11/06/2018
Qui suis-je ?
La vieille injonction de Nietzsche, «Deviens qui tu es!», rencontrée au cours de mon adolescence studieuse, m’a d’abord semblé d’une limpidité indiscutable.
Puis, au fur et à mesure que je m’explorais moi-même afin de savoir qui j’étais pour pouvoir le devenir, le doute s’est installé en moi: je me découvrais contradictoire, protéiforme, inconsistant - je m’échappais à moi-même. C’est ainsi que certaines personnes deviennent dépendantes des tests de personnalité: ne pouvant se dire d’elles-mêmes qui elles sont, elles ont besoin de la parole de l’autre pour se fonder. «Tu es pierre...» Certaines organisations à la limite de la secte utilisent d’ailleurs la diffusion gratuite de ces tests pour recruter leurs adeptes: le simple fait de remplir le questionnaire et de le renvoyer est l’indice possible d’un profil psychologique vulnérable à la manipulation.
Cela dit, il faudrait être inconscient ou aveugle pour ne pas se rendre compte que les choix dont notre vie a été façonnée et qui, en nous conduisant d’expériences en expériences, nous ont façonnés nous-mêmes, ont rarement émané d’une identité personnelle exempte d’influences extérieures. L’essence de mon identité - me semble-t-il - est le désir qui me pousse. Mais, dans ce désir, qu’est-ce qui est mien et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Qu’est-ce qui est l’oeuvre d’une fixation accidentelle que j’ai pu faire sur un parent admiré ? Qu’est-ce qui relève du mimétisme social ou encore d’une manipulation extérieure bien orchestrée ? Un exemple: savez-vous si votre présente envie de changer de voiture et le choix de tel modèle en particulier reflètent votre désir personnel ? Ne serait-ce point que les clips télévisés ont su éveiller en vous, artificiellement, un manque auquel cette voiture se propose de remédier ? Ou bien, peut-être, réagissez-vous simplement au comportement de tel ou tel de vos voisins qui vient de garer sous votre fenêtre un nouveau petit monstre à quatre roues ? Les jeunes femmes américaines ont adopté la cigarette parce qu’Edward Bernays, neveu de Freud, a su utiliser des messages subliminaux pour la leur vendre comme un trophée à conquérir sur les privilèges masculins, un symbole de libération et de pouvoir. Le désir mimétique a fait le reste. Aujourd’hui, on se demande comment arrêter l’épidémie de cancers qui résulte de la tabagie, mais c’est une autre histoire.
Cette alchimie entre notre désir originel et sa récupération, son détournement ou son retournement par des manipulations extérieures est des plus complexes. J’ai suivi il y a quelques jours, sur la page Facebook de Stéphanie Muzard-Lemoing, des échanges autour de l’allaitement maternel qui viraient à la violence. Stéphanie, la jeune quarantaine, et qui est tout sauf un anachronisme, voulait faire entendre sa propre expérience: elle a eu deux enfants et elle a aimé les allaiter. Elle avait envie de dire que cet acte n’est pas forcément ce que l’on imagine. Mais, rapidement, levée de boucliers de certaines internautes: qu’est-ce que c’est que cette arriérée du causse qui veut revenir sur la liberté féminine et nous renvoyer au moyen-âge ? Pour un peu, les allaitantes qui venaient témoigner dans le sens de Stéphanie auraient été accusées de haute trahison. Un homme, là-dessus, a avoué que le spectacle d’une mère donnant le sein à son enfant le mettait mal à l’aise. Pardonnez-moi monsieur, mais en matière d’obscénités, on en voit de bien pires de nos jours dans nos espaces publics, et il y en a même qu'on encense! Cela dit, je ne doute absolument pas de la sincérité des protagonistes et je ne remets pas en question la sujétion que peut représenter le fait de donner le sein, mais je me suis soudain posé cette question vertigineuse: et si la «fabrique du consentement» dénoncée par Chomski nous avait juste convaincus que le déni de l’allaitement est un acte de libération de la condition féminine, à l’instar de la tabagie prônée par Bernays ? «Mais libérée pour quoi faire?» demandait la trublionne du Lot. «Pour aller à l’usine gagner de quoi acheter du lait maternisé, plutôt que vivre cette précieuse expérience?» J’avoue que je n’ai pas pu éviter de penser au «Meilleur des Mondes» d’Aldous Huxley, cette gigantesque et en même temps intime manipulation qui dissimule l’asservissement poursuivi par le Système derrière la libération de la sexualité. Dans ce monde infesté d'influences sournoises, comment me retrouver?
Mais l’ombre qui enveloppe notre identité véritable, si celle-ci existe, ne résulte pas seulement des combinaisons hasardeuses de notre désir avec des influences extérieures. Qu’est-ce qui, dans mes choix - ces choix qui ont jalonné ma vie et, d’expériences en expériences, m’ont conduit dans une certaine direction - résulte des peurs que j’ai ressenties et auxquelles j’ai cédé ? Qu’est-ce qui relève des évitements que j’ai privilégiés sur les confrontations ? Qu’est-ce qui est le produit des humiliations subies et de l’envie qu’elles engendraient en moi de prendre une revanche ? Le génie de Kane, le personnage d’Orson Welles, est une chose; le domaine d’application qu’il choisit - la presse, la politique, l’argent, les femmes, le pouvoir - en est une autre. Quand vient la dernière image du film, on devine soudain tout un monde que le tycoon a gardé secret et à qui il a refusé le droit d’émerger dans sa vie. Scénario opposé, dans la vie réelle, celui de Jacques Massacrier qui, au faîte du bling bling parisien, décide de partir avec femme et enfants pour vivre à l’âge de pierre sur une île de la Méditerranée. Quarante ans plus tard, il y est toujours et heureux. Bifurcation issue d’une rencontre avec le soi véritable ?
Dans cette quête de soi, la rencontre d’un héros, dans la réalité ou dans la fiction, peut jouer le rôle d’un révélateur, comme un sonar qui tirerait des échos de notre pénombre intérieure. Si tel homme ou telle femme nous font vibrer, ce n’est pas pour rien. Ils nous parlent de nous, leur histoire nous parle de la nôtre. S’identifier à ce personnage peut être une manière de se donner des ressources d’évolution mais aussi, à moindres frais, de se doter d’une consistance. Jamel Debbouze a parlé, à propos de certaines banlieues, de la «génération Scarface». Sans doute, les jeunes de ces quartiers se reconnaissent-ils dans la rage de Tony Montana, et d’autant plus, peut-être, que nous jugeons, nous autres, que c’est un anti-héros. Le drame, c’est que l’histoire du petit voyou de Brian de Palma se termine dans l’impasse de la violence.
Notre recherche de consistance a besoin aussi du regard de l’autre et d’une mise en scène publique. Comme l’a montré Michael White, il n’y a pas d’histoire solitaire: nous sommes faits de récits que les autres tissent avec nous. Adhérer à un mouvement, à une religion, s’affubler d’un habit particulier ou au contraire dévoiler son corps, utiliser ostensiblement certains codes peut faire ainsi partie des moyens, en se reflétant dans l’oeil de l’autre, de se donner une consistance que l’on ne trouve pas en soi. Quand, par exemple, certains jeunes des banlieues se réclament de l’Islam, est-ce qu’ils sont croyants, qu’ils accomplissent les rites, ou bien cette référence n’est-elle pour eux qu’un moyen de creuser le contraste avec la société dont ils ressentent le mépris ?
Quels qu’en soient les points d’appui et les ingrédients, notre vie, comme une rivière qui compose avec la pente et le relief, prend telle ou telle orientation. Il n’y aurait rien de plus à dire ou à redire si l’observation ne montrait qu’assez nombreux sont les êtres humains qui deviennent prisonniers de la solution identitaire qu’ils se sont inventée, du cap qu’ils se sont un jour donné. Partant d’un héros, ils sont tombés dans le stéréotype et se dessèchent dans des scénarios sans issue. Partant d’une représentation de la réussite qu’ils s’épuisent à servir, ils passent à côté du genre de bonheur pour lequel ils avaient des prédispositions plus profondes. Fuyant des peurs, ils s’enterrent dans les frustrations et n’arrivent pas à entreprendre le changement de vie qui leur apporterait la complétion. Ce ne sont que les bifurcations inattendues de quelques originaux qui nous révèlent l’existence possible, en nous aussi, d’un autre monde, parfois immense, que nos passions ordinaires refoulent.
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