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03/04/2020

Où aimeriez-vous passer votre prochain confinement ?

 

 


Je bénéficie de conditions de confinement très acceptables: j’ai une maison assez grande où je suis en bonne compagnie, une bibliothèque qui couvre un peu plus de deux murs, une vidéothèque qui rassemble une centaine de mes coups de coeur cinématographiques et une discothèque classique qui ne lui cède en rien. J’ai la radio - merci France Musique ! - un ordinateur avec une connexion à l’Internet. J’ai un jardin qui approche les mille mètres carrés et qui a besoin de moi, et trois chats dont les exigences et les facéties m’amusent et parfois me touchent. En outre, le confinement a réduit de 99% le bruit et l’odeur des véhicules dans ma rue et, quand le vent souffle de l’ouest, du fond de mon jardin je peux entendre la mer sans mettre une coquille contre mon oreille. Le privilégié que je suis ne peut pas en vouloir aux « Parisiens » (1) confinés avec leurs familles dans leurs petits mètres carrés - je sais ce que c'est - d’avoir rejoint des résidences secondaires plus vivables pour eux et leurs enfants. En ce qui me concerne, j’assume sereinement le risque éventuel de leur présence.

 

Cela dit, si le confinement dure plusieurs mois, s’il doit se reproduire pour cause de pandémies récurrentes - hypothèse qui n’est pas à exclure pour de multiples raisons - vais-je rêver d’être confiné ailleurs ? A mon âge, il s’agit de gâcher le moins possible, à cause des folies du monde, ce qui reste de vie. A coup sûr, la première chose que j’aimerais fuir, ce serait sûrement les mines renfrognées et méfiantes, la couardise méchante que je vois poindre ici et là sur les réseaux sociaux et que des confinements prolongés risqueront d’amplifier. Je pense par exemple à ces infirmiers qui se font expulser par leurs colocataires apeurés ou qui trouvent sur leur pare-brise des invitations anonymes à aller habiter ailleurs. L’abjection n’est pas d’avoir peur, elle est quand la peur vous fait outrepasser la honte. Mais, comme dit saint François de Sales, « partout où il y a de l’homme, il y a de l’hommerie ». Ce n’est donc même pas sûr que j’échapperais à ces phénomènes en me faisant adopter par une tribu esquimaude.

 

Dès lors, il ne reste pas beaucoup de destinations. Certes, il y a les espaces du grand large, les déserts océaniques parcourus par de nombreux navigateurs plus ou moins solitaires. De mes plus lointaines lectures, me reviennent en mémoire L’expédition du Kon-Tiki, de Thor Hayerdal, et Viva Mexico, d’un jeune couple d’Américains qui, sur une improbable barque, descendent la côte ouest des Etats-unis jusqu’au Mexique. Et, plus près d’aujourd’hui, il y a Moitessier qui, au moment de terminer une course autour du monde, préférant au confinement de l’arrivée celui de son voilier, a fait demi-tour et repris le large. Je peux le comprendre. Je le comprends même beaucoup. Mais je n’ai pas les moyens d’acheter un bateau et au surplus je n’ai cessé de remettre à plus tard l’apprentissage de la voile et de la pêche. Plus tard finit presque toujours par être trop tard: s’il est vraiment un rêve de confinement qui m’est inaccessible, c’est celui de Moitessier.

 

Mais, selon la formule d’un professeur de gestion de trésorerie, je préfère l’espérance d’un gain à la certitude d’une perte. Alors, quand un coronavirus remettra le couvert, ou préfèrerai-je être ?

 

A vingt-deux ans, j’ai eu pour la Grèce un coup de coeur qui, à la différence de beaucoup d’autres, dure encore. Un mois à la rage du soleil, à courir des routes alors rarement goudronnées, à voir chaque jour de mes yeux les monuments et les paysages qui habitaient mon imaginaire. Un mois aussi à découvrir la fraternité du peuple hellénique. Jamais, nulle part, les villageois ne nous ont refusé de planter notre tente. Ils nous montraient un emplacement et nous demandaient seulement de ne pas faire de feu à cause des risques d’incendie. Quand, de loin, ils voyaient que nous avions fini de dîner, ils s’approchaient avec une bouteille de retsinata rafraîchie et du fromage frais, les hommes s’asseyaient près de nous, les femmes et les plus jeunes observaient à quelques mètres, et nous nous parlions comme nous pouvions, en mélangeant le grec ancien que connaissait un de mes amis, le grec moderne dont j’avais appris quelques rudiments avant de partir, et l’allemand que nos hôtes avaient gardé de l’Occupation. A l’époque, nous n’avions parcouru que la Grèce continentale. D’année en année, et finalement de décennie en décennie, j’ai reporté une visite aux îles… En vue d’un prochain confinement, un voyage de reconnaissance ne s’imposerait-il pas ?

 

Je garde la Grèce en réserve.

 

Avant-hier, au fond d’un carton, j’ai retrouvé un cours d’initiation au russe, vestige de ces élans qui retombent devant la difficulté. Le projet encore en suspens qui, il y a trois ans, a motivé cet achat impulsif, était un séjour à Saint-Pétersbourg complété d’une visite à Iasnaïa Poliana, puis de l’exploration de la Carélie. Il condensait une longue fréquentation culturelle avec la Russie. Ce pays est venu d’abord à moi par sa musique: Tchaïkovski, Rimski-Korsakov, Rachmaninof, Borodine, Moussorgski, Prokofiev… Je ne me lasse toujours pas de les écouter. Puis, à seize ans, j’ai découvert sa littérature, d’abord avec Crime et châtiment, qui m’a ouvert un univers. Il y eut aussi ensuite, quitte à faire sourire, les romans d’Ivan Tarazof (3). Ces dernières années, j’ai découvert « L’île » de Pavel Lounguine - d’où l’attraction sur moi de la Carélie - et, grâce à l’un de mes fils, les films de Tarkovski. Il y a aussi un peintre: Aïvazovski aux marines extraordinaires, et les chants et l’art de l’Eglise orthodoxe… J’en étais là de mes relations avec la Russie quand un évènement familial a cristallisé tout cela en ce projet qui reste à concrétiser: mon autre fils a épousé une jeune femme de Saint-Pétersbourg.

 

Pour autant, la Russie - par exemple le fin fond de la Carélie - serait-elle un bon refuge ? J’entends déjà les pisse-froid de service: mon âge, Poutine, les hivers, le système social et politique… Je refuse toute mise sous cloche ou en tutelle au motif de vieillissement et je leur rappelle que la première règle des séances de créativité est : farfelu bienvenu !

 

Il n’y a pas que la Grèce ou la Russie.

 

J’ai visité deux fois le Mexique, c’est dire que ce pays m’a attiré. J’y avais d’excellents amis, Luis Lopezllera Mendes et son épouse, des innovateurs sociaux et des personnes de grande qualité humaine dont j’avais fait la connaissance au Festival des Musiques sacrées de Fez, mais cela fait des années qu’ils sont devenus introuvables. Malgré la fascination qu’exercent sur moi les vestiges des civilisations pré-colombiennes, je ne me vois guère vivre là-bas. C’est un pays dur et farouche pour un gringo comme moi. J’ai cependant un souvenir singulier: à la recherche des traces d’une arrière grand-tante un peu aventureuse dont ne subsistait qu’une lettre et une possible photographie, j’ai retrouvé un lieu où elle avait vécu: Valle de Bravo, dans l’Etat de Mexico. Imaginez un lac suisse colonisé par des Mexicains et une petite communauté française. En chemin, pour rajouter un peu de magie, notre bus avait traversé la queue de la migration des papillons monarques. C’était en 2003 et tout a pu beaucoup changer depuis lors.

 

Valle de Bravo pour un prochain confinement, sous réserve d’examen, je n’exclus pas.


Mais voilà qu'il y a quelques jours, je me suis réveillé au milieu de la nuit et il y avait un nom qui flottait étrangement dans mon esprit: Derrynane. J’ai fait de multiples séjours en Irlande, principalement le long de la côte ouest, du Kerry au Donegal. Quand, au moment de partir en retraite, j’ai réalisé (2) le peu de biens immobiliers que j’avais, je me suis posé la question d’y aller vivre. Comme la Grèce, ce pays et les gens qui y vivent se sont emparé de mon coeur depuis longtemps. Mais pourquoi, entre cent autres que je pourrais donner, ce nom, Derrynane, est-il venu me visiter ? Je suis allé là-bas, il y a bien des années. J’y ai marché le long des cotes, j’y ai vu des inscriptions runiques et j’ai visité la maison de Daniel O’Connell, le libérateur de l’Irlande, un lieu imprégné de sa personnalité puissante et généreuse. Je suis persuadé que certains lieux nous parlent de nous, sont comme des révélateurs. Derrynane me ferait-il signe ? L’Irlande, c’est aussi toute la celtic fringe: l’Ecosse, la Cornouaille, que j’ai passionnément aimées et qui m’attireraient tout autant. J’en resterai là pour aujourd’hui.

 

Parfois, on m’a demandé: « N’as-tu pas envie de revenir dans ta ville natale ? » Eh! bien, non. Malgré les amis que j’y ai encore, cela ne me dit rien. La ville que j’ai connue n’est plus que l’ombre d’elle-même. Même d’y passer est douloureux car, à chaque pas, je vois ce que l’on a laissé se ruiner ou disparaître. 

 

" Eh! bien, alors, reste où tu es ! "  

 

Je ne sais si c’est un effet du confinement, mais rajouter à la réclusion qui nous est imposée une cage intellectuelle, me donnerait l’impression d’être deux fois plus enfermé. Nous sommes dans l’obligation d’être raisonnables, sous le boisseau du confinement sachons conserver une étincelle de folie.

 

PS: La jeune femme venue de Saint-Pétersbourg m'a fait ce matin grand-père. 

 

(1) Je mets ce terme entre guillemets car, à voir les plaques minéralogiques extérieures au département...

(2) Au sens de transformer en monnaie.

(3) Alias Henri Troyat.