08/05/2022
Faire sécession (II)
Le moteur de conformité
Les capteurs d’attention que sont les mass médias ne se limitent pas à nous imposer leur narration des événements, narration dont vous aurez remarqué qu’elle est de plus en plus univoque et laisse peu de place à de vrais débats. Il y a aussi les tentations permanentes que diffusent leurs annonceurs qui nous retiennent dans un style de vie consumériste destructeur de la planète. Le storytelling qu’ils exploitent avec talent nous voue à une vie futilisée et nous enjoint de devenir des êtres dérisoires. Par leurs tentatives de séduction incessantes et ceux de nos leviers intérieurs qu’ils choisissent d'actionner - l’égo, la paresse, l’impulsivité, etc. - ils contribuent aussi à façonner un type d’humain.
De nos jours, il n’y a pas seulement, et vous le savez, les vecteurs que sont la télévision, la presse écrite, l’affichage et la radio. Vous avez désormais sur vous, quasiment en permanence, un porte-voix de tout cet univers. Un tintement dans votre poche ? Difficile de ne pas consulter votre smartphone! - Mais c’est seulement une offre commerciale enthousiaste véhiculée par SMS. Dans vos mails, grâce aux courtiers en adresses électroniques, se mêlent les messages de vos connaissances et ceux de fournisseurs en tout genre. Partout, les marchands de produits et de services ainsi que les promoteurs d’opinions et de causes diverses arpentent inlassablement les trottoirs virtuels.
Ce n’est pas tout, et nous en arrivons au pouvoir le plus écrasant de ce monde pour celui qui envisage de s’en désadapter afin de faire sécession: la capacité qu’il a de produire le conformisme de masse. Aucune société ne tient sans ce que Howard Bloom appelle un « moteur de conformité ». Ce moteur n’est pas fondamentalement mauvais. Il nous permet, quelque différents que nous soyons les uns des autres, de nous trouver un socle commun qui, entre autres choses, nous aide à nous comprendre, à nous respecter, à trouver du plaisir à vivre et construire ensemble. Mais, lorsque le moteur de conformité s’emballe, on ne veut voir qu’une seule tête et il conduit à la persécution de la moindre divergence. Son apogée est rien de moins que le totalitarisme: le contrôle total de tous pour une conformité totale de tous.
La matrice sociale
La mode vestimentaire est la manifestation aussi futile que sans cesse renouvelée du moteur de conformité. Mais même le futile peut devenir pervers et oppressif. Il y a celui ou celle dont on se moque, que l’on méprise parce qu’il remet les vêtements de l’an passé, n’a pas changé de voiture depuis quatre ans ou n’a pas de piscine dans le jardin de sa résidence secondaire. Il y a l’enfant, dans la cour de récréation - ce lieu impitoyable - qui n’a pas le dernier modèle de téléphone, les « baskets » fluorescentes dernier cri, le t-shirt du manga qui vient de sortir. Nos congénères sont des agents redoutables de la matrice sociale en ce qu’ils encouragent au mimétisme grâce auquel nous nous sentons appartenir au groupe. Sur Twitter, il était amusant de voir comment s’était répandue la mode d’arborer, à côté de son pseudonyme, les trois seringues symboliques du triple injecté. « Zusammen marchieren » - marcher ensemble - exerce toujours une forte attraction sur l’être humain.
De ce fait, les interactions que nous avons avec nos congénères peuvent soulever le même questionnement que notre exposition à l’influence des médias. M’apportent-elles, ces interactions, des émotions positives, de l’énergie, de la créativité, l’envie d’avancer sur le chemin que j’ai commencé à défricher ? Ou, au contraire, me plombent-elles, m’entretiennent-elles dans la tristesse, la colère, la revendication, la paralysie, la stérilité ? Avez-vous remarqué ce petit détail : bien plus que de nos propres habitudes, nous sommes parfois prisonniers de celles que nous avons données aux autres. Or, ce phénomène embrasse bien plus large que des routines difficiles à secouer: notre identité même y rencontre des difficultés à évoluer, à quitter un vieux moi pour en libérer et fortifier un nouveau. Sans cesse, presqu’inconsciemment et sans forcément penser à mal, notre milieu familial, amical, professionnel, s’efforce de nous faire à nouveau revêtir l’habit que nous voulons rejeter. Nous nous retrouvons, comme au sein d’une pièce de théâtre, un personnage parmi d’autres qui ne peut se soustraire au texte qui est le sien, au jeu et au costume de scène qu’impose le rôle qui lui est attribué. Imaginez le tollé si vous vous mettez à déclamer une tirade de « Cyrano de Bergerac » en plein « Huis-clos » de Sartre ? Construire « à côté » peut exiger que nous descendions de la scène où nous sommes et allions à la recherche d’une autre oeuvre et surtout d’une autre troupe mieux accordées à nos aspirations. Faire sécession peut passer ainsi par le tri de nos relations: lesquelles nous stimulent dans la bonne direction et devons-nous cultiver, lesquelles au contraire nous enlisent et est-il préférable que nous écartions de notre chemin ?
Un lointain souvenir. Nous étions un groupe d'amis ayant à peine atteint leur majorité. Sur l'idée de l'un d'entre nous, nous avions décidé de passer un mois en Grèce, sur les traces de son antiquité mythique. Nous prévoyions de traverser le sud de la France jusqu'au tunnel du Mont-Blanc, puis de descendre l'Italie jusqu'à Brindisi où nous embarquerions voitures et impedimenta sur un ferry. Tout le séjour se ferait en camping sauvage. Nous commençâmes à parler de notre projet. Il n'y eut que des voix pour nous décourager. Nous partions à deux voitures ? On n'en reverrait qu'une tant les routes étaient mauvaises. On y mangerait mal; on y attraperait des maladies (à l'époque le vaccin contre le choléra était obligatoire); on serait à la merci des insolations, sans parler de la police du "régime des colonels" qui nous chercherait sûrement des noises, et que sais-je encore! On invoquait le témoignage d'infortunés naïfs qui avaient tenté la chose avant nous et ne pouvaient que nous en dissuader. Nous étions cinq et cela nous a permis de tenir bon. Ce mois d'août 1971 reste l'un de mes plus beaux souvenirs. Olympie, Delphes, l'Acropole, Epidaure... Nous avons connu la magie d'entrer dans le livre d'images de l'antiquité hellénique. Nous avons rencontré partout où nous souhaitions planter notre tente un peuple accueillant au possible. Et nous avons ramené les deux voitures en bon état. Je le répète: c'est parce que nous étions cinq que nous avons pu résister à l'entreprise de dissuasion de nos proches.*
Brassens l’a mis en vers et en musique: "Non, les braves gens n'aiment pas que / L'on suivre une autre route qu'eux". La sécession fait de celui qui la pense un marginal. Alors, s'il se met dans la tête de la tenter, de la mettre en oeuvre... Comme le dit le Docteur Louis Fouché dans son livre d'entretiens**: "Tu ne peux pas être marginal tout en restant dans le monde tel qu'il est si tu es seul".
* Les forces de rappel de notre milieu social peuvent être si puissantes que les praticiens des Approches narratives héritiers de Michael White ont mis au point un protocole impliquant ce milieu afin d'aider les personnes qui reprennent leur vie en main: la « cérémonie définitionnelle ». Cf. https://www.linkedin.com/pulse/la-c%C3%A9r%C3%A9monie-d%C...
** Louis Fouché, Tous résistants sans l'âme, Eclairons le monde demain !
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