25/08/2018
Éloge du clinamen
Point de départ
Je suis du genre contemplatif. Je crois ne connaître personne que l’exercice physique ait rebuté autant que moi. Je le trouve ennuyeux au possible. L’effort me fatigue d’emblée, avant même de l’avoir esquissé. Les sensations que je reçois de mon corps me sont désagréables. Etre essoufflé, par exemple, m’angoisse. Mes pieds attirent les ampoules comme le bas-clergé breton la vérole. Les grosses chaussures me pèsent. J’aime la nature, ses bruits, ses couleurs, ses odeurs, mais la montagne me déprime. Les randonneurs me vantent leurs découvertes, mais je ne vois même pas pourquoi je devrais souffrir pour contempler des paysages alors que la voiture peut me conduire où en admirer de splendides, sans que j'aie à m'exténuer, et bien plus vite. Je ne suis même pas un sportif de canapé qui, un pack de bière à portée de la main, s’excite à voir des petits bonshommes s’agiter sur l’écran et s’enflamme pour les résultats des matchs: je ne connais en fait rien de plus assommant ! Pour donner la touche finale à cet auto-portrait au couteau, mes principales et exclusives passions sont intellectuelles, esthétiques et gastronomiques.
Clinamen
1. Un jour, mon amie Anne(1) me suggère de conclure un parcours de formation dont je suis le maître d’oeuvre par une courte expédition en montagne suivie d’un piquenique sur la Mer de Glace. L’idée me séduit immédiatement. Je suis une proie facile pour ce genre de « happening » qui permet d’introduire dans le quotidien, avec pertinence, une expérience originale, quelque chose d'à la fois symbolique et esthétique, et de l’ordre du partage. Mais, en l’occurrence, à cinquante ans passés - cinquante ans de quasi-inactivité physique, je le rappelle - je me demande si je suis capable de faire honneur à l’expérience. Je ne me vois pas suivre en suant, toussant et crachant ce groupe que j’ai accompagné pendant plusieurs mois. Je me vois encore moins le ralentir, ou pis encore, tout gâcher à cause de mon rapatriement d’urgence ! J’ai la franchise de l’avouer, et Anne, qui connaît le terrain, me dit: « Si tu es capable de courir vingt minutes, tu peux le faire ». Je ne sais même pas si je suis capable de courir vingt minutes. Cela me paraît très long. Mais, comme aurait dit ma grand-mère en parlant des choses que l’on considère avec gourmandise, j’ai déjà cette sortie « à moitié gosier ». J’ai envie de l’offrir à mon groupe et de la vivre avec lui. Je fais donc le test des vingt minutes, au petit trot, sur les trottoirs d’Eaubonne. Je me rends compte que je peux y arriver et, à ma surprise, sans vraiment souffrir, si ce n’est d’ennui. Afin d’avoir de la marge, je m’entraîne sur trente minutes. Durant l’expédition à Chamonix, et pour ce qui est de ce qu’il suffit de faire ce jour-là, je me trouve à l’égal des autres participants. Même l’imprévue Via ferrata qu’il faudra emprunter car le petit train, pour une raison inconnue, est indisponible, sera un jeu pour moi. Le piquenique sur la glace restera, pour l’aventurier de salon que je suis, un souvenir délicieusement insolite. Du coup, je me regarde un tantinet différemment. C’est comme si mon rayon d’action et l’espace où j’évolue ont sensiblement augmenté et que, moi-même, je sois un peu autre que ce que j’imagine. Or, ainsi que le dit le proverbe chinois - et je vais bientôt m’en rendre compte - une route de mille lieux commence par un seul pas.
2. Quelques temps plus tard, alors que ma vie est entrée dans une nouvelle décennie, Claude, un autre ami bien intentionné, m’offre le livre de Bernard Ollivier: « La vie commence à soixante ans ». Moi que la vieillesse et la fin de l’existence angoissent à peu près autant que Woody Allen(2), le message me plaît, me réconforte, m’enjôle. Il produit ce que mes amis des Approches narratives appelleraient un « changement de récit ». Loin d’être un atterrissage plus ou moins en catastrophe dans le marais mortel de la sénilité, la soixantaine propose un nouvel envol. Or, Bernard Ollivier est un chantre des grandes marches qu’il a découvertes justement à soixante ans, après un départ en retraite qui l’a conduit au bord du suicide. Après le Chemin de Compostelle, il a fait, à pied, rien de moins que la Route de la soie, d’Istamboul à Xi’an, soit douze mille kilomètres. Quelques années plus tard, j’aurai le privilège de l’interviewer pour Commencements, mais auparavant l’heure de la retraite sonnera pour moi aussi. Alors, comment mieux consacrer ce changement de vie qu’en partant sur le mythique chemin de Saint-Jacques avec deux amis très chers ?
3. Me voilà ainsi passé de la phobie de l’effort physique qui m’a accompagné jusqu’après la cinquantaine, au goût des randonnées où, dans une journée, faire vingt kilomètres à pied ne relève que de l’ordinaire(3). La description de ce processus d’évolution serait cependant incomplète si je n’évoquais pas la réapparition du vélo, qui est venue grossir le flux du changement. Devenu un fanatique de la voiture au point de la prendre pour faire six cents mètres, je n’avais pas posé les fesses sur une selle depuis la fin de mes années de collège. Or, un jour, sur l’île d’Yeu, Bernard, un ami qui me reçoit chez lui, me propose d’enfourcher une des montures de son écurie de cycliste afin de me montrer le château dont Hergé se serait inspiré pour l’album « L’île noire ». L’expérience se révèle beaucoup plus facile et agréable que je ne m’y attendais. Mais, surtout, je retrouve inopinément des sensations oubliées et elles font ré-émerger des souvenirs d’un autre siècle : quand Michel, mon fidèle copain des années de collège, m’entraînait sur les routes de Lot-et-Garonne. Il ne s’agissait pas pour nous de faire du sport ou de la vitesse et nous n’allions d’ailleurs pas bien loin: il s’agissait de trouver des recoins de campagne qui nourrissent notre imaginaire d’explorateurs. La nostalgie percolant, j’aspire à retrouver ces sensations, d’autant qu’un autre territoire s’offrira bientôt à moi: la Vendée, où je séjournerai de plus en plus fréquemment. J’achète un vélo, au hasard, le moins cher, avec une jubilation qui m’étonne moi-même. Ce retour au goût des excursions sans moteur et sans pollution me prépare à un nouveau mode de vie et à la consolidation de mes options écologiques.
Philosophie du clinamen
Dans la physique d’Épicure, les atomes tombent dans le vide, verticalement, parallèles, et tant qu’il en est ainsi il ne se passe rien. Jusqu’à ce que l’un d’entre eux dévie tant soit peu de sa trajectoire - le mystérieux clinamen - ce qui le conduit à percuter d’autres atomes. Ceux-ci, déviés à leur tour, s’entre-percutent et s’agglomèrent, formant une masse croissante, et c’est ainsi que la matière puis le monde apparaissent. Le clinamen épicurien, infime, aléatoire et cependant puissamment créateur, est pour moi une image de ces petits pas de côté que nous pouvons accomplir, sans réflexion, en marge de nos routines. En nous déviant - et nous libérant - tant soit peu de nos perspectives et de nos intérêts habituels, ils ont la capacité de nous faire entrevoir d’autres possibles de notre existence. Une fois amorcée, cette dynamique, si nous l’acceptons, est comme une balle qui, rebondissant, nous entraîne de plus en plus loin.
Pour illustrer ce propos, je me suis appuyé sur mon expérience personnelle, celle du rapport à l’effort physique et des attractions qui m’ont permis d’en dépasser subtilement le rejet. Mais les domaines sont innombrables où le clinamen peut nous dévier de nos routines vers des épanouissements inattendus. Son expérience et son analyse m’ont inspiré la méthode de développement de soi que j’appelle « Être le Pygmalion de soi-même »(4). La philosophie du clinamen, telle que je l’entends, est que nous pouvons faire entrer le changement en nous et dans notre vie, sans nous violenter, sans nous mettre autour du cou une laisse attachée à un bulldozer. Il s’agit, bien plus humainement, de cultiver une attention à des émotions discrètes et d’accepter de légers écarts à notre trajectoire habituelle. C’est un concept que j’ai retrouvé en permaculture où il est important d’organiser les choses de telle sorte qu’elles se fassent le plus aisément possible - donc, en fait, qu’elles aient en tout premier lieu une chance accrue de se faire. Rechercher le moindre effort qui engendrera le plus grand résultat est aussi l’essence de l’efficacité selon la philosophie de la Chine ancienne.
Je terminerai cet article, jusqu’ici centré sur l’individu, sur une considération systémique. Aujourd’hui, outre les plaisirs que je tire de cette évolution et qu’Épicure n’aurait pas désavoués(5), un bon pourcentage de mon temps et de mes occupations consomme peu d’énergie et de matière. Par exemple, malgré les kilomètres parcourus au long des années, j’ai toujours le même vélo. Il est clair que mon mode de vie est plus « durable » qu’il le fut jamais. Ce faisant, il est vraisemblable que j’entretiens aussi ma santé, que je consommerai ainsi vraisemblablement moins de produits issus de l’industrie pharmaceutique et que je coûterai moins cher à la Sécurité sociale.
PS: On reconnaît des amitiés de qualité à ce qu’elles favorisent le clinamen. J’en profite donc pour remercier ici tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, m’ont procuré cette possibilité de faire des pas de côté.
(1) Anne Vermès: https://www.traitsdunions.fr/
(2) Il aurait déclaré: « Je sais que je devrai mourir un jour, mais je préférerais ne pas être là quand cela se produira ».
(3) Cela paraîtra peu de chose aux vrais sportifs, mais, comme le chantait France Gall, « pour moi c’est déjà beaucoup ».
(4) Dans mon parcours Constellations.
(5) Contrairement à une opinion répandue, Épicure prônait les plaisirs simples et frugaux.
19:00 | Lien permanent | Commentaires (5)
Commentaires
Très bien, ce post. J'ai beaucoup aimé. La retraite, c'est bien oser et multiplier ces "pas de côté". Amitiés
Écrit par : Jean-Marie Chastagnol | 27/08/2018
Écrit par : Thierry | 28/08/2018
Et bien mon ami voici une conversion - divertissante à lire - aux bonheurs que peut procurer le fait de mettre un pied devant l'autre, faculté qui a permis à l'homo sapiens d'envahir la planète ! J'aime tes considérations sur le clinamem car j'ai vécu cet été ce genre d'expérience ayant été amené à faire du catamaran - moi qui suis allergique au bateau - par mes petits enfants et j'ai adoré ! Du coup je vais prendre des cours ! Au plaisir de te lire Thierry !
Écrit par : ulysse | 14/09/2018
S'appeler Ulysse et ne pas aimer la voile, ce n'était pas sérieux, cela ne pouvait pas durer !
Écrit par : Thierry | 19/09/2018
Mais Thierry je ne suis pas du genre sérieux ! l'esprit de sérieux tue !
Écrit par : ulysse | 20/09/2018
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