31/05/2011
Le retour du territoire (1)
Au début des années 80, j’ai été quelque peu pionnier en œuvrant à titre professionnel dans le domaine du développement local. Nous inventions le métier en marchant, un métier qui ne se réduisait pas, pour la bande d’originaux dont je faisais partie et malgré les représentations du moment, à transformer des terrains en zones industrielles ou artisanales et à verser des primes aux entreprises extérieures pour qu’elles viennent s’y installer. Cela, c’est une caricature du développement local, même si souvent les actions des collectivités et des grandes entreprises en « redéploiement » - comme on disait joliment à l’époque - se limitaient à cela. Presque tout le monde misait en effet sur le développement exogène. Sans le mépriser, nous pensions qu’il fallait stimuler aussi un développement d’origine endogène, c’est-à-dire nourri de l’énergie, de l’âme et de l’investissement des habitants du territoire concerné. Le rêve d’une grande usine qui viendrait s’implanter – le Père Noël autrement dit - a quelque peu éclipsé la vision que nous proposions. Maintes fois promise, surtout aux élections, la grande usine n’est jamais venue et le territoire s’est endormi.
Dans les années qui ont suivi, le concept de développement local est quelque peu tombé en disgrâce. Il y avait quelque chose de ridicule à vouloir sauver des cantons paumés, trahis par une industrie désuète héritée des siècles passés. On n’allait pas faire de l’acharnement thérapeutique sur ces bourgades cachectiques alors que le monde entier nous tendait les bras! C’était l’époque où pas un étudiant d’école de commerce n’aurait osé remettre en question les théories des économies d’échelle, de la saine concurrence, de la maximisation du profit, etc. Le mot d'ordre était: « Vae victis ! » Malheur aux vaincus ! Malheur à vous si votre territoire n’avait pas de quoi engraisser suffisamment des actionnaires dont le pouvoir commençait à s’affirmer en même temps que l’appétit s’aiguisait pour devenir, comme on le voit aujourd'hui, insatiable. « Votre pays, Messieurs Dames, vous l’aimez peut-être, mais l’amour n’est pas une donnée économique, il peut crever et vous avec ! »
Je perçois aujourd'hui, avec beaucoup de satisfaction et surtout de soulagement, ce que j’appelle « le retour du territoire". Par exemple, un think tank comme Sol et Civilisation, avec des chercheurs tels que Bernard Pecqueur ou Didier Christin que j’ai eu le privilège de faire intervenir récemment, produit des analyses profondes et inspirantes. Des actions comme celles développées par Innobasque, au Pays basque espagnol, nous disent à quel point les richesses d’un lieu ne disparaissent pas avec une forme d’activité pour peu que l’on s’intéresse davantage aux hommes, aux histoires qu’ils se racontent, qu’aux idéologies économiques.
Si le territoire renaît, c’est que les effets de l'hallucination collective et anesthésiante qu'on appelle « la mondialisation » commencent à refluer. Nous avons découvert que l’ail importé d’Argentine ne nourrit pas la même histoire, pour nous, que celui de l’AMAP voisine. Nous avons constaté que le chômage et la misère ne sont pas qu’une donnée économique, un problème de marché: ils ouvrent une fracture dans la communauté. Nous savons, maintenant, que notre façon de vivre, notre consommation, ont un effet sur le monde. Au final, nous sommes en train de nous rendre compte que ce n’est pas si mal que cela lorsque, comme je l’ai écrit dans Transitions, « il y a de la vie là où l’on vit »*. De la vie, c’est-à-dire la possibilité de travailler et de produire où on habite, un attachement sensible à la réalité charnelle d’un territoire, un lieu qui devient la matière d'un lien social, le foyer d’une communauté de destin. Et tant pis pour les idéologies ! On disait jadis que la beauté ne se mange pas en salade : les idéologies encore moins.
Mais nous avons beaucoup de choses à réapprendre, me semble-t-il, notamment à faire société sur un territoire fait de terres, de climat et d’histoires. J’ai bien envie de me retrousser les manches et de m’y remettre !
* Cf. http://co-evolutionproject.org/wp-content/uploads/2011/01...
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26/05/2011
Jurassic Park
Adolescent, j’ai beaucoup pratiqué Arthur Conan Doyle et, en dehors des trois tomes de Sherlock Holmes que j’ai lus jusqu’à ce qu’ils tombent en ruines, un de ses romans que j’ai préféré est Le Monde Perdu, où le professeur Challenger découvre, isolée du reste du monde, une région d’Amazonie qui a conservé la flore et la faune de l’ère secondaire. Cette histoire en a inspiré par la suite beaucoup d’autres et, très probablement, le ptérodactyle qui hante une des aventures d’Adèle Blanc-Sec est un lointain descendant de celui qui terrorise les héros du Monde Perdu. Jurassik Park est la version moderne du Monde perdu. A ceci près – et je vous propose de considérer que la différence ne manque pas de sens – que le monde imaginé par Michael Crichton et mis en scène par Steven Spielberg n’est plus une anomalie géographique mais une production humaine. Nos oeuvres, nous avertit ce récit, deviennent plus redoutables que les phénomènes naturels.
Vous vous souvenez, j’imagine, du personnage vêtu de blanc, à mi-chemin entre le démiurge de Matrix Revolutions et l’emblème de KFC, qui a dépensé sans compter pour créer ce parc d’attraction où l’on peut observer, aussi vivants que vous et moi, des dinosaures de toute sorte. Ceci a été rendu possible grâce à une ingénierie de clonage juste un peu plus avancée que la nôtre. J’avoue que ressusciter des espèces disparues, qu’aucun homme n’avait encore jamais vues autrement que sous forme de fossiles, est un projet fascinant. Quant à moi, s’il existait un lieu tel que Jurassik Park, j’y courrais ! De fait, ce monsieur en blanc est un malin génie qui capte nos rêves pour les réaliser. Mais ce qui commence comme un rêve peut tourner au cauchemar.
Jurassic Park est une modélisation excellente des catastrophes dont la cause est humaine. A la source de l’histoire, un rêve, donc, que de nombreux êtres humains sont susceptibles de partager. Puis, des acteurs avec leurs névroses, leurs motivations, leurs représentations diverses de la réussite et du bonheur. D’abord, Alan Grant et Ellie Sattler, deux paléontologues aussi innocents et passionnés qu’impécunieux, qui, pour financer leurs recherches, puisent l’argent où ils le peuvent: lorsqu’ils trouvent John Hammond dans leur caravane, ils ne reconnaissent même pas leur sponsor. Celui-ci, l’homme vêtu de blanc, personnage central du drame, est richissime. Cependant, son moteur n’est pas l’argent. Hammond est une sorte de démiurge mu par le désir de créer quelque chose d’unique. Tout dangereux qu’il soit, je ne le trouve pas antipathique. Hammond s’est entouré de gens honnêtes, au sens où ils ont de vraies compétences et respectent les règles. Certains feront même le sacrifice de leur vie: nous ne sommes pas en présence d’une bande de malfaiteurs mal léchés. Parmi les gens qui entourent le démiurge, cependant, il y a une population singulière : des scientifiques qui ont franchi un pas décisif : ils ont expérimenté avec émerveillement le pouvoir faustien que leur a donné la science. Puis, il y a le maillon faible, le grain de sable, l’homme dont l’avidité va tout faire basculer - et, à cause de lui, la création va échapper à ses créateurs. Il est facile de faire porter à un personnage, à un méchant, la responsabilité du sinistre. Je serais tenté de dire que les systèmes comme celui de Jurassic Park ne peuvent pas être sans faille. Malgré la rationalité mise en œuvre pour les construire, leur ADN est fait de passions humaines pour qui le monde et les autres ne sont qu’un moyen de s’assouvir. D’ailleurs, une fois la catastrophe survenue et à peine en a-t-on fait le bilan que surgit la conviction que, « maintenant, on sait comment il faut faire pour que ce soit parfait ». Et on est prêt à recommencer. L’illusion fondamentale, celle d'une rationalité maîtrisée et totale, reste à l’œuvre.
Un rêve collectif, archétypal, différents acteurs dont les aspirations et les actes se combinent pour aboutir au drame : voilà les ingrédients des catastrophes d’origine humaine. Jurassic Park est une fiction, je vous l’accorde. Alors, reprenez par exemple l'histoire de Fukushima : vous verrez que, si loin d’un parc à dinosaures que soit une centrale nucléaire, le modèle de Michael Crichton ne fonctionne pas mal. Si vous cherchez, vous pourrez faire d'autres parallèles.
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23/05/2011
Le sourcil de Raminagrobis
Ou: De l'exercice du pouvoir.
Raminagrobis fit son entrée dans la salle de réunion et, presque instantanément, les bavardages moururent. Au sortir du couloir, la lumière qui entrait par la large baie, juste en face de lui, était aveuglante. Raminagrobis fronça le sourcil. C’était peut-être l’effet de la lumière. C’était peut-être d’avoir saisi dans la rumeur déclinante le nom exécré d’un hobereau qui, sans le défier ouvertement, n’en faisait qu’à sa tête depuis des années. C’était peut-être les deux. Ou aucun des deux.
Tout le monde retint son souffle.
Raminagrobis s’assit sans un mot, conscient des yeux qui, comme toujours, restaient fixés sur lui. Il posa un bout de papier sur la table, l'examina, puis, par-dessus ses verres en demi-lune, balaya l’assistance du regard, comme s’il se demandait laquelle des souris allait faire ce jour-là son hors-d’œuvre.
- Machin n’est pas là ?
Raminagrobis laissa durer le silence. Il aurait pu sentir l’odeur de la peur autour de lui. Il s’amusait de cela. Il s’amusait de la crainte qu’il inspirait à ces hommes qui, à l’extérieur, impressionnaient leur entourage et arboraient des manières de maréchaux, et qui, dans cette pièce, étaient comme des petits garçons qui craignent d’être grondés. Il en jouait. C’était un jeu utile.
C’était un plaisir d'autant plus piquant que, au bout de vingt ans de règne, chacun aurait pu trouver dans les coulisses de l'histoire quelque casserole qui l'eût affaibli, de quoi le mettre en contradiction avec lui-même, voire fomenter un renversement. Mais Raminagrobis avait su faire. Aucun n’avait assez de confiance dans un seul des autres pour se livrer à une telle aventure. Aucun, harassé des tâches qu’il exigeait d’eux, n’avait assez de temps, d'énergie et de recul pour mûrir une mutinerie. Aucun ne trouvait plus d’avantage à la liberté qu’aux privilèges dont lui, Raminagrobis, pouvait le faire bénéficier.
A la cour de Raminagrobis, il n’y avait que des hommes. Entendez : que des « mecs ». Raminagrobis les connaissait bien. La psychanalyse, pour lui, était une foutaise, mais il savait leur point faible fondamental, issu de leur relation à l'image paternelle. Cette vulnérabilité, cette faille proprement masculine, il en percevait les nuances propres à chacun et savait en jouer. Il n’y avait donc, autour de lui, que des hommes, car, contrairement à ce que laisserait croire leur réputation de virilité, ils sont faciles à diriger. Les femmes, c’est tout autre chose. Les moyens existent d’exercer un ascendant sur elles, mais ils sont différents. Même s’il aurait su faire, c’était un registre que Raminagrobis n’aimait pas. Les hommes, c’est tellement plus simple.
Celui qui pensait avoir déclenché le froncement de l’impérial sourcil en prononçant imprudemment le nom détesté attendit ce jour-là une suite qui ne vint pas. La réunion, brève, se termina sans que le maître revînt sur le sujet. Mais l’affaire continua de le hanter et elle le hanta d’autant mieux qu’il ne s’était rien dit, rien passé. Comme Raminagrobis évoquait souvent le sujet de ce hobereau, fût-ce sur le ton de la boutade ou de l'éructation, ce silence ne laissait pas, finalement, d'être étrange. Au petit matin, le bavard maladroit finit par trouver une interprétation plausible du « non incident » de la veille. Raminagrobis, sans nul doute, attendait de voir lequel de ses preux chevaliers devancerait ses attentes.
C’est ainsi que, sans qu’on puisse l’accuser d’avoir ordonné quoi que ce soit, Raminagrobis fut finalement débarrassé, un jour, du hobereau récalcitrant.
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