14/06/2011
Le paradoxe d'Abilene
Imaginez le porche d’une maison texane, un dimanche matin. Il y a là, assises sur les marches, sirotant mollement une citronnade, les trois générations : les parents, les enfants, le père et la mère de Madame. C’est l’été et il fait déjà très chaud. Tout le monde semble s’ennuyer à mourir. Le beau-père lance alors une idée : et si on allait déjeuner à Abilene ? Abilene, c’est la « grande ville » qui se trouve à près de 100 km. Les membres de la famille se regardent et bientôt la décision est prise de suivre la suggestion de bon papa.
La voiture familiale est vieille, elle n’est pas climatisée et le voyage, à la rage du soleil, est pénible. Arrivé à Abilène, le petit groupe erre longuement dans les rues à la recherche d’un restaurant. Il finit par jeter son dévolu sur un établissement où la nourriture se révèle aussi chère que mauvaise. On rentre, toujours à la rage du soleil et, de retour à la maison, une dispute éclate. C’était vraiment une idée stupide d’aller déjeuner à Abilene !
Le beau-père se défend : lui-même n’avait pas le moindre désir de déjeuner à Abilene ! Simplement il avait l’impression que tout le monde s’ennuyait et il a lancé cette idée-là, croyant faire plaisir, comme il en aurait lancé une autre. Une fois que tout le monde s’est exprimé, une évidence s’impose : personne n’avait envie d’aller déjeuner à Abilene !
Cette histoire a été vécue par le sociologue américain Jerry B. Harvey, qui l’a théorisée sous l’intitulé de «paradoxe d’Abilene»*.
Ne sommes-nous pas tous en route pour Abilene, persuadés que les autres veulent y aller et que nous serions seuls à exprimer une divergence ? L'évolution actuelle de nos entreprises, de notre monde dans son ensemble, n'est-elle pas, sous bien des aspects, l'autoroute vers une destination dont nous ne voulons pas, dont pas un homme ne veut vraiment ?
*The Abilene Paradox and Other Meditations on Management (San Francisco: Jossey-Bass, 1988).
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10/06/2011
Robert Taïmiz-Maunez
Ce matin-là, Robert Taïmiz-Mauney sortit son 4x4 plus tôt que d’habitude : on annonçait encore des « Opérations Escargot ». Cela devenait un mal récurrent, comme les campagnes contre les campagnes de vaccination. Le trafic risquait d’être très fortement ralenti. Or, comme à l’accoutumée, Robert Taïmiz-Mauney avait une journée particulièrement chargée.
Cependant, et c’était bizarre, les douze kilomètres de quatre voies qui le menaient au quartier des bureaux se révélèrent quasiment déserts et c’est avec une bonne heure d’avance que Robert Taïmiz-Maunez arriva dans le parking et glissa son badge dans l’ascenseur qui le déposait chaque jour à l’étage 154 - juste en dessous du 155, celui du président et de sa garde rapprochée.
Les portes de l’ascenseur se refermèrent doucement et, après qu’une voix suave eut annoncé comme d’habitude : « Vous avez demandé l’étage 154, l’ascenseur va monter », la cabine commença à s’élever doucement. Robert Taïmiz-Mauney eut l’impression que l’ascension durait plus longtemps que d’habitude. Peut-être le fait d’être seul dans la cabine ? Cependant, en y réfléchissant, il n’avait pas ressenti l’effet habituel de l’accélération. Il voulut profiter de ce temps mort pour appeler un de ses collaborateurs à qui il avait remis la veille au soir un dossier urgent à lui rendre dans la matinée. Il sortir son smartphone et prononça le nom du collaborateur dans le micro. Rien. Il regarda le petit écran : la connexion était faible mais présente. C’est alors que la voix suave de l’ascenseur déclara : « Vous avez essayé d’appeler depuis l’ascenseur. Toute manœuvre qui consisterait à faire plus d’une chose à la fois n’est pas possible. » Robert Taïmiz-Mauney n’en crut pas ses oreilles. « Des terroristes ! » se dit-il. « Des terroristes contrôlent l’immeuble ! » Une sueur froide l’envahit d’un coup, ses mains se mirent à trembler, sa vue à se brouiller. Il s’appuya à la paroi de la cabine. Comme si elle le voyait, la voix reprit: « Vous ne devez pas avoir peur. Nous ne vous voulons aucun mal. Bien au contraire, nous ne voulons que votre bien. » « Vous vous payez ma tête ! » ne put se retenir d'éjaculer Robert Taïmiz-Mauney. Il avait réalisé que plusieurs minutes s’étaient écoulées et que l’ascenseur n’était toujours pas arrivé au 154ème étage. Bougeait-il d’ailleurs ? Comme si elle avait entendu ses pensées, la voix lui répondit : « Votre ascenseur s’élève à la vitesse de dix centimètres par seconde, la vitesse – ou plutôt la lenteur – qui nous a paru la limite à respecter désormais ».
Reprenant ses esprits, Robert Taïmiz-Mauney répliqua : « Si vous voulez mon bien, comme vous le prétendez, arrêtez ce cinéma et amenez-moi à mon étage à la vitesse qui me convient ! » La réponse vint, toujours empreinte de suavité: « La vitesse qui vous convient est destructive. Destructive pour vous, pour la société, pour la planète. Vous allez faire l’expérience de la « vitesse bio ». Nous espérons qu’au terme de cette dégustation, vous en aurez compris tous les avantages et que vous renoncerez à vos mauvaises habitudes. » De nouveau Robert Taïmiz-Mauney eut le tournis. Il avait envie de s’asseoir, là, dans cette cabine, et de se cacher la tête dans les bras. Il avait envie de pleurer ! C’est le moment où les portes s’ouvrirent sur le 154ème étage. Il sortit, titubant un peu, jeta un regard en arrière comme pour saisir l’image de son interlocutrice invisible, puis se dirigea vers son bureau. Une fois assis devant son ordinateur, il recouvra un peu de calme. Il appuya sur une touche et attendit que l’écran s’éclairât. Un message apparut avant même que les divers logiciels eussent été initialisés : «Cet ordinateur mettra exactement dix minutes et trente secondes à atteindre son état opérationnel. Merci de faire bon usage de ce temps disponible, par exemple pour aller respirer devant votre fenêtre et apprécier la vue qu'elle vous donne et que vous ne voyez plus.» Robert Taïmiz-Mauney jura. La colère prenait le dessus sur l’angoisse. Il décrocha le téléphone pour appeler la sécurité - comment n'y avait-il pas pensé plus tôt! - et entendit un message enregistré : « Bonjour ! La sécurité sera à votre disposition immédiate s’il y a menace d’atteinte à l’intégrité physique d’un être vivant. Sinon, veuillez laisser votre message, nous vous rappellerons dans la journée et au plus tard demain ». Il beugla dans l'appareil des mots incompréhensibles – et sans doute grossiers - puis raccrocha.
Lorsque l’ordinateur voulut bien lui apporter ses services habituels, Robert Taïmiz-Mauney alla sur un site d’information en continu. Il découvrit que la planète tout entière était tombée entre les mains de terroristes dont on ne savait rien! Tout ce qui avait recours à l’informatique pour fonctionner – autrement dit tout ! – était en état de lenteur. La première cible des terroristes avait été les bourses du monde. Les ordres de vente ou d’achat se faisaient bien dans l’ordre chronologique de leur enregistrement, mais ils étaient traités à la vitesse de la poste à cheval ! On voyait des êtres humains s’agiter devant la placidité des écrans lumineux comme s’ils avaient l’espoir de leur communiquer à force un peu de leur hystérie. Les barrières d’autoroute avaient été frappées plus tardivement. Depuis une heure environ, chaque portique ne laissait passer qu’un véhicule par minute. Au même moment, les véhicules dotés d’informatique embarquée avaient refusé de dépasser 15 kilomètres à l’heure en ville et 60 sur autoroute. Des millions d’autres personnes, mues comme des hamsters par on ne savait quelle influence mystérieuse, avaient décidé de se rendre au travail à pied ou à vélo. Les webcams les montraient, avançant paisiblement. Certaines même, après ce qui ressemblait à une promenade, décidaient benoitement de rebrousser chemin : le temps pour rejoindre leur atelier ou leur bureau et en revenir aurait représenté une journée entière !
« Mais enfin, ce tas d’imbéciles ne se rend pas compte qu’on ne va pas les payer à rester chez eux ! » s’exclama Robert Taïmiz-Mauney. Sur une WebTV, le ministère de la sécurité nationale essayait de diffuser un message. Mais celui-ci passait tellement au ralenti qu’il était incompréhensible : on eût dit un vieux 78 tours lu en 33. Sur les cinq continents, des hackers avaient aussi fracturé les systèmes informatiques des ministères de l’Education et des Grandes Ecoles. En l’espace d’une nuit, ils avaient modifié tous les programmes d’enseignement en rajoutant par exemple des plages de temps libre un peu partout, des « débats philosophiques » ici et là, et autres stupidités. Dans les usines aussi bien chinoises qu’indiennes, brésiliennes ou françaises, les chaînes automatisées fonctionnaient au dixième ou au douzième de leur cadence. Dans les aéroports, les vols d’une journée étaient étalés sur une quinzaine de jours. Anecdotique peut-être, mais phénomène signalé quand même par quelques observateurs, des objets en fin de vie s’étaient remis à fonctionner correctement comme s’ils avaient un regain de jeunesse. Pour Robert Taïmiz-Mauney, le coup de grâce fut cependant le message de son CEO qui s’était retrouvé bloqué avec d’autres CEO dans un forum mondial où il était arrivé la veille au soir. « D’accord avec mes collègues réunis ici, et en toute liberté de pensée et de parole, nous avons décidé de supprimer les reportings trimestriels. Nous pensons qu’un reporting tous les trois ans est suffisant et qu’il libérera beaucoup de potentialités dont nous avons besoin ».
Fin de la publication trimestrielle des résultats ? Fin de cette terrible et magnifique compétition qui justifiait les salaires versés à des gens comme lui, Robert Taïmiz-Mauney ? Pour des "potentialités" ? C’était la fin du monde ! Au milieu de ses pensées d'apocalypse, Robert Taïmiz-Mauney sursauta en entendant le bruit de l’ascenseur qui s’ouvrait. Il eut à l’esprit la brève image d’un groupe d’hommes encagoulés portant des armes lourdes. Mais c’était son assistante, Marie-Luce, toute distinction et sourire comme d’habitude. Robert Taïmiz-Mauney regarda sa montre : une heure et demie de retard. Il ouvrit la bouche, prêt au reproche, et la laissa béante : Marie-Luce se mouvait au ralenti, comme dans un film !
Robert Taïmiz-Mauney rentra le soir chez lui, épuisé des lenteurs auxquelles il s’était vainement heurté toute la journée, comme une mouche contre une vitre. D’ailleurs, il fit à pied les douze kilomètres qui le séparaient de son domicile. Son 4x4, subitement, il n'aurait su dire pourquoi, le dégoutait. Il laissa errer son regard tout en marchant. Les seuls êtres qui continuaient leur vie à leur vitesse habituelle étaient les fruits et les légumes dans les jardins alentours.
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05/06/2011
Cygnes noirs
J’ai déjà évoqué ce livre de Nassim Nicholas Taleb que tout stratège devrait avoir lu car il parle de ce que tout stratège redoute : l’imprévu. Son auteur, en 2007, avait été invité au séminaire de direction d’une grande banque française. Cela se passait sur l’île de Serendip – Sri Lanka si vous préférez – qui aurait dû inspirer les participants puisque la sérendipité consiste à faire des trouvailles imprévues. Que nenni ! Un silence courtois ensevelit l’exposé de notre trader philosophe. Mais le hasard est parfois ironique. Il ne fallut guère plus de quelque mois pour que la banque en question se découvrît un cygne noir de la taille d’une vache volante. Et quelques mois de plus pour que le monde connaisse un séisme financier dont nous n’avons pas fini de payer les dégâts.
Le cygne noir est un évènement qui surgit, « out of the blue » comme le disent si bien les Anglais, que personne ou quasiment personne – à part quelque Cassandre déjantée - n’avait jusque là imaginé. Ces derniers temps, les cygnes noirs ont été légion. Nous avons eu ce tsunami financier qui a fait de l’économie occidentale et des Etats les plus aisés du monde un assemblage de châteaux de cartes. Nous avons eu des éruptions volcaniques qui ont paralysé le trafic aérien et qui pourraient bien se reproduire. Nous avons eu – nous avons - la révolution arabe le long de la Méditerranée et au-delà. Nous avons eu le sinistre de la centrale nucléaire de Fukushima où rien n’est encore réglé. Nous avons eu un directeur du FMI appréhendé sur l’accusation de violences sexuelles sur la personne d’une femme de chambre. Malgré leurs outils statistiques sophistiqués, les compagnies d’assurance sont confrontées à une croissance des sinistres naturels de grande ampleur… On n’en finirait plus.
Parallèlement, jamais on n’a dépensé autant de temps, d’intelligence et d’argent pour mettre tout sous contrôle. J’ai déjà évoqué l’outil statistique, largement utilisé par les fabricants de produits titrisés et par les traders, dont on sait où ils nous ont conduits sans jamais l’avoir anticipé. Il y a la prolifération de la législation prudentielle : textes, procédures et contrôles en veux-tu en voilà. Dans le domaine de la santé, il y a la multiplication de mesures de précaution : désinfections et antibiotiques, campagnes de dépistages et de vaccinations. Et la sophistication croissante de la prévision météorologique donne l’idée à certains, pour vraiment maîtriser la situation, d’intervenir sur le climat. Là aussi, on n’en finirait plus.
Et, paradoxalement, c’est la multiplication des cygnes noirs. Les maladies nosocomiales frappent dans les lieux les plus désinfectés. Des gens attrapent les maux contre lesquels ils avaient été vaccinés ou meurent des médicaments qu’on leur administre. Les compagnies qui ont la plus belle charte déontologique – rappelez-vous Enron – sombrent dans le scandale. Une centrale nucléaire sinistrée échappe à ses opérateurs. La saga des scandales financiers ne connaît pas de fin malgré l’empilement des ratios et des contrôles obligatoires depuis l’affaire de la Barings au début des années 90. Et jamais la roche tarpéienne n’a été aussi près du capitole…
Le cygne noir nous renvoie moins à l’étude des phénomènes extérieurs que, d’abord, à nos processus psychologiques. Dans l’univers, les évènements ne sont ni prévus ni imprévus : ils se produisent, tout simplement. La notion de prévu ou d’imprévu est relative à la représentation que nous nous faisons du monde, des autres ou de l’autre – voire, parfois, de nous-mêmes. Elle est relative à notre agenda. Je vois trois phénomènes qui mériteraient d’être regardés de plus près. Le premier, c’est le système artificiel que nous avons construit, qui requiert des conditions de fonctionnement de plus en plus précises et qui, de ce fait, supporte de moins en moins l’aléa le plus modeste. Notre rapport au temps est symptomatique de ce point de vue-là. Nous sommes passés du cadran solaire à l’heure digitale, d’un temps approximatif, flexible, à un minutage de plus en plus rigoureux. Il n’est que de voir, sur le quai du métro, le nombre de portables qui jaillissent des poches si la rame, par suite d’une perturbation, est en retard de dix minutes. Je me souviens d’un ami industriel qui me parlait, il y a une trentaine d’années, de ses négociations dans certains pays d’Orient. On ne prenait pas les rendez-vous l’un derrière l’autre à une heure d’écart comme aujourd’hui. Respecter les gens que l’on rencontrait, c’était prendre son temps. Il appréciait beaucoup ce rapport à la durée qui est aussi un rapport à l’autre. Je ne sais pas ce qu’il en est aujourd’hui. Il est à craindre que le time is money américain ait mit de l’ordre dans tout cela. Toujours est-il que ce rapport au temps engendre une psychorigidité, une intolérance qui se traduit par l’obsession de la maîtrise et par la croyance illusoire qu’on peut construire un système qui élimine l’aléa. Nous soumettons les processus de la vie à des engrenages pensés par l’homme. Mais l’imprévu se manifeste d’autant plus que nous pensons pouvoir l’éliminer.
Le deuxième phénomène que nous devrions observer sans complaisance, c’est le fait que nous nous gardons de regarder en face les effets systémiques des artefacts que nous introduisons dans le monde. Nous nous contentons d’évaluer les causalités directes, simplissimes. Les OGM, on les a testés, on peut en manger, aucun risque ! Les centrales nucléaires ? Cent pour cent fiables ! D‘ailleurs, EDF veut devenir le premier opérateur nucléaire mondial. Ce pesticide, ces engrais, sont efficaces et sans danger. L’effet papillon – vous savez, l’histoire du lépidoptère qui bat des ailes à Rio de Janeiro et provoque un cyclone en Asie – est un beau sujet de conférence, mais qui en fait quelque chose ? En une poignée d’années, nous intervenons de manière massive sur le vivant, nous injectons nos artefacts dans des systèmes dont la complexité dépasse notre entendement et que nos ancêtres ont apprivoisés au cours des millénaires, et nous irons un jour nous étonner des catastrophes qui se produiront ? Sans parler des effets anthropologiques: nous demandons-nous souvent quelle sorte d'être humain notre société est en train de produire ? Pourtant, très souvent, quand un évènement nous saisit à l'improviste, l'humain est questionnable. Sans discuter de la responsabilité personnelle, on devrait essayer de comprendre la part du système dans les actes qu'un individu a choisi d'accomplir.
Le troisième phénomène est paradoxal : comment pouvons-nous nous étonner qu’à toujours faire plus de la même chose nous obtenions toujours plus du même résultat ? C’était il y a quinze ans quand le professeur Andremont m’expliquait déjà que la généralisation abusive des antibiotiques engendrait des souches bactériennes de plus en plus redoutables. A trop nous protéger de tout, ne débilitons-nous pas au surplus nos défenses naturelles ? Au vrai, on perd sur les deux tableaux. Et chaque couche supplémentaire de législation qui n’a empêché aucune dérive ? Et le gigantisme croissant de nos organisations centralisées et rationalisées – « too big to fail » - qui n’a empêché aucune faillite ? Et les économies d’échelle qui n’empêchent pas le coût de la vie d’augmenter ? Et le marché régulateur qui affaiblit nos systèmes de solidarité ?
Souvent cité, Albert Einstein disait qu’aucun problème ne peut être résolu dans le cadre de référence qui l’a engendré. Finalement, le chant du cygne noir est à l’intérieur de chacun de nous.
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