30/07/2020
Transitions
- Tu te rends compte, Airbus a perdu 1,9 milliards d’euros rien qu’au premier trimestre, Boeing annonce 3 milliards de perte !
- Ben, tu étais d’accord que les voyages en avion étaient pour la plupart aussi futiles que producteurs de CO2 ? Les Suédois, si ma mémoire est bonne, en étaient même à voir d’un mauvais oeil les gens qui abusent de l’avion…
- Ben, oui, mais quand même... Renault affiche une perte record de 7,3 milliards d'euros pour le seul premier semestre.
- Tu étais d’accord aussi que la voiture individuelle, une tonne et demie de ferraille pour transporter en général soixante quinze kilos, c’était un non sens écologique. Tu aurais imaginé autre chose ?
- Je ne sais pas. C’est inquiétant quand même. Tu as vu les licenciements annoncés ? Et l’épargne ? Tu as vu l’épargne ?
- Qu’est-ce qu’elle a l’épargne ?
- Elle a augmenté pendant le confinement, cela peut se comprendre puisque les gens avaient moins de possibilité de dépenser, mais elle pourrait continuer à augmenter.
- Et alors ?
- Cela veut dire que les gens continueraient à moins dépenser, que la consommation ne va pas reprendre.
- On entrerait donc en douceur dans l’époque de la sobriété heureuse !
- C’est bien gentil, mais en fonction des dépenses qui ne seront pas faites on verra les secteurs qui s’écroulent. Les restaurants, par exemple! Avec le masque et la distanciation, ce n’est déjà pas aussi agréable qu’avant, mais en plus on leur interdira les terrasses chauffées. Beaucoup vont passer sous leur seuil de rentabilité. Comment veux-tu qu’il n’y ait pas des faillites ?
- Il faut bien que le tissu économique s’adapte ! Humainement, c’est dur, c’est évident, et il faudrait mettre en place un soutien aux reconversions. Mais comment faire autrement ? Il ne me semble pas que tu fasses partie des climatosceptiques ?
- En effet, mais je ne voyais pas les choses se faire ainsi.
- Et comment les voyais-tu se faire ?
- Je ne sais pas, mais pas comme cela ! Et le tourisme ? Pour beaucoup de régions, pour ne pas dire de pays, le tourisme est un appoint de revenus important !
- Je le sais bien, mais encore une fois, comment nous verrais-tu décarbonner notre économie ? Comment nous vois-tu réduire la consommation des ressources finies ?
- Plus en douceur en tout cas !
- Plus en douceur ? Il me semble que l’on n’a pas arrêté de parler d’urgence au contraire ! Tu as porté Greta Thurnberg aux nues.
- Heureusement, l’Etat va investir des milliards…
- Heureusement ? Je le dirais si c’était pour accompagner la transition, la reconversion. Je crains bien que ce ne soit que pour faire durer le monde d’hier, celui qui nous a conduits au bord de l’abîme.
- Là, c’est un procès d’intention que tu fais ! Il est question de promouvoir l’industrie verte.
- L’industrie verte. Le mot important, ce n’est pas « vert », c’est « industrie ».
- Qu’est-ce que tu as contre l’industrie même si elle est verte ?
- On reste dans le paradigme du gigantisme et du capitalisme.
- Si le capitalisme est vert, que peut-on lui reprocher ?
- Le « driver » du capitalisme est la valeur pour l’actionnaire…
- Et alors ?
- Il ne peut pas être favorable à des solutions bon marché. C'est le biais de départ. Ce qui le mobilise, ce sont les marges. Parce que, où il fait ses recettes, ce n’est même pas dans l’économie réelle, c’est dans la spéculation. Il ne crée plus de valeur réelle. Il se nourrit de spéculation, de promesses de plus-values qui n’entraînent rien dans le vrai monde, si ce n’est des destructions.
- C’est un point de vue idéologique! Et le ruissellement, qu’en fais-tu ?
- Sans parler de l'esclavage moderne qui nous permet d'entretenir notre compulsion à consommer, va voir ce qui se passe en Amazonie, en Indonésie, va voir ce qui reste après son passage… Cela aussi, c’est du ruissellement ! Tu connais la Montagne Sainte-Victoire ?
- Euh… C’est en rapport avec Cézanne ?
- Tout-à-fait. Bientôt, on ne pourra plus la voir comme la voyait Cézanne !
- Et pourquoi ?
- Parce qu’il y aura un champ d’éoliennes !
- Enfin, l’économie verte décolle !
- Mais la Montagne Sainte-Victoire !
- Il n’y a pas d’autres endroits pour le mettre ? De toute façon, à t’entendre, il faudrait évoluer mais sans toucher à rien. Il y a toujours, quelque part, à protéger un paysage, une variété rare de mulots ou de pissenlits, que sais-je encore !
- Tu t’es penché sur le coût réel d’une éolienne, depuis sa construction jusqu’à son recyclage ?
- Pas vraiment. De toute façon, le vent est gratuit, comme le soleil.
- Oui, le vent est gratuit, le soleil est gratuit, mais ce qu’il faut construire ou fabriquer pour capter cette gratuité est loin d’être gratuit.
- Pour une fois qu’on fait quelque chose de bien, tu critiques !
- Je parle de chiffres. L’énergie nécessaire à la création, à l’entretien et, à la fin de sa vie, au recyclage d’un parc d’éolienne est supérieure à l’énergie qu’il produira !
- J’imagine que tu le sais: on ne peut pas revenir au temps des cavernes parce qu’il n’y a pas assez de cavernes pour loger tout le monde ! Je te rappelle, mon ami lettré et cinéphile, cette phrase du Tasse reprise dans Le Guépard de Visconti: « Il faut que quelque chose change pour que tout reste comme avant » !
- Justement: nous ne pouvons pas, nous ne devons pas espérer que tout reste comme avant. Nous devons changer nos représentations, à commencer par celle que nous nous faisons du bonheur.
- Le bonheur, c’est le bonheur. Si nous avons produit la civilisation et le système économique que nous connaissons, ce n’est pas par hasard. C’est qu’ils nous procurent le bonheur. La preuve: le monde entier a suivi le modèle des Etats-unis et n’aspire qu’à leur ressembler. S'il y avait d'autres bonheurs possibles pour les humains, nous aurions produit une autre civilisation, un autre système économique.
- Dans ce cas, le bonheur des humains n’est pas viable sur cette planète puisqu’il la détruit.
- Moi, je fais confiance aux miracles que la technologie peut faire !
- Qui dit technologie dit consommation de ressources et d’énergie. L’Internet consomme autant d’énergie qu’un petit pays. Et je ne parle pas des matériaux rares indispensables...
- C’est bien ce que je dis: ta solution, c’est l’âge des cavernes !
- Mais non ! En fait, la représentation du bonheur est largement sociale. Aujourd'hui elle résulte du conformisme - la mode ! - et de la manipulation publicitaire. Le bonheur d’aujourd’hui est essentiellement basé sur des ersatz de réponse à des besoins psychologiques naturels et légitimes. René Girard parlait du désir mimétique. Jung a montré le rôle de la persona, cette construction mentale dont nous nous protégeons… Tout cela, depuis Edward Bernays, est bien connu et instrumentalisé.
- A t’entendre, on baigne dans la manipulation ! Tu n’es pas un rien complotiste là ?
- Parce qu’on ne baigne pas dans les milliers de tentations propulsées par la communication des entreprises ? De la publicité partout et en permanence. Des pop up dès que l’on va sur un site. Des prélèvements de données personnelles pour cibler des offres que tu retrouves dans ta boîte-aux-lettres, etc. Tu crois que, si cela ne rapportait pas, cela continuerait ?
- C’est vrai qu’il y a de l’exagération…
- Tout cela pour nous faire consommer, alors que la solution urgente est de dé-consommer.
- Et l’emploi, tu en fais quoi de l’emploi ?
- Si, pour sauver l’emploi, nous devons continuer à creuser notre tombe et surtout celle des générations à venir, alors il y a un problème avec l’emploi qui n’est pas celui que nous croyons.
- Lequel ? Tu verrais chacun à son compte ? Je ne pensais pas que tu soutiendrais l’ubérisation de la société !
- L’ubérisation, ce sont des emplois déguisés qui fragilisent et appauvrissent les travailleurs tout en débarrassant l’employeur des contraintes sociales.
- Comme tu y vas !
- L’emploi est devenu le couteau sous la gorge des peuples. Il faut inventer autre chose.
- Bon courage !
- Tout se tient. La réduction des dispositifs de solidarité va de pair avec la promotion de l’individu et de l’individualisme. Quelle grandeur, n’est-ce pas, dans la solitude du cowboy face à son destin ! Quelle légende et quel attrape-nigaud, de fait! Dissoudre les groupes, les communautés de travail ou les communautés locales ou nationales, faire disparaître l’intérêt général au profit d’un émiettement de revendications singulières: à ton avis, à qui et à quoi cela profite-t-il ?
- Bref, nous sommes de pauvres petites créatures dans la main de méchants géants !
- Regarde la réduction de nos marges de liberté. Il est loin le temps où Pompidou disait: « Arrêtez donc d’emmerder les Français ! Il y a trop de lois, trop de textes, trop de règlements dans ce pays ! On en crève ! »
- Et quand on assouplit, parce que cela arrive, tu es le premier à râler !
- A quoi fais-tu allusion ? Aux règles de construction sur le littoral, à l’extension de la chasse à des espèces en voie de disparition, à la facilité de licencier ? Ce n’est peut-être pas là qu’il faut assouplir, tu ne crois pas ?
- Bon, alors, quel bonheur me proposes-tu à la fin ?
- Je ne te propose aucun bonheur. Je crois que l'ouverture au bonheur est à ré-apprendre. Un peu comme un alcoolique ou un drogué doivent ré-apprendre à être heureux sans leur dépendance.
- Après « les alcooliques anonymes », « les consommateurs anonymes » ? « Bonjour, je m’appelle Antoine! » « Bonjour Antoine! » « Voilà, cette semaine, je n’ai pas pu m’empêcher d’acheter le dernier smartphone! »
- Moque-toi. Mais il s’agit bien d’une désintoxication. Une désintoxication des bonheurs destructeurs pour pouvoir aller vers des bonheurs qui ne détruisent rien. Une désintoxication de nos identités construites sur ce qui s’achète et s’arbore. Une restauration du goût.
- Une restauration du goût ?
- Oui. C’est peut-être là l’essentiel.
15:39 | Lien permanent | Commentaires (1)
Commentaires
Réapprendre à goûter, à profiter de l'instant présent et à vivre tout simplement : une bien belle philosophie ! Être et non plus avoir.
Écrit par : Maryline PROUET | 30/07/2020
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