06/05/2022
Faire sécession (I)
Quitter la France ?
C’est la première fois de ma vie - et je ne suis pas un perdreau de l’année - que j’entends aussi fréquemment s’exprimer dans mon entourage et sur les réseaux sociaux une pulsion à quitter la France. Maître DiVizio a même dû se fendre d’une prudente vidéo sur le sujet tant il avait reçu de messages de candidats à l’expatriation. Chez certaines personnes, je ressens aussi l’expression d’un désir pathétique, car elles savent au fond d’elles-mêmes que, pour des raisons variables - l’âge, les contraintes familiales et économiques, les freins culturels, les complications administratives, la peur de l’inconnu... - elles ne le matérialiseront pas.
Nous sommes nombreux à ressentir que la France a changé de cap. Elle s’éloigne dramatiquement du pays que nous avons aimé. Le trivial a raison d’un certain sens de la noblesse, et l'atmosphère de liberté qui avait résisté à la fécondité de notre bureaucratie est devenue nostalgie. "Mais arrêtez donc d'emmerder les Français ! » s’est exclamé, un jour de 1966 - l’année où j’ai eu le permis de conduire - Georges Pompidou, alors Premier Ministre du Général de Gaulle. « Il y a trop de lois, trop de textes, trop de règlements dans ce pays ! On en crève ! Laissez-les vivre un peu et vous verrez que tout ira mieux ! Foutez-leur la paix ! Il faut libérer ce pays ! ». L’appel pompidolien n’a pas été entendu, tout au contraire, et si l’empilement de textes s’est poursuivi pendant des décennies, beaucoup diront qu’il a aujourd’hui dépassé les limites du supportable. Mais pour qui ?
" Ce n'est pas un signe de bonne santé mentale d'être bien adapté à une société malade "
Je souscris à cette phrase de Krishnamurti: « Ce n'est pas un signe de bonne santé mentale d'être bien adapté à une société malade ». Je pense que, sans faire aucunement de politique, on ne peut que reconnaître que notre société est malade. Certains s’y sont plus ou moins bien - voire très bien - adaptés. D’autres souffrent, serrent les dents, dépriment. Les bifurcations de vie que j’évoque souvent dans mon blog Cap au Large, qu'elles aillent ou non jusqu'à l'expatriation, résultent dans certains cas d’une réaction à un milieu dans lequel nous ne pouvons pas devenir qui nous aspirons à être. Ces cas se multiplient. Par dessus le poids des réglementations, nous nous trouvons en outre alourdis des freins, des préjugés, des peurs et des croyances de ceux qui se sont adaptés. C’est qu’aussi les règlementations font mieux ou pis que règlementer. En tant que participant de la matrice culturelle de la société, elles co-engendrent à la longue un certain type d’humain. Le citoyen qu’elles peuvent revendiquer aujourd’hui est malheureusement prêt à tout troquer - espace privé, honneur et libertés de toute sorte - contre un fantasme de sécurité. Ce n’est pas un bâtisseur. Or, tandis que l’humanité s’engage dans une bifurcation qu’il faut bien qualifier d’essentielle, une France et des Français restés fidèles à eux-mêmes auraient pu éclairer la route. Ce que je ressens est de l’ordre du dépit amoureux.
Plutôt que fuir, construire « à côté »
Mais il semble qu'il y en ait d'autres. En contrepoint de la fuite vers un pays étranger, j’entends la petite musique d'un thème plus séduisant: plutôt que fuir, construire. Mais construire « à côté ». Cela rejoint ce qu’Éric Sadin appelle « faire sécession ». Faire sécession est un vaste programme : il s’agit de nous détacher d’un environnement dans lequel nous puisions jusque là l’essentiel de nos ressources - économiques, culturelles, affectives, relationnelles... - et de nous doter de ressources de substitution dont, par voie de conséquence, l’ingénierie est à faire. Nous avons vu des esquisses de cela lorsque les mesures sanitaires nous interdisaient des pans entiers de notre vie sociale. En remplacement du café ou du restaurant, on s’est retrouvés entre amis, tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre. Des talents personnels se sont réveillés, de cuisinier, d’amuseur ou de musicien. Se sont même improvisées des troupes de théâtre amateur jouant en extérieur, dans des jardins privés où on voulait bien les inviter. On n’avait pas les moyens de tricher très officiellement comme certains ont pu le faire, mais on s’est organisé avec créativité et bonhomie: l’esquisse d’une vie qui substitue aux produits et services du système l’interaction amicale, la coopération spontanée, la solidarité joyeuse. Il n’est pas interdit de penser qu’il faudra y revenir et même aller plus loin, notamment en raison des pénuries et des désordres qui se profilent déjà.
La sécession commence dans le cerveau
Premier point, essentiel : la sécession commence dans le cerveau.
La gestion de mon attention est le premier lieu d’expression de ma liberté. A quoi - à qui - décidé-je d’accorder ou non mon « temps de cerveau disponible », comme l’a élégamment formulé Patrick Le Lay, alors président-directeur général du groupe TF1 ? En accorder trop à ce que véhiculent massivement les médias est comme ouvrir la porte de notre esprit à des squatters qui vont se l’approprier. Selon le rapport que j’aurai aux messages diffusés - peut-on parler d’informations ? - j’entretiendrai en moi certaines émotions : colère, peur, tristesse, etc. Sont-elles saines à ressasser ? Selon que j’intègrerai ou non les mèmes et les « nudges » que les médias servent et resservent sans se lasser, ma pensée sera mienne ou conditionnée. Suis-je conscient de ce subtil phénomène ? Même du vocabulaire employé nous devons nous garder: les mots utilisés de préférence et sans cesse répétés perpètrent à notre insu une colonisation de notre pensée. Ils sont comme les mailles d’un filet où notre réflexion s’empêtre.
Rébellion n'est pas nécessairement liberté
« Je les regarde, mais je suis en désaccord permanent ! » Cette déclaration, que j’ai entendue, appelle deux commentaires. En premier lieu, elle me fait penser à trois des "états du moi" de l’Analyse transactionnelle d’Eric Berne. Il y a l’Enfant Adapté Soumis et l’Enfant Adapté Rebelle: aucun des deux n’est libre car si le Soumis se soumet, le Rebelle est prisonnier du conflit qu’il entretient, comme une ressource nécessaire de son être, avec l’autorité. La troisième instance, l’Enfant Libre, tourne le dos à la soumission comme à la querelle : sa vie est ailleurs. De ce point de vue, il pourrait être le héros de la sécession. En second lieu, le temps d’activité de notre cerveau est une ressource limitée. Si nous l’affectons à une chose, nous en en privons une autre dont nous n’avons peut-être pas l’idée mais que nous pourrions découvrir et qui nous ouvrirait d’autres horizons. Que se passerait-il, pour nous et autour de nous, si nous décidions d’utiliser tant soit peu différemment ce temps d’activité de notre cerveau ? Par exemple, si nous renoncions chaque jour à une heure d’ « informations » télévisées pour lire un livre inspirant, rencontrer des amis, avoir une activité physique, jardiner, méditer, rêver, écrire, etc. ? Que se passerait-il si, nous libérant des injonctions du moment - les "informations" qu'il faut absolument avoir - nous ordonnions à notre esprit de faire tout simplement l’école buissonnière ?
Construire à côté, c’est, d’abord, se donner les moyens de faire, en pensée, un pas de côté.
Dans ma prochaine chronique, j’évoquerai les autres étapes que m’inspire le concept de sécession.
(À suivre)
19:04 | Lien permanent | Commentaires (4)
Commentaires
Excellente analyse merci
Écrit par : Julia | 07/05/2022
Bonjour Thierry.
J'ai lu avec intérêt ta première chronique. A un moment tu cites Eric Sadin. Ne s'agit-il pas plutôt de Eric Verhaeghe car je n'ai pas l'impression que Sadin parle de sécession.
Pour ce qui est de faire l'école buissonnière mentalement, cette étape est absolument fondamental et permet non pas de s'isoler (même si...) mais surtout de se ressourcer et peut-être même "de découvrir des facettes de ses possibles encore non envisagés.
Écrit par : Gilbert | 07/05/2022
Bonjour Gilbert, il s'agit bien en l'occurrence d'Eric Sadin et de son livre: "Faire sécession". Mais c'est Eric Verhaeghe qui me l'a fait connaître dans une de ses vidéos.
Écrit par : Thierry | 07/05/2022
Merci, c'est ce que je ressens aussi. Et pourtant je continue à m'informer sur l'actualité (dans la presse indépendante bien sûr) , car ces périodes troubles font souvent émerger des esprits rebelles et libres qui me donnent espoir sur la construction de ce nouveau monde. Tu en fais partie !
Écrit par : Frédérique | 07/05/2022
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