13/04/2020
Les jeux de l’esprit et du hasard (III) Le cygne noir
L’implosion financière de 2017, liée aux subprimes, a pris de court le monde entier et pourtant elle était prévisible. D’ailleurs, certains - peu nombreux certes - l’avaient vu venir et en avaient démonté les mécanismes. Paul Jorion était de ceux-là, qui eut du mal à faire publier son livre avant la tempête tant ce qu’il annonçait - et bien qu’il le démontrât rigoureusement - paraissait impossible aux éditeurs. Je me souviens d’avoir fait aussi intervenir à l’époque, dans un de mes séminaires, le regretté Bernard Lietaer. Je l’entends encore nous dire, à l’encontre de tous les haruspices des plateaux de télévision : « On vous dit de cette crise qu’elle aura la forme d’un V, profonde avec un rebondissement rapide, ou en U, avec un rebondissement plus lent. Moi, je vous dis qu’elle sera en L: profonde et longue. Dix ans, peut-être plus. » Nassim Nicholas Taleb appelle « cygnes noirs » ces évènements considérables que personne ou presque n’a anticipés et qui, une fois survenus, révèlent qu’ils étaient prévisibles. L’expression vient de loin: elle apparaît pour la première fois sous le stylet de Juvénal: « rare comme un cygne noir », dans le sens: ce qui n’existe pas. Or, on l’a découvert plus tard, l’oiseau en question existe bel bien.
Comment se fait-il, avec toute l’intelligence que produit l’humanité, avec toutes les connaissances et tous les outils dont elle dispose, qu’il y ait des cygnes noirs ? Comment se fait-il qu’ensuite, une fois qu’il sont là, on puisse ne pas en voir les répercussions et que l’on se raconte des illusions dommageables ? Qu’est-ce qui différencie Paul Jorion et Bernard Lietaer de tous ceux, péremptoires au surplus, qui se sont trompés - et que cela ne retient pas de continuer à pontifier dans les médias ? On s’est beaucoup gaussé de l’Eglise et du procès qu’elle fit à Galilée sur la question du mouvement de la Terre. Mais les économistes et les scientifiques qui se trompent et persévèrent dans leur erreur, ne le font-ils pas par les mêmes dérives de l’esprit ? Sans parler de leurs recommandations, dont sourirait Paul Watzlawick, de faire sans cesse davantage de la même chose alors même qu’on n’obtient que toujours plus du même indésirable résultat.
Pour nos intellectuels de gauche des années 50, le paradis soviétique ou maoïste fut un aveuglement dont ils mirent du temps à revenir. Le plus honnête d’entre eux fut Edgar Morin qui confessa son erreur et s’efforça de la comprendre. Les médecins du XVIIIe siècle qui tenaient le haut du pavé à Vienne et qui persécutèrent Semmelweis, ne pouvaient admettre - au nom des Lumières - que les fièvres puerpérales eussent une origine qu’ils ne pouvaient voir de leurs yeux. Pour eux, cette hypothèse était l’obscurantisme même et Semmelweis un caractériel - la preuve: il mourut fou. L’aveuglement de Pétain, après la deuxième guerre mondiale, fut de croire que l’infanterie serait toujours « la reine des batailles » et que le moteur ne serait qu’un appoint pour les transports. Largement partagé et encore aujourd’hui, le mythe du progrès, non celui de l’humain mais de ses technologies, a une large responsabilité dans l’état de la planète. Printemps silencieux a été édité en 1962 (1), le premier Rapport au Club de Rome sur Les limites de la croissance en 1972. C’est quasiment une vie humaine qui s’est écoulée depuis que les premières alertes ont été données. Etre Cassandre est un destin cruel. Faire entendre que Troie est en danger alors que les Troyens sont subjugués par la beauté d’Hélène relève de l’abnégation. L’Hélène de notre temps aura été la croissance infinie, escortée d’une multitude de récits que j’ai évoqués ailleurs.
Jusqu’ici, même si elle était présente à mon esprit, je me suis gardé d'évoquer la crise du coronavirus. Cependant, je ne puis m’en tenir à cette position distanciée. Il me faut, à mes risques et périls, endosser la tenue de Cassandre. Ma conviction est qu’à la sortie du confinement, loin de retrouver, plus ou moins balisée, la navigation d’hier, nous entrerons pour des mois et sans doute des années dans des eaux inconnues, tourmentées, chaotiques. L’économie mondialisée est un système aux interdépendances et aux rétroactions innombrables qui s’est construit et ajusté progressivement et qu’un arrêt à la fois brutal et prolongé désorganisera profondément. Pour vous en faire une idée, imaginez que vous vouliez remettre un tas de jonchets (1) tel qui était lors de la précédente partie.
Pour ce qui est de nous préparer à la situation qui nous attend, la première chose à retenir est que ce système a éloigné les peuples des ressources qui leur sont vitales. La France, comme bien d’autres pays, n’est pas aujourd’hui en capacité de nourrir sa population avec les produits de son sol (2). En second lieu, l’économie que la mondialisation a permis de développer, avec laquelle notre mode de vie est en symbiose, est gloutonne de transports, de matières premières et d’énergies: autant de talons d’Achille. La complexité de ses interactions peut générer des pénuries d’un produit alors même qu’il est disponible en quantité. Comme l’écrit Gail Tverberg (3), on peut manquer d’oeufs non faute de les avoir produits, mais simplement faute des emballages nécessaires à leur transport. Un retard dans l’approvisionnement en énergie conduit rapidement à l’enrayage des chaines logistiques et l’on jète alors les stocks de produits périssables. Mais l’alimentation n’est pas seule concernée : on peut aussi manquer des matériaux nécessaires à une société dont la gestion et la communication sont surinformatisées.
A la sortie du confinement, nous serons devant une épreuve de résilience individuelle et collective. Les institutions nationales ou internationales pourront ou non nous aider, prendre ou non de bonnes décisions. Ce sera un plus ou un moins selon les cas. Mais ce qui fera la différence, c’est ce que nous déciderons de faire, chacun d’entre nous, avec nos familles, nos amis, nos voisins. Ce que nous déciderons de concrétiser où nous sommes, sans transférer notre responsabilité sur « ceux qui devraient faire » (3). Il convient ici de citer Piaget: « l’intelligence n’est pas ce que l’on sait, mais ce que l’on fait quand on ne sait pas ».
Mais, à la sortie du confinement, il ne s’agira pas que de survivre: nous serons aussi et surtout devant une opportunité. Même si nous ne la reconnaissons pas, parce qu’elle n’a pas le visage aimable que nous lui imaginions, c’est le moment critique pour susciter enfin un clinamen indispensable vers des modes de vie où le bonheur de l'espèce humaine sera durablement en accord avec la planète et le vivant. C’est le moment, le moment à saisir (4).
(1) Baguettes du jeu appelé aussi Mikado.
(2) https://www.manger-citoyen.org/publication/la-france-a-pe...
(3) Parmi les initiatives: http://www.autonomiealimentaire.info
(4) https://ourfiniteworld.com/2020/03/31/economies-wont-be-a... ou en français: https://www.facebook.com/notes/jean-marc-jancovici/les-éc...
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07/04/2020
Les jeux de l’esprit et du hasard (II) La Sérendipité
Quand on a le goût de se poser des questions, quand c’est même une nécessité intérieure et que l’on ne se satisfait pas de réponses préconçues, il y a des chances que l’on devienne l’un des Princes de Serendip qu’Horace Walpole (1717-1797) a popularisés en forgeant le mot serendipité. Pour résumer, ces trois princes faisaient des découvertes qu’ils ne cherchaient pas. L’illustration souvent donnée de ce phénomène est celle du biologiste Alexander Fleming (1881-1955). Revenant de vacances, il retrouve ses cultures de staphylocoque envahies par une moisissure. Manifestement, elles ont été contaminées par les champignons microscopiques qu’étudie un autre chercheur. Où l’accident se transforme en sérendipité, c’est quand Alexander Fleming, au moment de détruire les cultures contaminées, observe à la périphérie des moisissures une zone vierge de bactéries et s’interroge. A cette interrogation nous devons la découverte de la pénicilline.
La signification du terme sérendipité et le phénomène qu’il désigne ont engendré une véritable littérature. Certains ont discerné deux sortes de sérendipité : les vraies et les fausses ; d’autres en ont recensé quatre ou cinq formes ; d’autres encore plus d’une quarantaine. La description du processus qui s’approche le plus de ce que je ressens relie le hasard et la sagacité. J’y ajouterai la capacité de s’étonner et quelque chose de l’ordre de la créativité: nous nous trouvons à l’improviste en présence de quelque chose qui, si notre curiosité est piquée et notre imagination assez vive, nous conduira à envisager des perspectives inattendues.
Lors de mon premier séjour en Ecosse, qui n’avait d’autre objet que touristique, je flânais dans les rues d’Inverness quand il se mit à pleuvoir. J’avais laissé mon imperméable dans la voiture. J’avisai alors une librairie à l’enseigne du Celtic Spirit, et j’y entrai. A peine à l’intérieur, la couverture d’un livre capta mon regard. Elle était belle - l’image d’une sorte de Carnac (1) - et le titre était puissant: Soil and soul, la terre et l’âme. Plus écossais que le nom de l’auteur était impossible: Alastair MacIntosh. Evidemment, j’achetai le livre et, le soir, à l’hôtel, je commençai à le lire. Je fus conquis dès les premières pages par la forme et le fond: une belle écriture et une pensée à la fois profonde et sensible - incarnée. L’Ecossais que je venais de découvrir - à vrai dire le premier dont je fisse la connaissance - était mystique, poète, écrivain et homme d’action. Le lendemain matin, dans l’espoir de le rencontrer car il habitait non loin de là, je me précipitai dans un cybercafé et lui écrivis. Y revenant l’après-midi, je trouvai sa réponse. C’était on ne peut plus cocasse : « Je suis actuellement en France pour me marier ». Je suis rentré en France comme Alastair s’en revenait en Ecosse. Mais nous n’en sommes pas restés là. Ce fut le début d’une belle amitié mais aussi d’une belle aventure, car l’histoire qui s’ensuivit dépassa largement nos personnes.
Où d’autres ne percevraient que banalité, le regard d’un prince de Serendip décèle une perspective. Souvent ce n’est que du coin de l’oeil alors que son mouvement l’entraîne déjà plus loin. Mais un quelque chose s’immisce dans son esprit, qui l’arrête, lui fait faire demi-tour et observer de plus près. Charles Goodyear (1800-1860) cherchait depuis des années à supprimer la sensibilité du latex aux variations de température. Un jour, il en fait tomber accidentellement un morceau imprégné de soufre sur un poêle brûlant. Dans un mouvement de colère, il jette par la fenêtre le magma qui en résulte et qui tombe dans la neige. Puis, comme un repentir, il va le chercher et l’examine. Il vient de découvrir la vulcanisation.
A lire de nombreux récits, la sérendipité est le grain de magie qui se propose alors que nous baignons plus ou moins confortablement dans nos routines de vie ou de pensée. Elle place sur notre itinéraire balisé la possibilité d’une nouvelle destination. Christophe Colomb a découvert l’Amérique - à son insu, il est vrai - alors qu’il voulait atteindre les Indes par l’ouest. Je vois la sérendipité comme la générosité de la vie. Elle participe de l’esprit d’abondance. Vous cherchiez à vous abriter de la pluie et elle vous offre une aventure. Vous étiez dans l’ordinaire et elle vous offre l’extraordinaire.
(1) Il s’agit de Calanais sur l’île de Lewis (Hébrides).
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05/04/2020
Les jeux de l’esprit et du hasard (I) Le clinamen
J’ai bien des raisons d’aimer Épicure (342-270 AC). Dans mon entourage, certains croiront les connaître car ma réputation de gourmand n’est plus à faire, mais on a fréquemment une idée fausse de l’épicurisme véritable qui, tout à l’inverse de ce que ses détracteurs ont voulu faire croire, est mesure et pondération.
Il y a un concept dans la cosmologie d’Épicure qui m’inspire particulièrement: celui de clinamen. Selon cette cosmologie, les atomes tombent dans le vide en suivant des trajectoires parallèles. Il pourrait ne rien se passer d’autre si, à un moment, certains de ces atomes ne déviaient de leur trajectoire - c’est le clinamen - et, venant à croiser celles des autres, s’associaient à eux. C’est ainsi que, par agglomérations successives, la matière et les mondes apparaissent.
Si je transpose le concept du clinamen au plan de nos existences, dans ce que l’on peut y mettre de liberté, j’y vois la possibilité que nous avons de bifurquer ou, comme disent mes amis des Approches narratives, de nous libérer d’une histoire qui nous domine pour vivre une histoire préférée. Le clinamen que j’évoque là nous est intérieur. Il est le moment où, de notre propre impulsion, nous faisons un pas de côté, où nous nous éloignons de nos sentiers battus et permettons l’apparition d’un nouveau paysage dans notre vie. Si nous décidons d’avancer, nous trouverons et assemblerons de nouveaux matériaux, la bifurcation se consolidera et nous construirons une nouvelle existence, comme le héros du roman de Douglas Kennedy (1).
Pour se produire, notre clinamen intérieur pourra avoir besoin d’un évènement ou d’un soutien extérieurs qui lui apporteront l’énergie d’un impact, la stimulation des échanges ou tout simplement une pichenette opportune. La grande question est ce qui va rendre possible ou susciter le pas de côté - et aussi soutenir les suivants car on peut très bien, après ce qui ne sera in fine qu’un simple détour, se retrouver sur la route dont on s’était éloigné. De mon expérience personnelle, je dirais que nous sommes au coeur d'un jeu intérieur entre, d’une part, un désir parfois informulé, un appel, un besoin, un manque et, de l’autre, les pesanteurs et notamment les conformismes, les peurs ou les aveuglements qui nous empêtrent. Ce jeu intérieur interagit avec les évènements ou non-évènements de notre vie qui favoriseront certaines dynamiques et en inhiberont d’autres. Par exemple, il y a une trentaine d’années, il m’a fallu rien de moins que deux leviers pour m’extraire du marais où je m’enfonçais mortellement et faire l’expérience d’un véritable épanouissement: le spectre de la maladie suivi d’une rencontre qui a changé mon regard sur moi-même.
Le clinamen peut aussi être principalement induit de l’extérieur et précipiter une disponibilité. Je pense par exemple à un de mes amis de jeunesse qui, sa trajectoire ayant croisé celle d’une artiste-peintre acadienne s’est retrouvé au fin fond du Nouveau-Brunswick où il vit depuis vingt ans. Il est ainsi passé du steak frites au homard, des paysages et des rythmes parisiens à des hivers blancs de six mois voire davantage - et il semble s’en trouver bien: ce que le clinamen parfois nous fait découvrir, c’est que nous avons la possibilité d’accéder à plusieurs formes de bonheur. De même en ce qui concerne ce jeune informaticien licencié à la suite de la crise financière de 2007 et qui s'est tourné vers la permaculture.
J‘ai fait l’expérience de composantes plus subtiles que celles que je viens d’évoquer. Il y a des processus surprenants qui échappent à notre conscience même aiguisée. Ayant changé de métier et d’employeur, je pataugeais à la recherche d’un logement sans jamais qu’aucun de ceux que je visitais me donnât l’envie de signer. Semaine après semaine, je tournais en rond. C’est alors qu’à l’improviste le clinamen intervint. Un rêve me fit prendre conscience que les critères de ma recherche relevaient non de mes besoins spécifiques mais du « bon sens » ambiant. Je me cantonnais aux quartiers neufs de la banlieue de Toulouse où habitaient mes nouveaux collègues quand ce rêve me fit goûter une atmosphère de village. Je me suis réveillé en me disant: « Mais oui, bien sûr, c’est cela qu’il me faut! » Je me mis à visiter les villages les plus proches et la première maison à louer que je repérai fut la bonne. Le plus intéressant est à venir. Le rêve, à mon insu, avait fait davantage que permettre à mon désir profond de venir à ma conscience: il m’avait montré la route à prendre depuis mon lieu de travail pour accéder au village sur lequel je jetterais finalement mon dévolu et, sous une forme à peine voilée, il m’en avait même dit le nom. De cela, je ne me suis rendu compte qu’après coup. Faute de ce rêve, à mon corps défendant, j’aurais sans doute fini par louer une villa dans les quartiers neufs de la grande banlieue.
Dans ce domaine du clinamen, il y a des phénomènes aux ressorts encore plus mystérieux. Quelque chose, un jour, s’empare de notre âme et toute notre représentation du monde, tout le sens que nous donnons à la vie se retrouvent cul par dessus tête. Je pense ici aux récits de conversion religieuse que n’explique aucune influence dominatrice. Le cas le plus célèbre est celui de Saul, devenu saint Paul, qui a donné l’expression « chemin de Damas ». Saul persécutait les premiers chrétiens et voilà que, le temps d’un éclair, il adhère à ce qui pour lui n’était jusque là qu’une hérésie détestable. Ce chemin de Damas, d’autres le connaîtront, comme Alphonse Ratisbonne (1814-1884), juif et athée, férocement hostile au catholicisme avant qu'il s'y convertisse.
Pour revenir à notre actualité, il y a aussi le clinamen d’un élément extérieur qui vient nous percuter de plein fouet et nous entraîne dans une autre réalité: nous en font faire l'expérience le coronavirus et les mesures de confinement prises par les pouvoirs publics pour combattre la pandémie. Notre décision n’y est pour rien, notre désir les subit, on demande à l’un comme à l’autre de se renier pour laisser la place à une volonté extérieure avec laquelle il n’est pas question de discuter. Ce confinement peut n’être vécu que comme une contrainte qui n’aura pas d’effet sur nos orientations fondamentales. Difficile de dire cependant si, dans la durée, notre alchimie intime ne finira pas par l’intégrer et ne suscitera pas, de ce fait, des émergences inattendues.
(1) L'homme qui voulait vivre sa vie.
22:07 | Lien permanent | Commentaires (0)