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20/12/2020

Les gardiens de la raison (2) De l’apprivoisement à la corruption

 

 

 

Je persiste à croire que la plupart des êtres humains sont honnêtes et ne souhaitent que le rester. C’est pourquoi les représentations simplistes de la corruption ne sont pas pertinentes si l’on veut comprendre le processus. Le travail du lobbyiste n’est pas de corrompre, il est de tisser un réseau aux mailles solides, capable au fil de l’eau d’influencer l’opinion publique, d’orienter des décisions administratives et, dans certains cas, de se mobiliser vigoureusement sur un gros enjeu ou lorsqu’une fenêtre de tir s’entrouvre. Le volume de l’argent que les firmes dépensent dans le lobbying montre qu’il s’agit d’un investissement dont, comme de tout investissement, un retour conséquent est attendu (1). En fonction du métier de l’entreprise qui l’emploie, des obstacles qu’elle doit réduire ou neutraliser et des soutiens qu’il lui faut réunir, le lobbyiste détermine des cibles. Les critères les plus courants sont la position sociale, la crédibilité professionnelle, la présence dans des réseaux, le pouvoir détenu, etc. Ensuite s’amorce le processus d’apprivoisement de l’individu repéré. Il s’agit d’abord de susciter chez lui la sympathie, le désir d’être plus proche. Ensuite, comme Bernays l’a fait pour les foules, on pourra sonder ses besoins - psychologiques ou matériels - et évaluer son potentiel de « coopération ». Avant d’en arriver au nerf de la guerre - et c’est d’ailleurs tout aussi bien si l’on peut l’économiser le plus longtemps possible - on passera par des choses innocentes qui, plutôt qu’exploiter ses défauts, flatteront ses qualités - par exemple son goût pour apprendre ou sa curiosité scientifique. Ces choses pourront aussi répondre aux frustrations nobles qu’il est susceptible de ressentir dans son quotidien, comme l’envie de se sentir utile au delà des quinze mètres carrés de son bureau, de soutenir des cercles ou des associations qui n’ont pas d’objet lucratif. L’étape suivante s’adressera à l’égo qui, chez presque tout le monde, a toujours quelque part quelque faille à combler. Il s’agira, par exemple en donnant l’accès à des milieux relativement élitaires, de procurer d’éventuelles revanches d’amour-propre, de conforter l’aspiration à être quelqu’un de plus important, de donner les moyens d’accroître rayonnement et influence. Une sorte d’addiction se développe alors : comment, une fois que l’on en a pris l’habitude, renoncer à des relations qui enrichissent à ce point un quotidien insatisfaisant ?

 

 

 

L’argent finira par apparaître, mais comme un accompagnement naturel, banal, du processus relationnel. « Vous êtes un expert, vous pourriez peut-être nous rendre quelques services, donner une conférence, animer un groupe de travail, siéger au conseil d’une de nos filiales pour qu’elle profite de vos compétences… On vous défraiera naturellement. » On vous défraiera et, en ce qui concerne la logistique, les transports, l’hébergement et la restauration, vous serez traité comme un nabab. Lors des cocktails, vous aurez le privilège d’aborder les vedettes de votre domaine et, au retour, vous pourrez cultiver une image d’initié. Vous échangerez des cartes de visite, vous ferez du réseau - ce qui ira dans le sens de ce que l’on attend de vous. Si vous faites partie des meilleures recrues, on s’arrangera pour que vous soyez interviewé dans les médias, invité sur les plateaux de télévision et vous deviendrez la coqueluche des journalistes en mal de casting. Vous vivrez enfin la vie dont vous rêviez: pas celle d’un parasite qui se vend, telle que le vulgum pecus pourrait se représenter la situation, mais celle d’un homme ou d’une femme reconnu pour sa valeur, pour sa contribution à l’avancée de la science et au bien-être de l’humanité. Rien moins qu’acheté, vous avez été apprivoisé, et votre vertu a été ménagée puisque vous avez le sentiment d’être au service de quelque chose de noble et de plus grand que vous-même. Le jour où il s’agira d’influencer, de conseiller, de prescrire voire de décider, vous irez naturellement dans le sens souhaité par vos « amis » et vous saurez mobiliser votre réseau sans qu’ils aient à vous le demander. Vos qualités, votre expertise, d’ailleurs, sont réelles, sinon vous n’auriez pas été approché. Il n’y a pas tromperie sur votre valeur. En tout cas au début. Car, à force d’être en représentation, vous vous éloignerez du terrain et de ce qu’il peut enseigner, et ne vous nourrirez plus que de l’idéologie que vos amis vous distillent. 

 

 

 

Venons-en tout de même au nerf de la guerre. Que représentent en France les « liens d’intérêts », c’est-à-dire ces défraiements que l’on vous a versés ou les avantages en nature dont vous avez bénéficié au paragraphe précédent ? Créé en 2014, l’organisme public Transparence Santé (2) tient les comptes pour son secteur. Je vous laisse juger si les sommes sont ou non impressionnantes. Depuis 2014, soit sur six ans, les entreprises pharmaceutiques ont dépensé en France 6,7 milliards d’euros. Sur cette somme, les « sociétés savantes » ont touché 2,4 milliards d’euros, les professionnels de santé 1,6, milliard, les établissements de santé 1,1, les associations 710 millions et la presse et les médias 417 millions d’euros. A tout le moins, on peut se dire que la gratitude est sans doute la qualité de coeur que les lobbyistes détournent pour, d’une personne honnête, faire une personne corrompue. Evidemment, Transparence Santé ne connaît que les chiffres qui ont été officialisés. Il se pourrait qu’il y en ait d’autres ou qu’il y ait des services plus ou moins menus qui aient été traités avec discrétion. Ne sont pas non plus comptabilisés les émoluments et les frais professionnels des salariés et des conseils externes affectés au lobbying auprès des réseaux que nous avons esquissés. Selon le Corporate Europe Observatory (3), les dix groupes pharmaceutiques qui pratiquent le lobbying le plus intense auprès de l’Union Européenne y consacrent ensemble plus de 15 millions d’euros par an. En 2019, ils ont organisé rien de moins que 112 réunions avec des membres haut placés de la Commission. C’est dire que le secteur en question, s’il n’attendait pas un retour proportionné, n’investirait pas autant. 

 

Troisième et dernière partie à venir: Les récits de la désinformation. 

 

(1) J’y reviens plus bas. 

 

(2) https://solidarites-sante.gouv.fr/ministere/base-transpar... 

 

(3) https://www.lepoint.fr/editos-du-point/anne-jeanblanc/le-...

 

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