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26/06/2022

Apocalypse (3/3)

 

Nous avons nourri notre ennemi

 

Parmi les dévoilements dont nous pourrions bénéficier, il y a la manière dont nous avons nourri un immense pouvoir qui est notre ennemi. Personne d’autre que nous-mêmes n’a donné à la caste que j’évoquais le pouvoir de gérer l’humanité. J’y vois une double explication: d’une part, la naïveté, de l’autre la représentation que nous nous faisons de la réussite. J’ai connu cette période des années 70 et 80 où un vent d’humanisme semblait souffler sur les grandes entreprises. On parlait de management participatif, de compatibilité entre les objectifs des firmes, l’épanouissement de leurs collaborateurs, l’intérêt des actionnaires, le bien-être des peuples et la protection de l’écosystème. Une belle utopie à laquelle j’ai cru comme beaucoup d’autres, qui nous a empêchés de voir que le monde capitaliste, se découvrant soudain menacé, allumait des contre-feu. Sa stratégie, lapidairement résumée, a été de calmer les exigences des salariés en organisant la délocalisation et le sous-emploi; de soutenir dans leur conquête du pouvoir les politiciens qui promulgueraient les « bonnes » politiques fiscales et sociales; de répandre une idéologie qui fait des pratiques industrielles la solution à tous les problèmes (et dont on a vu les résultats quand on les applique aux hôpitaux publics). Comme l’a déclaré benoitement le milliardaire Warren Buffet il y a quelques années: « Il y a une guerre des classes et c’est la mienne qui est en train de la gagner ». Pourtant, la guerre des classes qu’évoque Buffet est un concept marxiste qui fut largement ridiculisé dans les milieux intellectuels. La ruse du diable est de faire croire qu'il n'existe pas. 

 

La possibilité d’un accroissement de richesse illimité parce qu’incontrôlé a donné un pouvoir planétaire à la minuscule caste qui en est la bénéficiaire. 

 

Monde extérieur et monde intérieur

 

La représentation que nous nous faisons de la réussite est ce qui relie étroitement le monde que nous avons sous les yeux à notre intimité. Je vais évoquer au lance-pierre un phénomène qui mériterait nettement plus de subtilité. Si j’admire la richesse et les gens qui s’enrichissent, et même si je ne deviens pas riche moi-même, je participerai à une sorte d’égrégore, une puissance psychique collective qui renforce l'attraction de l'enrichissement. Je contribuerai à l’établissement d’un monde qui donne la prime à ce type de réussite et est gouverné par ceux qui y excellent. Je ne verrai pas les dangers qui se dissimulent au coeur de mon admiration et notamment le passage de la compétition à la prédation. Je n’ai personnellement rien contre les riches, je ne suis envieux de personne et ne me dis jamais que si les riches étaient moins riches je le serais davantage. En revanche, le désir d’enrichissement fait tourner le manège de la consommation et, pour produire de quoi vendre avec un gain maximisé, engendre de nombreuses destructions. La raison du plus fort étant toujours la meilleure, la concentration de pouvoir que confère l’argent crée symétriquement des peuples dépossédés. Ce ne sont plus les êtres humains qui peuvent peser sur les destinées du monde, mais la force de frappe financière dont dispose une infime minorité, qui permet d’organiser arbitrairement le monde sans avoir à consulter ses habitants. Si la richesse est pour moi un critère de réussite, je suis, si subtilement que ce soit, un complice du monde qu’elle construit. 

 

Il y a une phrase de Gandhi que l’on pourrait retourner: « Ce que tu feras sera insignifiant, mais il est essentiel que tu le fasses ». On aura reconnu la philosophie du colibri confronté à l’incendie de la forêt: ce qu’il fait est à la mesure modeste de ses moyens, mais il le fait. On pourrait, en l’inversant, en faire un avertissement: « Ce que tu feras te semblera insignifiant et tu agiras peut-être en toute honnêteté, méfie-toi cependant du monde auquel tu participes ». Je me souviens de l’engouement que Bill Gates a suscité au début de sa carrière et longtemps après. L’entrepreneur génial s’est doublé d’un admirable philanthrope auquel s’ajoute maintenant le plus gros propriétaire de terres agricoles des Etats-Unis. Grâce à la fortune qu’il a su gagner, il dispose d’une influence colossale, veut aujourd’hui vacciner la Terre entière et demain, peut-être, avoir la haute main sur la production alimentaire. Sans préjuger de ses intentions, qu’un seul homme, à cause de sa fortune, dispose d’un tel pouvoir sur des millions d’autres sans que leur avis soit pris en compte, cela ne soulève-t-il point d'interrogation ? Certes, la faveur dont il a bénéficié du public est entamée: mais, c'est trop tard, il n'en a plus besoin. Ayons des admirations pertinentes. 

 

Je me souviens d’une jeune femme, il y a quelques années, qui réussissait fort bien dans une entreprise de jeux vidéo. Cependant, elle se sentait de plus en plus mal à l’aise parce que les créateurs, suivant les attentes du public, concevaient des programmes de plus en plus violents. Cela lui a permis d’avoir une conscience plus aiguë de ses propres valeurs - c’est l’avantage de ce genre de situation. N’étant pas elle-même créatrice de jeux, elle aurait pu se dire que cela ne la concernait pas. Elle a préféré démissionner et créer une école selon son coeur qui est une magnifique réussite. 

 

Nous touchons ici à l’essence des mondes que nous pouvons créer: cette essence est en nous et c’est pourquoi aller voir en nous-même est essentiel. 

 

Je terminerai par deux citations. 

 

La première est d’Edgar Morin qui l’a publiée la semaine dernière sur Twitter : 

 

« Si l'on est convaincu de l'urgence comme de l'évidence, de changer de voie, alors, et alors seulement, se dessinera une voie. Et une espérance. On ne peut rien faire sans espoir, en se cantonnant dans la mélancolie, le dépit ou la résignation. »

 

La seconde est extraite du Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, de Raoul Vaneigem: 

 

« Une société qui abolit toute aventure fait de son abolition la seule aventure possible.»

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