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29/10/2022

Bifurcation de vie et divertissement

 

Le terme « divertissement » provient du verbe latin diverto qui signifie détourner. En français, il s’appliquera d’abord à la soustraction illégitime d’une part d’héritage. Blaise Pascal l’a rendu célèbre en faisant du divertissement ce qui nous détourne de l’essentiel. Le mot a évolué pour désigner les loisirs et les amusements. Dans ma précédente chronique, j’ai évoqué ce qui peut nous empêcher de conduire une réflexion approfondie sur les projets qui nous tiennent à coeur. Je crois utile de m’y attarder d’autant que, venant d’une époque maintenant lointaine, je suis comme le Huron de Voltaire: je m’étonne de phénomènes qui passent pour ordinaires à la majorité de la population.

 

De Gaulle a écrit* que les hommes d’action sont de grands méditatifs. A voir les gesticulations permanentes des politiques et nos façons de vivre quotidiennes, j’observe qu’il est de plus en plus difficile de préserver le temps et la profondeur de la réflexion. Ainsi, l'action - si même elle est produite - perd-elle en qualité. Tous les projets ne ressemblent pas à ces coups de foudre qui nous conduisent prestement devant l'autel. Lorsque l’on a un projet personnel important, comme l’est une bifurcation de vie, bâcler sa maturation peut entraîner le retard ou l’échec de sa réalisation. De même que la procrastination: quand on dit que l’on « caresse » un projet, c’est souvent qu’on ne lui accorde pas encore l’attention qu’il nécessite, que l’on n’a pas vraiment mobilisé son énergie. Il est naturel qu’une fois un projet apparu dans notre esprit, il y ait une période d’observation préalable à l’engagement qui peut prendre la forme d’une rêverie récurrente. On lui rend visite, le soir, dans son lit, avant de fermer les yeux; dans les transports en commun quand on éprouve l’ennui du boulot-métro-dodo; ou encore en faisant réchauffer la troisième pizza de la semaine. Un pas plus loin, on l’évoquera peut-être avec une personne de confiance dont on sait qu’elle nous écoutera avec respect. Un jeune couple californien décrivait ainsi le début du chemin qui les conduisit à se lancer dans la permaculture. D’une certaine manière, durant cette étape en apparence passive, on s’apprivoise aux défis que le projet recèle. 

 

Il peut arriver aussi à certains d’entre nous de n’avoir besoin que de cela: rêver. J’ai connu quelques personnes qui ont ainsi traversé leur vie, apparemment en toute sérénité. Les rêves qu’elles caressaient sans les réaliser se logeaient entre les bavardages quotidiens, les chansons qu’elles écoutaient et les romans qu’elles lisaient ou les films qu’elles regardaient. Le rêve, alors, est une sorte de présence affectueuse, un peu comme le chat qui dort prés de vous, au coin du feu, pendant que vous feuilletez l’almanach Vermot. « J’aimerais faire ceci - ou cela. » Si vous ne le faites pas et si vous n’en ressentez pas de frustration, où est le mal ? Le rêve a rempli une de ses fonctions: aider à vivre. Souhaitons seulement que nous ne nous abusions pas nous-même. Le rêve comme évasion ou comme compensation d’une vie ennuyeuse est une possibilité. Il y en a une autre, plus dramatique, si votre vie a besoin de bien davantage que d’un songe à jamais en suspens. Mais voilà: vous cédez aux innombrables sirènes qui tournent autour de vous et vous incitent à refouler vos méditations personnelles pour écouter leurs chants. On les connaît tous, ces sirènes, elles sont nombreuses. Je n’aborderai ici que celles propres à notre époque. Quand je pense à mes années de jeunesse, je suis sidéré de leur multiplication et des conséquences qu’elles ont sur notre présence à nous-mêmes et au monde. Le « petit écran », comme on le nommait alors, en est en quelque sorte l’ancêtre. Jusqu’à l’apparition de la télévision dans les foyers, si nous voulions voir un film, assister à un concert, à un meeting politique ou à une course hippique, il nous fallait sortir de chez nous, aller à la rencontre d’autres personnes et c’était quelque chose que l’on ne faisait pas tous les jours. Un peu plus tard, lorsqu’il n’y avait encore qu’une seule chaîne, passés les premiers émerveillements, si le programme ne nous plaisait pas nous pouvions décider de ne pas allumer l’appareil: une soirée ou un dimanche après-midi se libéraient ainsi pour vivre autre chose. Mais, depuis que les chaînes se sont ajoutées aux chaînes avec une croissante diversité de contenus, il y a toujours une émission susceptible de nous retenir dans le fauteuil jusqu’à ce que nous nous y endormions. Avec le développement des supports numériques, aux contenus diffusés massivement s’est ajoutée la possibilité de créer notre propre programme. Le DVD - ou les films à la demande - nous offrent de pouvoir rester collés à un écran même si les innombrables programmes des nombreuses chaînes ne nous conviennent pas. Les confinements ont clairement renforcé cette addiction et ont même rajouté la vidéomanie: plutôt qu’écrire un article, on se fait filmer en train de causer. Mais avez-vous remarqué que le même texte, si vous le lisez, vous prend moins de temps que si vous le regardez prononcé par son auteur, et que, au surplus, votre niveau de réflexion n’est pas le même ?

 

Je souhaite poser ici, avant de poursuivre, qu’avec l’arrivée du premier poste de télévision dans les foyers s’est engagée à notre insu une révolution anthropologique aux conséquences considérables. Dans le cadre de cette chronique, je n’en citerai que trois aspects et ne m’attarderai que sur un seul. Le premier concerne notre rapport au monde: pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, nous passons un temps considérable devant des images, et c’est au détriment de celui qu’auparavant nous passions en prise directe - par nos sens et nos gestes - avec le réel.** On peut ajouter que c’est la première fois, aussi, concomitamment, qu’entre films, séries, jeux vidéos et clips publicitaires, notre cerveau est à ce point gavé de fictions. Le deuxième aspect, en référence à l’ingénierie sociale que nous avons particulièrement vue à l’oeuvre depuis les années covid, est l’influence des médias sur nos processus mentaux et la fabrique de la conformité sociale. Mais, comme je l’ai dit, je ne m’attarderai ici que sur le troisième aspect de cette révolution anthropologique: l’enjeu de l’attention. 

 

En intensité comme en durée, notre attention est une forme d’énergie limitée et fluctuante. Même les insomniaques dorment un peu et les meilleurs cerveaux ne peuvent pas fonctionner à plein régime en permanence. Ce constat banal soulève la question de la gestion de notre attention en fonction de l’importance des sujets auxquels la consacrer. Or, aujourd’hui, elle intéresse de nombreux prédateurs qui veulent à tout prix l’attirer. Ceux-ci, comme les trappeurs du grand nord, disséminent des pièges - des pièges qui ont la forme prédominante d’un écran. Il y en a des petits qu’on met dans sa poche et qu’on ne cesse de consulter même quand on prend le café avec un ami. Il y a l’omniprésence des plus grands qui fonctionnent en continu et exercent leur attraction sur notre regard dans des lieux naguère dédiés aux rencontres et conversations: les cafés et les restaurants. Il y a ceux des ordinateurs portables ou fixes. Il y a les tablettes et, bien sûr, les écrans de télévision qui trônent dans nos salons. 

 

Le détournement par les écrans a un complice redoutablement efficace : le bavardage numérique. La fréquentation de plateformes comme Facebook ou Twitter est chronophage. Dès que l’on arrive sur leur page, on se prend au jeu, on rebondit de post en commentaire, de commentaire en commentaire. Comment ne pas dire à tel « friend » combien nous sommes d’accord avec lui et à celui-là la stupidité de ses propos ? Comment ne pas partager cet article, cette image géniale, avec Pierre, Paul ou Jacques ? Puis, selon son caractère, son inspiration, on distille ses humeurs, cisèle des mots d’esprit, fait la propagande de ses idées et son spectacle. Si ces « dialogues » avec des inconnus m’enlèvent au réel et réduisent ma présence au monde, les conversations sur le téléphone portable me privent de la présence du monde qui m’entoure. Elles me rendent proche des personnes qui sont loin de moi et m’éloignent de celles qui sont là, que je peux toucher. Elles font irruption à tout moment, nous donnant l’impression que nous devons réagir aussitôt, brisant le fil de nos pensées, nous habituant à accomplir des tâches sans cesse interrompues. Le pire, cependant, est l’impression d’avoir « fait quelque chose ». Or, notre énergie investie dans ces "activités » au fil des heures s’est dissipée dans le métavers, alors que, concentrée sur notre existence, mise au service de notre capacité créatrice, elle aurait pu faire bouger les lignes de notre vie. Quand on observe combien de notre temps est capté par cette vie numérique, on se demande comment on passait ses journées avant que tout cela ne nous envahisse.

 

Le problème est que notre vie est comme un jardin que fertilise et ensemence l’attention que nous lui portons et les actes qui en découlent. Un jardin ne prospère pas grâce à l’attention que nous dilapidons dans le monde abstrait de jardins lointains. Plus notre attention est absorbée par les ombres du théâtre numérique, plus stérile risque d’être notre vraie vie, celle des projets dont nous pourrions l’enrichir. Etre présent au monde que nos sens peuvent percevoir, l’explorer, se frotter à lui est la manière d’ouvrir de nouveaux possibles dans notre vie. Lors des sessions de créativité, beaucoup d’idées sont émises, et c’est déjà surprenant, mais l’important est ce qui se passe entre ces idées: elles se font la courte-échelle, s’attirent, se combinent et en engendrent de nouvelles complètement inattendues, et parfois c’est un changement de dimension, la disruption pour utiliser un mot prisé des consultants. Etre présent au monde que nos sens peuvent percevoir, c’est être comme ces nuages d’idées qui s’en vont à la rencontre des autres à la rencontre de l’improbable découverte.  

Le premier pas vers une bifurcation de vie commence par la reprise en main de notre « temps de cerveau disponible ».

 

* Le fil de l'épée, Berger-Levraut, 1932. 

** Ceux qui sont intéressés par le sujet pourront lire, de Matthew B. Crawford, Contact : Pourquoi nous avons perdu le monde, et comment le retrouver, Editions La Découverte, 2021. 

22/10/2022

L'inachèvement de la vie

 

Ayant entamé la rédaction de l’Histoire de l’Eglise du Christ, l’historien et romancier Daniel-Rops (1901-1965) avait déclaré: « C’est l’oeuvre de ma vie. Quand je l’aurai achevée, je pourrai mourir. » Et il l’acheva et mourut. Bien qu’il ne fût pas si âgé que cela lors de son décès - soixante-quatre ans - on peut penser que c’est une belle mort, semblable à celle de Moïse qui, s’il n’y entra pas, conduisit cependant son peuple jusqu’au seuil de la terre promise. 

 

La question que je me pose: est-il possible de partir sans un sentiment d’inachèvement ? Nous sommes, me semble-t-il, des êtres de projet, c’est-à-dire que nous vivons sur ce que nous allons faire, avons envie de faire. Ainsi que le dit l'empereur Auguste dans Cinna, la pièce de Corneille, "notre esprit, jusqu’au dernier soupir /Toujours vers quelque objet pousse quelque désir". Mais nous vivons aussi avec plus ou moins de poussière sous le tapis: tout ce que nous pensions faire et n’avons pas fait. Jusqu’à un certain âge, on peut se raconter qu’on parviendra à rattraper le temps perdu: notre avenir semble infini. Mais c’est le temps qui nous rattrape et bientôt l’horizon ne recule plus. Alors, pour certains d’entre nous (dont je suis) surgit cette question: que serait-il important que je réalise afin de ne pas partir avec l’impression de... L’impression de quoi au juste ? D’avoir mal profité de la vie ? De n’avoir pas donné ce que j’aurais pu donner ? De n’être pas allé au bout de mes capacités, de mes rêves, de mes responsabilités ? Suis-je une graine qui n’a pas porté les fruits qu’elle aurait pu porter ?

 

J’ai rêvé quelque temps de sauver un cheval de l’abattoir et je ne l’ai pas fait. Pourquoi ? Trop compliqué. C’est mon ami Bernard qui m’a un jour raconté que, travaillant près d’un abattoir, il avait vu arriver un chargement de chevaux. Il les a vus tirés hors du camion. Ces malheureux animaux sentaient toute l’horreur du lieu d'abattage où on les menait et Bernard a été subitement submergé d’empathie pour eux. Une empathie si douloureuse qu’il demanda à quitter les lieux. Bernard aime les chevaux. Il les monte depuis qu’il est jeune, comme cela arrive dans les plaines du Nord sans que l’on soit nécessairement fortuné. Il me raconta qu’on envoie à l’abattoir les trotteurs qui, à l’entraînement, ne font pas le temps. Si l’on s’y prend assez tôt, on peut en racheter un pour le prix de la viande, moins d’un millier d’euros. J'ignorais tout cela. Son récit m’alla droit au coeur, comme une flèche. Pourquoi ne pas en sauver un ? Mais voilà: je n’ai pas le terrain, il faut un hectare, donc trouver quelqu’un qui veuille accueillir un cheval. Il faut que sur ce terrain il y ait un abri, et  aussi un ami - un âne par exemple - pour ne pas que l’animal s’ennuie et dépérisse. Il faut aussi une présence humaine quotidienne qui s’assure que tout va bien. Puis, il faut financer la nourriture, le vétérinaire... Je n’en ai pas les moyens, mais mon imagination s’emballe: on peut trouver un propriétaire terrien qui veuille bien l’héberger, on peut se mettre à plusieurs pour le parrainer et partager les charges, on peut... on peut... Finalement, trouver et assembler les pièces de ce puzzle, c’est bien compliqué. Puis, qu’est-ce qu’un cheval de plus ou de moins par rapport au nombre des bêtes qui passent chaque jour à l’abattoir ? De semblables histoires, de velléités, de capitulation, j’en ai quelques-unes dans ma vie dont je ne suis pas fier. Certes, la sagesse est de ne pas les exploiter pour se faire souffrir stérilement. Je l’ai souvent dit à d’autres: tu agis ou tu te tais. 

 

Dans certains projets, comme ceux qui nécessitent ce que j’appelle une bifurcation de vie, la dimension temporelle est cruciale. Certes, le jour de son exécution, Socrate est arrivé en prenant sa dernière leçon de lyre. « A quoi te sert, Socrate, d’apprendre à jouer de la lyre puisque tu vas mourir ? » Et Socrate de répondre: « A jouer de la lyre avant de mourir. » Je suppose cependant que la plupart des gens qui caressent un projet de vie s’imaginent entrer dans une nouvelle aventure un peu plus longue que les quelques heures laissées ce jour-là à Socrate avant qu'on lui administrât sa tisane. Cela signifie que, si vous avez des aspirations, temporiser menacera de plus en plus leur concrétisation. On ne change pas de vie comme on change de voiture. En outre, certains processus ont besoin de temps. Vouloir les accélérer parce qu’on a tardé à larguer les amarres peut les compromettre. Combien d'accidents de la route pour avoir voulu rattraper un retard ?

 

Mais alors, pourquoi ne se décide-t-on pas plus facilement ? Evidemment, en tentant de répondre à cette question, on ne sera pas étonné de dénicher la peur. C'est une émotion naturelle, salutaire même, à condition qu'elle ne devienne pas paralysante. La peur peut se déguiser en prudence, inhiber nos processus créatifs et notre pulsion de vie. Mais il y a d'autres phénomènes à observer - auxquels d'ailleurs elle peut se trouver aussi mêlée. 

 

Assez fréquemment - j’y reviendrai dans une prochaine chronique - l’on a une envie de changement mais sans arriver à se représenter une destination. Il est également courant qu'entre tout ce qui cherche à capturer notre attention - qui s'est multiplié avec les écrans - et les contraintes  qui nous cernent, on n'accorde pas assez de temps à une réflexion soutenue. Très souvent aussi, on considère n’avoir pas encore assez d’information pour se lancer. Ce peut être vrai, mais ce peut être aussi une manoeuvre dilatoire. Dans « La gestion de soi »*, les auteurs expliquent que nous avons quatre processus à combiner: connaître le territoire, se mettre en relation avec ses acteurs,  prendre des décisions, passer à l’action. Chacun d'eux peut donner lieu à une dérive qui nous éloigne de la réalité : décider pour décider, agir pour agir, faire du réseau pour faire du réseau, et amasser sans fin de l’information. Or l’information ne fait pas la décision: vous êtes sur le plongeoir, vous savez tout ce qu’il y a à savoir de l’eau qui vous attend, sa distance, sa profondeur, sa température - mais le saut vient d’ailleurs, c’est une impulsion intérieure**. 

 

J’ajouterai que, dans notre milieu ordinaire nous ne trouvons pas nécessairement les ressources psychiques dont nous avons besoin pour porter à sa maturation une bifurcation de vie. Notre milieu, en général, a tendance à vouloir nous retenir. Ceux qui en font partie peuvent désirer nous protéger de ce qui leur fait peur, ou bien voir d’un mauvais oeil que vous leur échappiez, ne serait-ce que parce qu’ils craignent le changement qui risque d'affecter votre personne. Ils peuvent aussi être jaloux par anticipation de ce qu’ils vous imaginent prés de vivre, qu'ils ne connaîtront jamais. Ils peuvent vous saboter, par exemple en vous renvoyant une image de vous-même ou de votre projet qui vous décourage d'entreprendre. Pour l’anecdote, je me souviens de mon premier grand voyage. Nous étions cinq autour de la vingtaine et avions décidé de partir en voiture en Grèce avec l'ambition de faire le tour du pays et de visiter ses vestiges en campant dans la nature. Que n’avons-nous pas entendu ! Les routes n’étaient pas goudronnées - à l’époque c’était vrai - et le moins grave serait que nous y laissions l’une des deux voitures. Le pays était malsain - je crois que le vaccin anticholérique était alors obligatoire - et nous y tomberions fatalement malades. Nous avons tenu bon. Heureusement, nous avions eu la ruse de ne pas annoncer trop tôt notre projet. Il ne nous est arrivé rien de pire qu’une crevaison et c’est un des plus beaux souvenirs de ma vie. Grâce à ce premier voyage, nous eûmes l'élan d'en entreprendre ensuite de plus lointains: au Mexique, au Pérou. Il ne s’agissait que d’un mois, une parenthèse dans une existence. Imaginez maintenant qu'il s'agisse d’un projet qui engage vos années à venir ? Si, à vos freins intérieurs, s’ajoutent les freins de votre milieu vos hésitations seront compréhensibles. Cependant, laisserez-vous le dernier mot au temps qui s'écoule ?*** 

 

La finitude de notre vie doit être acceptée et partir en paix, comme Socrate, suppose de l’avoir acceptée. La sagesse est de lâcher prise dans la sérénité afin de ne pas nous exposer à revenir hanter stérilement les lieux de notre inachèvement. Pour autant, avant d’en arriver là, tirons le meilleur parti de notre existence. J’ai lu le livre d’une infirmière en soins palliatifs qui parlait des confidences qu'elle recueillait des mourants. Le regret qu'elle entendait le plus fréquemment s'exprimait ainsi: « J'aurais aimé avoir eu le courage de vivre la vie que je voulais vraiment. 

 

* La gestion de soi dans les organisations, Martin de Waele, Jean Morval et Robert Sheitoyan, Editions d'Organisation. 

** Sur ce sujet, je ne peux que recommander la lecture du livre du neurophysiologiste Alain Berthoz: La décision

*** Organiser une "couveuse sociale"  est important et fait partie des sujets que nous explorons au sein du parcours Cap au Large.

18/10/2022

Chacun de nous est une secte

Les sectes pratiquent l’isolement, éventuellement physique et au moins intellectuel et relationnel, afin d’immerger leurs victimes dans le monde qu’elles ont créé et d’éviter les fausses notes - les doutes ! - que le contact avec un monde extérieur pourrait produire. 

 

C’est cependant un mode d’emprise qui n’est pas l’apanage de ce que nous appelons secte. Il est plus répandu qu’on ne le pense et il est d’intensité variable selon les organisations et les personnes concernées. Des institutions comme la CIA ou McKinsey ont étudié en profondeur les mécanismes qui permettent de mettre une population sous contrôle en influençant sa vision du monde et des évènements, de préférence sans recourir à une violence formelle qui pourrait susciter des résistances. On appelle cela « ingénierie sociale ». L’expression est connue car toute la gestion de la « crise du Covid » peut être analysée sous cet angle et l’on sait que le gouvernement français - avec d’autres - est client de McKinsey. Souvenez-vous de ce basculement de mars 2020 dans sa brutalité, de ce nouveau monde qui soudain vint recouvrir celui auquel nous étions habitués, qui du coup paraît aujourd’hui d’une insouciance si désirable: en l’espace d’une allocution présidentielle, il était devenu périlleux de respirer, d’aller voir son médecin; notre semblable était devenu un danger ambulant et nous-mêmes étions les assassins potentiels de nos aînés. 

 

Dans les versions douces ou particulièrement bien jouées, nous ne remarquons souvent pas la présence des techniques d’ingénierie sociale. Il arrive d’ailleurs qu’elles soient utilisées instinctivement et ne relèvent pas d’une compétence élaborée. Les parents qui dissuadent leur enfant de sortir quand la nuit est tombée en évoquant quelque bête du Gévaudan qui pourrait le dévorer ne font pas autre chose. 

 

A des degrés divers, certaines entreprises ont un fonctionnement qui s’apparente à celui d’une secte. Ce trait est particulièrement marqué lorsqu’elles travaillent dans des secteurs ou gèrent leurs activités d’une manière qui les rend éthiquement questionnables. Je me souviens d’avoir rencontré un cadre d’une multinationale américaine largement diabolisée pour ses produits agricoles. La carapace intellectuelle de cet homme valait les métaux extraordinaires dont sont faits les vaisseaux spatiaux dans les romans de science-fiction: à la fois souples, lisses et que l’on ne peut traverser. Sans aller chercher bien loin, pendant la crise du covid, le fonctionnement des autorités de santé et du corps médical dans sa grande majorité n’avait rien à envier à celui d’une secte. Imaginez remettre en question auprès de fanatiques l’infaillibilité du Parti ou du Prophète: poser des questions, fussent-elles pacifiques, est déjà trahir ou pécher. Ce que nous avons pu observer y ressemblait beaucoup. Pourtant, à la différence des religions, ce qui fait avancer la science n’est pas la foi mais le doute. 

 

Je me souviens d’une jeune homme sentimental qui se relevait d’une tuberculose et cherchait sa voie. Après quelques entretiens, je le perdis de vue puis, par hasard, le retrouvai quelques années plus tard. Il était devenu cadre d’une entreprise à l'idéologie quelque peu « masculiniste » - dans le genre: « ici, on n’est pas des fillettes ! ». Ses dents, comme on dit, rayaient le parquet et il tenait des propos d’un cynisme qui ne ressemblait pas à celui que j’avais connu. J’en fus désarçonné et intrigué. L’évidence était que certaines personnes sont beaucoup plus malléables que nous ne l’imaginons. Mais pourquoi ? Des années plus tard, à la sortie du métro Malesherbes, je voyais de temps en temps des jeunes gens qui distribuaient une offre de test psychologique gratuit. C’était l’église de scientologie de Ron Hubbard. Elle avait le génie de recruter ses membres de cette manière. Qui, en effet, a envie d’un test psychologique sinon celui qui a des doutes sur lui-même ? Mais qui, aussi, peut apprécier qu’un agent extérieur vienne s’installer en lui pour suppléer à ce qu’il ressent comme un manque d’être auquel il ne peut remédier lui-même ? De même, dans la vie ordinaire, celui qui ne fait pas confiance à sa « jugeote » s’en remet sans cesse à une autre autorité que la sienne. Voulez-vous prendre le pouvoir ? Transformez les croyances et les opinions des gens, à commencer par celles qui pourraient leur conférer une autonomie de pensée. 

 

L’aventure du jeune homme sentimental devenu un bon petit soldat rejoint un thème qui m’est cher: la fonction anthropogénique des organisations et, évidemment, de la société. Comme l’a écrit Edgar Morin: l’homme fait la société et la société en retour fait l’homme. Entre le Temple solaire et certaines organisations, il n’y a pas une différence de nature mais d’intensité. Cela commence, de manière inévitable, avec notre milieu familial. Pour autant, comme le disent les Anglais, gardons nous de jeter le bébé avec l’eau du bain. Pas plus qu’un ordinateur pour fonctionner ne peut se passer de logiciels, l’être humain ne peut se passer  d’une éducation au sens large, c’est-à-dire d’une transmission culturelle. C’est l’étape d’après qui est mérite notre intérêt: que faisons-nous de ce que cette transmission fait de nous ? Cette opération nécessite une capacité de recul. Il ne s’agit pas de faire table rase, mais d’accepter l’héritage sous bénéfice d’inventaire. Pour beaucoup d’entre nous, le tri se fait au fil de l’eau, sans violence, comme un arbre qui perdrait ses feuilles et en pousserait d’autres, semblables ou différentes des premières. Mais il peut aussi arriver que le processus soit violent, comporte des remises en question tragiques et des ruptures, sources de  libération mais aussi d'égarements. Rien n’est simple. 

 

En amont de tous ces phénomènes, il y a une question qui renvoie à notre nature. La puissance des sectes tient au filtrage qu’elles opèrent: elles filtrent les informations, les relations, les croyances et les expériences de la vie de ceux qu’elles recrutent. Mais ne fonctionnons-nous pas naturellement ainsi, sans avoir besoin qu’un agent extérieur nous y incite ? N’avons-nous pas tendance à nous enfermer dans un univers personnel protégé des remises en question ? Les algorithmes omniprésents dès que nous allons sur le Net nous y incitent, mais ils ne sont au fond que le prolongement de notre fonctionnement naturel. En résumé: n’avons-nous pas tendance à faire de nous-même une secte d’un seul membre: nous, et à fabriquer les filtres de notre enfermement ? 

 

Pour en revenir aux bifurcations de vie qui sont au coeur de Cap au Large, si nous avons du mal à les provoquer, c’est qu’elles sont prises dans une matrice faite des limitations de notre monde intérieur et du milieu appauvri que nous avons extrait de l'infinie réalité. Et il n’y a pas de mal, il n’y a pas à juger et à condamner: c’est notre condition humaine, c’est la matière de l’oeuvre que nous pouvons entreprendre. 

 

Dans l’esprit de Cap au Large, je vous laisse sur une excellente question de Frédéric Falisse*, expert en questionnement:

 

«  Quelle grande vision vous autorisez-vous pour vous-même ? »

 

* Je vous recommande son site : https://www.questiologie.fr/