02/03/2023
Antagonismes irréductibles (2/2)
Le clivage ultime
2500 milliards de galaxies.
2500 milliards de galaxies, une quantité incommensurable d’espace, de matière, d’énergie et, sur cette Terre qui nous paraît immense et qui n’est dans cette immensité qu’une poussière, des petits grains de conscience: nous. « L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser ; une vapeur, une goutte d’eau suffit pour le tuer. Mais quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, puisqu’il sait qu’il meurt et l’avantage que l’univers a sur lui. L’univers n’en sait rien. » (Blaise Pascal). De son côté, Descartes, posant la première pierre de sa réflexion, dit: « Je pense donc je suis ».
Quel sens donnons-nous à l’existence de cette conscience qui se pense et pense l’univers ? Quel sens se donne-t-elle à elle-même ? Pour certains, elle ne serait qu’un épiphénomène, pour d’autres elle est transcendance. De nouveau les questions de Gauguin: que sommes-nous ? D’où venons-nous ? Où allons-nous ?
De tout temps, les hommes ont voulu pressentir que, derrière le chatoiement du monde que nos sens captent, il y a des présences d’une autre nature et, peut-être, une Présence. Face à cet univers luxuriant qu’est la diversité des croyances et des mystiques, certains évoqueront un dérisoire délire d’interprétation. Je verrais plutôt, en ce qui me concerne, une effervescence d’explorations. Je pense à cette phrase du Père Ceyrac (1914-2012) que j’ai eu la chance de croiser: « Toutes les religions sont un chemin vers le mystère de Dieu ». Cette conscience qui émerge de l’évolution creuse, au sein de l’humain, un manque spécifique. Des romanciers comme François Mauriac, des poètes comme Paul Valéry, des psychanalystes et des philosophes ont sondé ce manque qui caractérise l’espèce, l’entraînant au pire, au meilleur ou au médiocre. Au pire, si nous nous trompons de cible et attendons de la créature qui nous est semblable plus que ce qu’elle peut nous donner*, ce qui fera la source intarissable des drames passionnels; au pire, encore, si nous recherchons une impossible complétion dans la démesure des projets et des actes. Au médiocre si nous noyons cette inquiétude existentielle dans les plaisirs du divertissement, de l’égo et de la chair. Au meilleur si nous la reconnaissons pour ce qu’elle est: l’aspiration à aimer quelque chose de plus grand que nous-mêmes, qui établit une reliance entre l’infiniment petit que nous sommes et l’infiniment grand dans le visible et l’invisible, en passant par l’ensemble du vivant. Au meilleur si nous y reconnaissons, pour reprendre l’expression de Mauriac, « ce Dieu à l’affût en nous ».
Matérialisme moral et philosophique
Ce n’est pas pour rien que le terme « matérialisme » désigne à la fois l’attachement aux biens de ce monde et un postulat philosophique selon lequel tout est matière et l’esprit n’existe pas en tant que tel. Nous avons là le second antagonisme irréductible entre le christianisme et le monde dont rêve une certaine élite, et il n’est pas qu’intellectuel.
La représentation que l’on se donne du vivant induit la représentation que l’on se fait du bien et la forme que l’on entend donner à l’avenir de l’espèce humaine. Le projet transhumaniste, ultime incarnation du matérialisme, prétend prendre la main sur l’évolution qui a fait de nous ce que nous sommes. Or, il constitue rien de moins que l’aboutissement logique de l’animal-machine de Mallebranche. L’âme étant refusée aux animaux, ceux-ci étaient censés ne rien ressentir. Mallebranche battait ainsi sa chienne en public et soutenait que les cris qu’elle poussait n’étaient que les grincements d’une machine. Cela nous donne une idée de la puissance d’une idéologie quand elle s’empare d’un être, même intelligent: elle le rend sourd, aveugle et stupide. Pour l’instant, aucune idéologie ne permet heureusement de nier que l’humain peut ressentir de la souffrance, mais beaucoup de décisions sont prises par ceux qui en ont le pouvoir dans le mépris des souffrances qu'elles causent. Pour le matérialisme moderne, si l’être humain a encore un statut spécifique par rapport aux animaux, il n’a pas d’âme et cela autorise beaucoup de choses, par exemple de juger de son utilité ou d’évaluer le prix de sa vie comme on le ferait d’un objet**.
Un triste fait divers vient de mettre douloureusement le doigt sur une de nos contradictions. Un accident de la route survenu sous l’emprise de la drogue a provoqué la mort d’un foetus qui, de ce fait, a acquis une existence que le droit lui refuse: celle d’un être sensible ayant été injustement privé de la vie. On plaint la malheureuse mère mais on plaint aussi l’infortuné entant qui approchait du moment de sa naissance. Mais mourriez-vous à quelques heures du jour qui aurait pu être celui de votre venue au monde que, du fait que vous n’êtes pas né, vous n’avez aucune identité, aucune existence. Quelle différence y a-t-il, cependant, en tant qu’être vivant et sensible, entre cet enfant désiré qu’un accident prive de la vie et ceux, indésirés, que l’on choisit de supprimer ? Quelle différence, encore, entre cet enfant arraché accidentellement au ventre de sa mère et les effets délétères voire mortels des injections anti-covid encouragées, sans la moindre justification scientifique, sur les femmes enceintes ? Nous sommes là sur une frontière folle qui me fait penser aux montres molles de Dali.
Créer l’homme nouveau
Créer l’homme nouveau, ce désir n’est pas d’hier. N’est-ce pas déjà l’ambition du christianisme ? « Revêtez-vous de l'homme nouveau! » adjure saint Paul. A ceci près que l’invitation du Christ est un appel au changement de l’intérieur, à la décision souveraine de celui qui l’entend, et n’est pas imposé par une autorité dominatrice. La Révolution française se proposait de « changer le peuple » - expression reprise récemment par une femme politique - et cela en usant des lois. Le 11 novembre 1789, alors que la province ne manifeste guère d’enthousiasme pour les projets parisiens, Rabaud Saint-Etienne déclare: « Il faut remonter ce peuple, le rajeunir, changer ses formes pour changer ses idées, changer ses lois pour changer ses moeurs, tout détruire, oui, tout détruire, puisque tout est à créer »**. Du wokisme avant la lettre. On se rappellera qu’il y eut ensuite la promulgation d’un nouveau calendrier, fort poétique d’ailleurs mais qui n’a pas duré, et l’instauration de nouvelles mesures des distances, des poids et des volumes. Le communisme, avec les moyens que l’on sait, a lui aussi voulu créer un homme nouveau. Puis, plus douce mais plus insidieuse, est venue l’ingénierie sociale qui s’intéresse à la manipulation de nos ressorts intérieurs pour obtenir de nous les opinions et les comportements qui conviennent à ses commanditaires. Avec le transhumanisme, nous allons plus loin, beaucoup plus loin, que ce soit sur la ligne des capacités physiques ou mentales à accroître artificiellement mais surtout sur celle de la dépossession de nous-mêmes.
Le matérialisme nous dessine évidemment un avenir fondé non sur l’être mais sur l’avoir. Un humain « augmenté » par des artefacts afin qu’il soit plus rapide, plus intelligent, plus endurant, plus habile. En fait, on lui applique les mêmes critères de performance qu’à un robot et c’est tout-à-fait logique puisque l’on part d’une représentation qui est celle d’une machine, complexe certes, physico-chimique, énergétique, mais une machine quand même. L’interdiction de toucher au génome a déjà été transgressée sous le prétexte de protéger la santé des peuples. Partant de là, on peut aussi imaginer que, en choisissant les « gains de fonction » comme on le fait pour les virus, on façonne un jour des êtres humains, et cela non seulement en fonction des tâches qu’on entendra leur confier et des habiletés qu’elles nécessiteront, mais aussi des comportements dont on voudra les doter, tels que l’obéissance totale, l’insensibilité à la douleur, la vulnérabilité aux manipulations mentales. Mais le transhumanisme va plus loin. Le marketing, déjà, nous traquait afin de connaître notre profil de consommateurs en fonction de notre âge, de notre sexe, des traces que nous laissons un peu partout par nos consultations sur l’Internet et nos achats. Dans les années qui viennent, il conviendra de passer du commerce à la politique. Il conviendra que l’on sache tout, à tout moment, des individus qui composent une population à gérer. Qu’une ou plusieurs puces intégrées à leurs corps renseignent en permanence une intelligence artificielle sur leur santé, leurs émotions, leurs déplacements et leurs consommations, et permette ainsi de déterminer les mesures à prendre les concernant. Quel interdit serait-il légitime si l’on n’intervient que sur des machines ? Que peut-il y avoir de sacré dans une machine ?
La flèche de l'évolution
Dans un court texte, le père Teilhard de Chardin (1881-1955), théologien catholique, utilisait la métaphore de l’En-dedans et de l’En-dehors pour décrire l’axe de l’Evolution. L’En-dedans, c’est la subjectivité qui se concentre progressivement au coeur des êtres vivants jusqu’à culminer dans l’humain, ce néant qui devient ainsi « capable de Dieu »****. L’En-dehors, c’est l’absence de psychisme, c’est la matière brute. La flèche de l’évolution est orientée de l’En-dehors vers l‘En-dedans. Un En-dedans particulièrement densifié est la caractéristique du « phénomène humain »*****. Cet En-dedans est le lieu du mystère de l’être, le lieu de sa liberté et de sa responsabilité, de ses passions et de son destin - et de sa possible rencontre avec Dieu. C’est l’intimité qui devrait être inviolable. Or qu’annonce un transhumaniste comme Youval Harari, intervenant bien-aimé du World Economic Forum ? Qu’il n’y aura plus d’âme, plus de libre-arbitre, plus d’intimité inaccessible de l’extérieur. Tout au contraire, par le biais de technologies invasives, nous deviendrons intégralement des En-dehors sous l’oeil vigilant des Big Brothers qui se sont attribués la mission d’administrer l’humanité et qui commencent à le faire sur le mode des élevages industriels.
Alors, je repense à notre statue de Saint-Michel dont une certaine association demande le déboulonnage au motif qu’elle fait de la propagande religieuse dans l’espace public. S’agit-il d’un simple réflexe atavique anti-calotin ? Ou bien se jouerait-il là quelque chose de plus profond ? Certains s’identifieraient-ils au dragon que terrasse l’Archange ?
* « L’amour, c’est vouloir donner à quelqu’un qui n’en veut pas quelque chose qu’on n’a pas » (du pessimiste Jacques Lacan).
** Cf. chronique Antagonismes irréductibles 1/2 et https://www.investisseur-sans-costume.com/la-guerre-est-la-continuation-de-la-dette-par-dautres-moyens/
*** Cf. Claude Quétel, Crois ou meurs !: Histoire incorrecte de la révolution Française, TallandierPerrin, 2021.
**** Cardinal de Bérulle (1575-1629), Œuvre de piété.
***** Pierre Teilhard de Chardin, Le phénomène humain, Le Seuil, 1955.
22:13 | Lien permanent | Commentaires (0)
Les commentaires sont fermés.