30/04/2024
Vivre jusqu'au bout (2/2) Pilule rouge ou pilule bleue ?
Dans ma précédent chronique, j’ai évoqué la nécessité où nous sommes d’inventer l’avenir mais aussi le fait que nous vivons au sein d’une matrice qui nous formate, et cela affaiblit nos capacités créatrices. Nous vivons à l’intérieur d’un système aujourd’hui mondialisé qui s’accroît indéfiniment des réponses qu’il donne aux besoins qu’il nous invente sans cesse. Nous en sommes doublement les prisonniers: psychologiquement et matériellement. Psychologiquement, il nous a rendu désirable jusqu’à l’addiction le mode de vie qui est le nôtre aujourd’hui, quels que soient les dégâts qui en résultent pour nous et pour la planète. Matériellement, de ce monde artificiel qu’il a créé il veut faire le fournisseur exclusif de l’espèce humaine (et même de ses animaux domestiques).
Certes, si nous voulons bien creuser un peu, nous pouvons nous rendre compte que nous sommes les créateurs de cette matrice et y reconnaître la « loi de récursion » théorisée par Edgar Morin, à savoir que dans certains cas la créature transforme son créateur. Je donne souvent comme exemple celui de la voiture. Très sommairement, la voiture a transformé notre environnement avec la multiplication des routes et autoroutes bitumées, des hypermarchés de périphérie, des parkings et des pompes à essence, et avec ses pollutions diverses. Elle nous a transformés nous-mêmes en banalisant les déplacements pour un oui ou pour un non et en nous donnant le goût d’être transportés dans un espace exclusivement privé. Elle a aussi entravé le développement du rail et suscité ou stimulé de nombreux secteurs d’activité dont nous sommes devenus dépendants, de la production d’énergie aux services de contrôle technique. L’écosystème dont la voiture a su se doter est immense et d’une diversité tentaculaire. J’aurais pu aussi donner l’exemple de l’alimentation. La carte ci-contre du développement de l’obésité aux Etats-Unis montre comment le système nous façonne physiquement en cultivant une addiction à certaines saveurs, en multipliant les points de consommation et d’approvisionnement et en enveloppant tout cela dans la promotion d’un style de vie qui se présente comme hédoniste, amusant et convivial. Derrière l’obésité endémique qui en est le résultat sur nos corps, il y a en amont tout le système de production de ses denrées, les monocultures et les élevages industriels, la chimie, les terres accaparées, les drames écologiques et sociaux.
Pour nous libérer de la dépendance matérielle, il nous faut susciter de nouveaux fournisseurs. Pour cela, nous devons d’abord mettre en oeuvre notre libération psychologique. Nous devons refuser de nous incarner dans le rôle du consommateur niais et docile auquel on nous invite en permanence. La condition humaine mérite bien davantage de nous. Dans son excellente lettre hebdomadaire, Frédéric Falisse écrivait l’autre jour à propos des défis qui nous assaillent: « La question n’est pas "Qu'est-ce que je souhaite avoir ?" mais "Qui veux-je être ? ».* A cela fait écho l’expression de mon amie Eva: « il nous faut nous réinventer ». Oui, nous devons nous réinventer, car nous ne sommes pas que le produit passif de la matrice. Nous sommes nés dotés d’une conscience, de libre-arbitre, de sensibilité et d’intelligence. Nous pouvons nous réveiller.
Nous devons aussi cultiver l’audace de l'intelligence créatrice. Alors que l’usure sévissait depuis des siècles et qu’une misère têtue s’attardait dans sa région, un petit bourgmestre de Rhénanie, Frédéric-Guillaume Raiffeisen, après avoir eu l’idée de créer un fournil communautaire eut celle des caisses de crédit mutuel. Il ne manqua pas de sceptiques pour se gausser ou de mauvais esprits pour imaginer on ne sait quelles intentions malhonnêtes, mais on connaît l’incroyable floraison de cette petite graine. Sans nul doute il en sera de même de celles que nous sèmerons une fois notre pouvoir créateur libéré de ses inhibitions. Si nous prenons conscience que nous avons enfanté cette matrice, qu'elle est notre reflet, alors nous pouvons considérer que nous sommes capables d’en créer une bien meilleure - à condition d'être nous-mêmes meilleurs.
Pour en revenir au sujet qui a initié la première partie de cette chronique, à savoir nos besoins psychologiques fondamentaux confrontés à la réponse inappropriée qu’apportent les maisons de retraite, notre capacité créatrice doit s’investir d’urgence dans ce domaine, et d'ailleurs elle n'a pas attendu le scandale des Fossoyeurs. Je ne peux faire mieux que vous recommander la page « Habitats seniors participatifs et coopératifs » que Jean-Louis Magnol alimente sans relâche sur Facebook**. Les ingrédients principaux sont déjà là, dans la compréhension de cette problématique: maintenir les personnes dans un environnement qui répond à leur besoin de stimulation et d’identité tout en satisfaisant à leur besoin de présence chaleureuse et de protection. D’un rapide coup d’oeil, on voit que les solutions associent l’ingénierie financière, la conception architecturale, le projet de vie de ses futurs habitants et, en complément, certains services marchands.
Il est fréquent qu'un progrès « disruptif » comme on se plaisait à dire naguère, résulte d’une combinaison d’innovations issues de champs différents. L'avenir est aux démarches transdisciplinaires. Il est aussi aux projets qui naitront des interactions humaines, du lien. Porus Munshi, spécialiste indien de la créativité, donne en exemple l’histoire de son compatriote, le Dr Govindappa Venkataswamy (1918- 2006), surnommé « Docteur V ». Celui-ci, souffrant d’un handicap qui lui interdisait de pratiquer sa vocation première, l’obstétrique, restait déterminé à oeuvrer dans le domaine de la santé. Il jeta son dévolu sur une maladie qui affectait beaucoup de personnes dans son pays, la cataracte, et créa des instruments qui lui donnaient la possibilité d’opérer. Ces instruments se révélèrent tellement performants que la durée de l’opération se trouva considérablement diminuée. « Docteur V » pouvait ainsi faire jusqu’à cent interventions par jour. La baisse des coûts qui en résulta permit une facturation qui variait en fonction des moyens que déclaraient les patients. Ainsi, les plus aisés pouvaient aider les plus pauvres sans en être autrement affectés. Le système étant basé sur la confiance, les déclarations de revenu n’étaient pas controlées et malgré cela les comptes s’équilibraient: en soi, c’est un fait à relever. On a donc là une triple innovation: technique, humaine et sociale. Porus Munshi en conclut que, pour libérer son potentiel créateur, il faut se donner des « objectifs impossibles ».
Alors, je risque un objectif qui peut paraître impossible: celui de remplacer le capitalisme actuel. Ne nous abusons pas: je pense que, pour réaliser certaines choses, nous aurons toujours besoin d’une accumulation suffisante de capital. Mais accumulation ne signifie pas concentration entre quelques mains privilégiées. La manière dont se fait aujourd’hui l’accumulation capitalistique conduit au fait que le 1% des humains les plus riches possède la moitié de la planète et qu’ils récoltent la plus belle part de la richesse financière produite. Il en découle que, bon gré mal gré, le pouvoir sur nos destinées appartient à ce 1% et que la matrice qui nous formate ne changera pas d’elle-même. Alors que faire ? S'adapter à l’existant en essayant d’y préserver à la marge une niche confortable, ou bien inventer - ou réinventer - des dispositifs qui concilient accumulation capitalistique et démocratie ?
Pilule rouge ou pilule bleue ?***
** https://www.facebook.com/groups/120029441945674
*** Allusion au film Matrix: le choix entre rester dans la matrice ou en sortir.
19:10 | Lien permanent | Commentaires (1)
Commentaires
Que vive la G1!
A l'application, il en résultera de nouvelles façons de créer tout en préservant une richesse moyenne...
Écrit par : Gilbert | 01/05/2024
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