05/01/2015
Une adolescence dos à la mer
Vous souvenez-vous de votre adolescence ? Quel qu’en soit le contexte, je serais étonné que vous vous la rappeliez comme une période confortable de votre vie. En ce qui me concerne, je dois faire un effort pour la retrouver et l’impression qui me vient est d’entrer dans un pays sans carte où personne ne peut vous aider, où il faut s’en sortir par ses propres moyens tout en ayant les plus grands doutes sur soi-même.
Généralement, on ressort de l’adolescence avec des certitudes et on appelle cela « devenir adulte ». Je serais tenté de dire que cela dépend desdites certitudes, mais c’est chipoter: être adulte, c’est avoir des certitudes, c’est avoir choisi une vision du monde et une représentation de soi-même. Point. Regardez autour de vous: la qualité de cette vision et de cette représentation importe peu. Etre adulte, c’est tout simplement avoir dépassé les questionnements, c’est être passé d’une insaisissabilité presque toujours douloureuse et parfois dramatique à une consistance plus ou moins éclairée.
Steve Moreau, romancier et cinéaste, a vécu une adolescence particulière. A deux titres: d’une part, il l’a passée en compagnie d’un père bien peu paternel à bord d’un bateau à l’ancre dans le port de La Rochelle; de l’autre, il l’a observée et retenue avec cette acuité qui est le propre des artistes. Il l’a observée et retenue et il l’a restituée, d’abord sous la forme d’un roman - ce qui laisse quelques frontières floues entre la part d’autobiographie que l’on subodore et l’autre. Puis, comme pour vouloir la comprendre mieux encore, voilà qu’il vient de passer du roman au film.
Dans l’histoire que Steve nous conte, le personnage du père soulève pour moi une des interrogations majeures du récit: qu’est-ce qu’être un adulte, qu’est-ce qu’être un père ? Voilà un homme qui semble ignorer ce qu’est le doute. Il manifeste une assurance parfois grand-guignolesque qui glisse facilement au sans-gêne et au dérisoire. Pour un débrouillard, c’est un débrouillard, pas de doute là-dessus. Les expédients ne lui font pas peur. De temps en temps aussi - cela va de pair avec le personnage - quand il ne risque rien, il joue les grandes gueules. Et pour ce qui est de son rôle de père, c’est un donneur de leçons d’autant plus exécrable qu’il n’est au fond qu’un être de fuite qui prend en permanence la pose. Plus obsédé de lui-même, en fait, que de son fils ou de n’importe qui d’autre, et respectueux de rien. Je l’ai trouvé haïssable, mais j’ai fini par me demander quelle blessure narcissique gît au fond de ce personnage, qu’il évite soigneusement de sonder. Au surplus, c’est un caractère qui n’est pas si rare: on peut en retrouver assez facilement des échos chez certaines personnes de nos entourages, pour ne pas dire que peu ou prou nous en abritons presque tous un morceau en nous.
Avec un repère aussi inconsistant que déloyal - incarné remarquablement par Tonio Descanvelle - être adolescent, chercher à se construire, à vouloir aller vers sa vie, est périlleux au possible. La confrontation des deux personnages, l’un - silencieux, renfermé sur lui-même, en apparence passif, parfaitement incarné par Simon Voss - et l’autre, irresponsable au fond, déjà figé dans ses évitements, pourrait être dévastateur. Admirablement utilisée, l’image en noir et blanc cisèle les situations que le cinéaste a choisi de nous montrer.
Sortie officielle de Dos à la mer à Paris le 14 janvier. Toutes les informations sur les séances sont en ligne sur le site : www.dosalamer-lefilm.com . Roman publié par les Editions L’Harmattan qui nous annoncent une suite: « Dos à la mer, La révélation ».
18:10 | Lien permanent | Commentaires (0)
04/01/2015
Parabole
Comme le Maître redescendait de la montagne, ses disciples s’approchèrent de lui.
« Maître, lui demandèrent-ils, comment peut-on inspirer aux grands financiers, aux hommes politiques, aux capitaines d’industrie, le sentiment qu’il y a quelque chose de plus sacré que l’argent ou le pouvoir ? »
Le Maître fronça les sourcils, puis son expression s’adoucit tandis qu’il contemplait les visages honnêtes de ses disciples bien-aimés.
« Je vais vous raconter une histoire » leur dit-il.
Les disciples s’assirent à même le sol autour de lui et ne le quittèrent pas des yeux. Il s'assit à son tour, prenant son temps.
« Il y avait un jour deux missionnaires, des hommes comme vous, qui s’en étaient allés dans des contrées lointaines porter la bonne parole. »
L’assistance retint son souffle: n’était-ce pas là le destin qui leur était promis, auquel tous aspiraient ?
« Au détour d’un chemin, ils se trouvèrent nez à nez avec un prédateur de la pire espèce, à côté duquel un tigre mangeur d’hommes n'est qu'une peluche. »
L’audience se représente la scène, s'y projette et frémit.
« Alors, les deux missionnaires tombèrent à genou et se mirent à prier.
Et, dans leur prière, ils disaient: « Mon Dieu, veuillez inspirer à ce fauve le sentiment du sacré ».
Et ce disant, tant ils avaient peur, ils fermaient les yeux. »
Avec l’art consommé du conteur, le Maître laisse planer quelques secondes de silence.
« Puis, comme ils n’entendaient aucun bruit, ils rouvrirent les yeux.
Et, miracle! le prédateur terrible était à genou!
Il murmurait quelque chose qu’en tendant l’oreille nos deux missionnaires réussirent à entendre:
" Mon Dieu, veuillez bénir la nourriture que je vais prendre! »
(Adaptation libre d’une histoire bien connue).
14:31 | Lien permanent | Commentaires (1)
01/01/2015
Notre véritable histoire
Alors que s’achève une année où les démons qui hantent l’humanité depuis son apparition semblent plus que jamais déchaînés, j’ai besoin de me rassurer.
Jamais nous n’avons eu une conscience aussi claire de notre impasse écologique, de la finitude de nos ressources et de la proximité des échéances, et jamais les gouvernements n’auront moins fait, fût-ce pour en retarder les effets dévastateurs.
Jamais nous n’avons eu une telle expérience de l’abondance, et jamais les accaparements égoïstes et les inégalités n’auront atteint de pareils sommets.
Jamais l’accès aux sagesses millénaires des peuples n’a été aussi large et universel, et jamais on n’a foulé aux pieds avec autant de mépris les valeurs d’amour, de paix et de respect qu’elles nous proposent.
Jamais les humains n’ont été dans une quête aussi ardente de héros, et jamais les impostures n’auront été aussi nombreuses, les admirations et les engagements aussi dévoyés.
J’arrête là et je ne donne pas d’exemples, chacun en aura un nombre suffisant à l’esprit et il suffit de consulter les actualités sur Internet pour en trouver chaque jour de nouveaux.
Certains ont annoncé la fin de l’Histoire. Je ne partage pas cette idée. D’abord parce que, comme l’ont montré des observateurs aussi différents que Nancy Huston, Boris Cyrulnik ou Michael White, la caractéristique de l’humain est de traiter la réalité comme un récit. Ensuite parce que, pour changer de registre, l’évolution n’en continue pas moins - je veux le croire - de chercher son chemin et que c’est là, selon moi, la véritable histoire que nous avons à discerner et à vivre.
Si l’histoire dont certains annoncent la fin est celle des empires et des dynasties, j’en accepte l’augure, même si la passion des conquêtes et de l’accumulation est loin de s’affaiblir et si, aux royaumes belliqueux, nous avons ajouté les pieuvres des multinationales et les razzias sauvages des flux financiers. Mais tout cela, quand on regarde bien, est de même nature. Je veux croire que, dans quelques siècles, tout ce fatras paraîtra aussi vil et anecdotique au regard de la véritable Histoire de l’humanité que l’agitation indécente des people.
Quand on regarde derrière nous, loin derrière nous, l’on voit émerger de la soupe primordiale des graines de vie qui, en générant de l’oxygène et en s’associant au sein d’ensembles de plus en plus étendus, ont produit des systèmes vivants de plus en plus complexes. A la crête de cette vague apparaît homo sapiens sapiens qui, à l’échelle des temps historiques, manifeste en apparence peu de transformations anatomiques: ce n’est plus au niveau de la charpente que cela se joue mais au sein de la boîte crânienne. De la complexification de ces quelques centimètres cubes de matière molle la planète va être profondément et irrémédiablement bouleversée.
Le plus visible est qu’avec sapiens sapiens - ou plutôt, comme le désigne avec justesse Edgar Morin, sapiens demens - s’est introduite dans le monde une intelligence créatrice dont les effets - nous en avons l’ultime ressac sous les yeux - iront exponentiellement. Mais il y a plus. Homo sapiens demens apporte dans la finitude du monde l’infinité de son désir, ou, formulé autrement, l’infinité de son manque. Les arbres ne montent pas jusqu’au ciel et tous les animaux, une fois qu’ils ont mangé, sont repus. Homo sapiens demens, lui, proclame « Quo non ascendam ? » et n’est jamais rassasié. Au surplus, il ne tient pas à l’être. A l’image des Romains de la décadence qui se faisaient vomir pour continuer à s’empiffrer, il a inventé la mode, la destruction créatrice et l’obsolescence programmée. Son chef-d’oeuvre: un objet de convoitise étranger aux limites de la réalité, un objet de désir - un leurre - à croissance infinie: l’argent numérique.
C’est ici que l’Histoire change de registre. Défiée par les conséquences destructrices de ses propres créations et, par dessus tout, de la représentation qu’elle se fait d’elle-même et du bonheur, l’humanité doit maintenant ou bien trouver le juste récit à se conter, ou bien disparaître. La solution à la menace radicale qu’elle a engendrée ne relève plus des catégories traditionnelles, politiques ou techniques. La solution, la véritable solution, est d’ordre anthropologique. Elle est du domaine de l’apprentissage et du travail sur soi-même: après s’être consacrée au développement de ses savoir-faire et de ses savoirs, l’humanité doit maintenant faire grandir son savoir être. Dans ce registre, si elle veut bien s’intéresser à son héritage, elle ne part pas de rien. En outre, la germination est déjà à l’oeuvre. J’évoquais ces graines de vie qui, en s’associant il y a quelques milliards d’années et en fabriquant notre atmosphère, ont engendré des systèmes vivants de plus en plus complexes: aujourd’hui, ce qui me donne espoir, ce sont les graines de conscience que je vois se multiplier sans bruit parmi nous, loin des histrions de la scène médiatique. Puisse leur contagion engendrer, tant qu’il est temps encore, une métamorphose pacifique ! Voici le voeu que je forme pour nous tous alors que le soleil se lève sur le premier jour de l’année.
Crédit photo: Pascal de Cahors http://colibrinfo.blog4ever.com
08:13 | Lien permanent | Commentaires (3)