UA-110886234-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

28/02/2021

Eloge de l'exercice complotiste (2/7)

 

2. L’appréciation de la vraisemblance

 

Je vous propose un test. J’ai trouvé cette manchette d’un article de presse: « Les membres d’une loge maçonnique organisent un assassinat pour éliminer un professionnel concurrent ». Vrai ou faux ? - Vrai ! A moins de l’avoir déjà vu passer, ne vous êtes-vous pas retenu d’accorder crédit à cette information ? Pourquoi ? Parce que prendre pour cible les francs-maçons, avec une accusation aussi lourde, c’est du dénigrement grossier. Ce qui vous a retenu, que vous éprouviez plus ou moins de sympathie pour cette organisation, c’est de subodorer une intention cachée : celle de nuire, donc en tout ou partie un mensonge. En France, nous sommes habitués à ce que les « frères » mais aussi les juifs et d’autres communautés soient les victimes de campagnes diffamantes. Aussi, les honnêtes gens sont-ils sur leurs gardes quand ils voient passer des informations qui les prennent pour cibles. Une deuxième question maintenant: où cela s’est-il passé ? En Amérique latine ? En Italie ? - Désolé: en France. Quand nous devons accepter une information qui nous choque, nous recherchons ce qui peut la rendre compréhensible, en l’occurrence un pays où la violence, comme méthode de règlement des conflits, est si banale qu’elle pourrait avoir contaminé une loge. Dernière question: quand cela a-t-il eu lieu ? Hier, entre les deux guerres mondiales, plus tôt encore ? - Non: la police vient de découvrir l’affaire. Les époques passées, obscures par définition, n’y sont pour rien - à moins que la nôtre n’en soit redevenue une.*

 

Ce petit test montre que nous n’apprécions pas la vraisemblance d’une information du seul point de vue de sa possibilité matérielle, de manière purement objective. Interviennent entre autres choses des considérations sur l’intention sous-jacente, qui sont de l’ordre de l’éthique. Je connais quelqu’un - sûrement un complotiste - qui me dit que, lorsqu’il voit un thème apparaître et prendre de l’ampleur sur les médias, il se demande quelle est l’intention cachée et, en allant un peu plus loin, qui tire les ficelles. Cette personne a cru remarquer que sont ainsi abordés sous un certain angle des sujets sur lesquels, un peu plus tard, le Gouvernement manifestera l’intention d’appeler le Parlement à légiférer. En ce qui me concerne, l’unisson des médias me rend suspicieux. Certains pensent que c’est parce qu’ils font simplement référence à la vérité. C’est l’explication simple que j’évoquais plus haut. 

 

Il arrive donc que la vérité nous paraisse invraisemblable, parce qu’elle est inacceptable d’un point de vue moral, et que nous ayons ainsi envie de la nier. L’exemple contemporain le plus marquant d’une telle situation est l’attentat du 11 septembre 2001. Une thèse conspirationniste attribue cet attentat au « deep state ». Le blocage ici est: « Comment l’Etat d’un pays démocratique ou l’une de ses composantes, pour un mobile aussi disproportionné avec la valeur de la vie humaine, pourraient-ils commettre un meurtre de cette ampleur ? » Je ne suis pas en train d’adhérer à cette thèse, je veux juste souligner que, dans l’attribution de la vraisemblance, avant même un examen objectif, il y a une représentation du monde et de l’humain qui sera scandalisée. Cela donnera une réaction de ce genre: « Vous qui imaginez cet horrible scénario, comment pouvez-vous penser que des humains peuvent se rendre coupables d’une telle abjection ? Pour assurer que les gens puissent être à ce point pervers, vous devez l’être vous-même. Je vous plains d’être dans une telle représentation du monde et je ne veux pas vous ressembler. » Je suppose que le même blocage a retardé la reconnaissance que les camps de la mort et les chambres à gaz du régime nazi existaient bien. 

 

Dans « Sur ordre », Tom Clancy a décrit, quelques années avant qu’ils se produisent, le modus operandi des attentats du 11 septembre. « Du roman! » ont dû penser sur le moment certains lecteurs. « Tiré par les cheveux » ont pu même se dire quelques autres. Ces prémonitions littéraires ne sont pas rares. En 1898, Morgan Robertson écrit la destinée tragique d’un paquebot qu’il nomme « Le Titan », quasiment le jumeau du Titanic, qui fait naufrage dans les mêmes conditions que, quatorze ans plus tard, le Titanic lui-même, pourtant réputé, lors de son lancement, insubmersible. Voici encore un exemple surprenant du pouvoir prémonitoire de l’imagination. En 2003, dans « La civilisation du couvre-feu », Marc Moulin, musicien et homme de radio, écrit: « Je nous vois déjà dans vingt ans. Tous enfermés chez nous, claquemurés. (…) Les épidémies se seront multipliées: pneumopathie atypique, peste aviaire, et toutes les nouvelles maladies. » Et de décrire la vie des confinés: télétravail pour les parents, école à distance pour les enfants, vie et démarches dématérialisées grâce à l’Internet. Il conclut: « Alors, nous aurons enfin accompli le dessein de Big Brother. Nous serons des citoyens disciplinés, inoffensifs, confinés, désocialisés. Nous serons chacun dans notre boîte. » Je vous laisse apprécier la vraisemblance. 

 

Alors, oui, l’imagination peut être la folle du logis et il faut se méfier de ses délires. Mais, comme on vient d’en avoir un aperçu, elle peut aussi éclairer le champ des possibles avec plus d’audace et de pénétration que la pure rationalité. Ce que l’on désigne du terme de « complotisme » est de cet ordre. Son impertinence peut recéler de la pertinence si nous voulons bien l’accepter comme un exercice au service de notre lucidité. Naguère, on disait que la réalité dépasse la fiction. En l’occurrence, elle ne fait que la rattraper, mais cette expression ferait bien la devise des complotistes. 

 

* https://www.leparisien.fr/faits-divers/un-reseau-franc-ma...

 

(Prochain épisode: Le pouvoir du nom)