acteur de la filière et aussi des conflits régionaux qui se multiplient, évoquer cette nouvelle précarité n’est pas une manière de se faire peur. Le danger est réel. Comment anticiper ? Evidemment, en rapprochant la production de la consommation: se prendre par la main, encourager à l'entour et au sein des villes les cultures vivrières, les AMAP, le maraîchage de proximité, le jardinage individuel ou collectif. Mais aussi - et on retrouve là l’inévitable engagement citoyen - protéger les meilleures terres de leur stérilisation par le bétonnage et l’agriculture industrielle.  

 (à suivre)

16/02/2014

Faire société (1)

 

 

La capacité de faire société dépend, certes, du tempérament et de l’histoire de chacun. Mais notre aptitude à faire lien avec nos semblables n'est pas seulement tributaire de caractères individuels, qu’ils soient innés ou acquis: elle résulte aussi des histoires collectives qu’on se raconte - ou qu’on ne se raconte pas - au sein d’une population. C’est une antienne que de dire de nos grandes villes qu’elles sont des lieux de solitude et d’indifférence et qu’on n’y connaît pas ses voisins de palier. Pire, tout le monde vous le dira: s’il y a une agression dans le métro, les passagers se figent dans leur absence. Ce dernier phénomène, quand on l’évoque, nous horrifie et nous tombons si vite dans le jugement que nous ne prenons pas le temps d’essayer de le comprendre. Que nous dit le jugement ? Que les gens sont lâches alors qu’ils seraient plus qu’assez nombreux pour maîtriser l’agresseur. Ne voyez-vous pas qu’avec cette remarque sur le nombre on met le doigt sur le problème sous-jacent? Agir collectivement nécessite des réflexes communs, des réflexes sur lesquels, quand on s’engage dans une intervention hasardeuse, on puisse compter. Or, aujourd’hui, si je me risque à interpeler l’agresseur ou si je m’avance vers lui, je ne sais pas dans quelle mesure d’autres m’épauleront, fût-ce de la voix. Quand on parle de lien social, il ne s’agit pas d’un mol sentiment de bienveillance envers notre voisinage. Il s’agit de la capacité d’agir ensemble. 

 

Quand vous flânez devant les terrasses de café ou voyagez dans les transports en commun, regardez autour de vous. Qu’y a-t-il de plus banal et universel aujourd’hui que tous ces gens, chacun enfermé dans sa bulle, écouteurs sur les oreilles et oeil fixé sur l’écran d’un smartphone ? L’ami Hervé Gouil parle de ces outils «qui rapprochent ceux qui sont éloignés et éloignent ceux qui sont proches». Serait-ce que nous avons moins de mal à être en relation avec ceux qui sont loin de nous qu’avec ceux qui sont tout près ? Que, dès qu’il y a «les autres», faute de codes partagés, nous ne savons plus que faire de notre regard ? Serait-ce que, à l’image de la famille qui, de pluri-générationnelle, est devenue mono-cellulaire, nous ne supportons plus de fréquenter que nos happy few, la poignée de personnes que nous connaissons de près? Soulèvent pour moi les mêmes questions les communautés virtuelles, les pétitions en ligne, les «friends» de Facebook. Il paraît que, sur les sites de rencontre, le nombre de ceux qui ne se décident pas à accepter ne serait-ce qu’un café «IRL» (in real life: dans la vraie vie) n’est pas négligeable: les rencontres et les amours virtuelles ne risquent pas de remettre en question notre quotidien et, par dessus tout, notre rapport à nous-même. Mais il en est de même d’autres engagements qu’amoureux. Combien, derrière son écran, a-t-on l’impression d’exister, d’être influent et soutenu dans la Facebooksphère! Or, si l’on excepte la satisfaction de se conforter dans ses opinions avec une poignée de lecteurs qui nous ressemblent, quelle est l’influence réelle de celle-ci sur le monde ? Ne soulage-t-elle pas à bon compte, sans grand risque, nos colères et nos frustrations, nos idéaux bafoués, nos sentiments d’injustice ? Ne contribue-t-elle pas finalement, par l’exutoire qu’elle propose, à nous amollir ? Discussions de café du commerce qui donnent l’impression de rayonner sur le monde entier et dont l’illusion nous comble...

 

Je me souviens de ma déception et plus encore de ma surprise lorsque, sur un sujet qui m’est cher et qui agite périodiquement les vagues virtuelles - la liberté des semences - j’ai décidé de me joindre aux manifestations. Le rendez-vous était devant l’Assemblée nationale où, dans le courant de l’après-midi, les députés légifèreraient sur la question. Je m’attendais à une foule de quelques milliers de personnes, tant l’enjeu était important, et, ayant bien essuyé mes lunettes, j’ai fini par trouver un groupe qui en comptait au mieux une centaine. Faut-il alors s’étonner que de telles règlementations soient votées sans que les parlementaires se posent la moindre question ? Les opposants de la rue, dont je salue la ténacité, ne font hélas! que montrer leur faiblesse. Si vous regardez les évènements qui ont eu raison des lois iniques au cours de l’histoire des hommes, agir était alors bien autre chose. Serait-ce que nous manquerions de conviction dans les causes que nous prétendons soutenir ? Sans doute est-ce en partie cela, mais une autre explication me semble tenir aux effets lénifiants de notre mode de vie. Jadis, la vie était rude, les métiers étaient rudes et ils forgeaient des hommes rudes. Sans cette vie-là, sans ces métiers-là, sans ces hommes-là, point de Germinal! Aujourd’hui, face à l’oppression, on pianote sur son iPhone tout en continuant de regarder «Qui veut gagner des milliards ?» à la télévision. «Du pain et des jeux»: la vieille phrase romaine est toujours aussi pertinente. Du pain: tant que l’estomac de la foule ne criera pas famine, la révolte sera privée d’énergie. Des jeux: en occupant le «temps de cerveau disponible», on écarte le risque des réflexions corrosives, et en remplissant de divertissements le temps libre des citoyens on évite les conciliabules qui pourraient tourner en conjurations.

 

Notre société d’individus connectés, mais sans liens vigoureux dans l’ici et le maintenant, produit le confort relationnel et son pendant: la pusillanimité. La "dissociété" qu'analyse Jacques Généreux n'est pas seulement le fruit des agressions extérieures, elle résulte d'une dissolution intérieure dont nous sommes les complices. Faire vraiment société, c’est se frotter à ce que l’humain a d’épais, de rugueux, parfois de menaçant. C’est se confronter. C’est d’autant moins vivable qu’on y a été peu préparé, qu’on n’en a pas reçu le mode d’emploi et que, au surplus, les voies d’évitement, qui nous laissent l’illusion d’un agir collectif, sont nombreuses et variées.