26/12/2022
Le défi essentiel (2/3)
Pour la suite de mon propos, je vais changer de métaphore et prendre celle de la semence. Nous arrivons tous dans le monde comme une graine dotée de caractéristiques spécifiques, qui se trouve projetée dans un écosystème singulier où elle s’efforcera de germer et de se développer. A cette fin, ce dont elle est composée va donc réagir à ce dont est composé cet environnement dans lequel elle choit. Ce qu’elle deviendra sera comme le produit d’un dialogue plus ou moins fécond entre son génotype et les stimuli, les ressources et les carences auxquels elle se frottera. S’agissant d’un végétal, germer, s’adapter, se développer est déjà un processus complexe si, dépassant la poésie, on veut l’observer du point de vue des interactions physico-chimiques. S’agissant d’un être humain, ce l’est encore bien davantage car il n’est pas seulement question d’un développement physique mais aussi psychique. Ce dernier, apportant son lot spécifique de besoins et de ressorts, procure de multiples manières de s’insérer dans la complexité de la société humaine. Il confère la capacité de se réinventer consciemment.
Nous naissons donc avec de multiples potentialités dont la fertilisation, le développement, l’orientation ou l’inhibition dépendent des climats, des événements, des rencontres, des activités et des égrégores qui formeront notre écosystème. Au sein de celui-ci, ce qui nous compose tisse des liens privilégiés avec tels ou tels éléments. Chaque variété de plante a des besoins spécifiques et puise dans le sol tel élément et non tel autre afin de se produire. Ce processus, cependant, s’agissant de l’humain, n’est pas seulement mécanique, il reçoit l’influence de cette part mystérieuse d’énergie personnelle que nous appelons liberté. A l’âge de neuf ans, le futur compositeur Samuel Barber (1910-1981) écrivait ainsi à sa mère afin qu’on lui laissât vivre sa préférence pour la musique au détriment du ballon rond. Exercer un choix est une marque de la liberté. Cependant, cette liberté s’incarne-t-elle systématiquement ? Ma conviction est qu’elle peut n’être qu’une illusion. Ma liberté s’incarne-t-elle vraiment quand, par exemple, je suis sous influence et ne m’en défends pas ? S’incarne-t-elle quand je suis entraîné par des phénomènes collectifs comme le conformisme ou encore l’enthousiasme d’une foule ? Quand je suis submergé d’émotions telles que la peur ou la colère, ou la cible de ces manipulations de l’opinion dont les spin doctors ont maintenant le secret ? On me répondra que, dans tous les cas, que je renonce ou non à ma fonction critique, il s’agit bien d’un acte de décision. Renoncer à être libre peut être considéré en effet comme l’expression de ma liberté. Y aurait-il donc quelque chose au dessus de la liberté, dont elle dépend ?
Saint Paul a écrit: « Je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que je ne veux pas ». L’apôtre n’évoque pas des maladresses mais une division intérieure. Je ne prendrai qu’un aspect singulier de son constat: à voir le cours de certaines vies, on peut se demander s’il n’y a pas, parmi les potentialités que j’évoquais, celle de s’auto-détruire qui, de même que les autres, n’attendrait que les climats et les rencontres favorables pour s’actualiser. Je ne parle pas ici des existences marquées par la malchance, encore que l’on pourrait se poser des questions sur leurs mécanismes sous-jacents. Je parle de la véritable autodestruction, celle qui procède de l’intérieur de l’être: celle qui a besoin de la complicité de notre liberté. J’ai connu un homme qui, opéré d’un cancer du poumon qu’expliquait amplement sa tabagie, continuait de griller cigarette sur cigarette après le traitement qui lui avait sauvé la vie, et cela s’accompagnait d’une consommation d’alcool largement excessive. Son cancer s’est rallumé et il en est mort. Quand on fouillait un peu son histoire, on découvrait une amertume professionnelle qui avait elle-même pris les dimensions d’un cancer invasif. Il avait accepté une mutation dans une région que son épouse n’aimait pas. Il l’avait fait et elle l’avait accepté sur l’espoir d’une promotion qui ne vint pas et ils s’entretenaient ainsi tous les deux dans le dépit et l’amertume. Le rôle de victime est un piège redoutable. Endossé un jour sous le poids de certaines circonstances, il est difficile à abandonner car il donne corps à une combinaison fatale : celle du sentiment d’indignité que vient renforcer le sentiment d’impuissance, qui deviennent tous deux une composante de l’identité. « - Qui êtes-vous ? - Je suis celui qu’Untel a trahi ». Cela devient un jour "La vie m'a trahi" alors que c'est la vie qui a été trahie.
L’auto-destruction est un cas extrême. Mais, même si c’est sans en mourir, perdre sa vie n’en est pas moins regrettable. Si les scénarios sont multiples, dans tous les cas il y a, à un moment, un assentiment de notre part à rester sur une voie erronée et, d’une certaine manière, à cultiver une identité faussée. Les raisons de ce choix peuvent être nombreuses et en partie légitimes, mais, en même temps, elles doivent rester révisables. Par exemple, vous découvrez que le métier pour lequel vous avez entamé des études ne vous plaît pas. Le dire à vos parents, à tous ceux à qui vous avez annoncé cette orientation revient, dans votre esprit, à une sorte de trahison et risque de vous ridiculiser. J’ai l’exemple d’un jeune homme qui, pour diverses raisons, probablement sentimentales, avait choisi l’option psychologie après le bac. Celui-ci obtenu, la cause de ce choix ayant peut-être disparu entre temps, ce fut comme si la terre s’ouvrait devant ses pieds. A notre époque, il vaut mieux parfois faire son coming out qu’avouer ce genre d’erreur. Heureusement, il a osé la dire quand il en était encore temps. L’université ayant voulu le lui faire payer - nos institutions aussi ont leurs mesquineries - il est allé faire ses études supérieures ailleurs et il est devenu un expert en commerce et communication électroniques - déjà, à l’époque, sa vraie passion. Il aurait pu s’enfermer dans son choix malheureux de peur d’être jugé et humilié, d’avoir à argumenter, peut-être de se fâcher avec sa famille. Au contraire, il a pris le risque de dire: « Je me suis trompé, je ne veux plus de cela ».
Rompre une orientation en apparence solide peut se produire plus tard. Par exemple lorsque l’organisation qui nous emploie est reprise par d’autres mains, qu’elle change d’esprit, de priorités, de management. Ce que vous aviez aimé dans votre fonction, qui donnait du sens à votre investissement quotidien - la qualité de l’attention aux personnes, par exemple - est remplacé par une politique sèchement comptable. L’envie d’une rupture peut aussi provenir de la découverte subite en nous d’une potentialité dont jusque là nous avions peu ou prou ignoré l’existence. Un nouveau passe-temps peut ainsi produire l’effet papillon, devenir une vocation, un métier. Un évènement extérieur peut nous déstabiliser et nous faire apparaître d’autres façons d’être socialement utiles, comme ces spécialistes des algorithmes financiers qui, après la crise des subprimes, ayant mesuré la vanité de leur travail, ont décidé d’apprendre la permaculture. Quelquefois, aussi, il peut s’agir d’un lieu découvert à l’improviste et pour lequel, comme lors d’un coup de foudre, nous sommes prêts à tout quitter. On me dira que, face aux difficultés, il faut savoir serrer les dents et que ces « découvertes », ces « mutations », peuvent être illusoires, qu’un bon tiens vaut mieux que deux tu l’auras, etc. Que répondre ? De toute façon, la vie est une exploration des incertitudes. Ce que l’on appelle le « bon tiens » peut s’évanouir demain. En revanche, se contrefaire, mourir lentement d’ennui, ne pas tenter d’exprimer un talent, une passion, de vivre une aventure, n’est-ce pas faire à coup sûr de son existence un feuilleton sans intérêt que, plus le temps passe, moins on aura l’opportunité de réécrire ? Il est vrai que nous nous sommes souvent forgés des chaînes et que les habitudes les plus étouffantes ne sont pas toujours les nôtres mais celles que nous avons données à ceux qui nous entourent.
(à suivre)
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25/12/2022
Noël
En cette fête de Noël, je souhaite le meilleur à tous.
L’espérance, la joie, la consolation, la lumière, la tendresse, de grandes aspirations, le sens de la vie, de l’amour, du Vivant.
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21/12/2022
Le défi essentiel (1/3)
Je m’intéresse depuis longtemps aux dynamiques de notre vie. J’entends par là ce qui anime notre existence, ce qui fait que nous rencontrons certaines épreuves et parvenons à certains accomplissements, et non d’autres, que nous nous sentons au commandes ou, tout au contraire, entièrement dépendants de circonstances extérieures - voire de forces internes qui nous dépassent. J’en suis arrivé à la conclusion que les points de vue exclusifs sont faux. Nous ne sommes pas davantage complètement déterminés que nous ne sommes tout-puissants. La métaphore qui me convient le mieux est celle du navigateur: il a pris la barre d’un navire doté d’un certain tirant d’eau, d’une certaine voilure ; il n’est pas maître du vent et des marées et il ignore ce qui l’attend au delà de la ligne d’horizon. Cependant, il choisit un cap et, par l’habileté de ses manoeuvres, même face à un vent contraire, il progresse. J’ajouterai, pour affiner ma métaphore, que c’est un explorateur, car la vie n’est pas une carte déjà dessinée que l’on parcourrait, faite d’inconnu elle se découvre en avançant.
Je me souviens, enfant, d’avoir contemplé un coucher de soleil dans le jardin de mon grand-père, et m’être demandé à quoi ressembleraient mes années à venir, principalement mes années d’adulte. Eh! bien, elles n’ont été en rien ce que j’aurais pu imaginer et, même, il n’a fallu parfois qu’une rencontre pour que, de la veille au lendemain, le film changeât complètement d’intrigue. Ces basculements sont ce que j’appelle les « bifurcations ». Il en est de plusieurs sortes. Il y a celles que l’on souhaite et que l’on réalise. Il y a celles qui se produisent sans que nous les ayons appelées et qui nous apportent du bon ou du moins bon et souvent des deux. Enfin, il y a celles que l’on désire sans parvenir à les mettre en oeuvre. J’ai depuis longtemps l’oreille attentive aux histoires de vie. Au cours des années, j’en ai ainsi entendu beaucoup et, souvent, j’ai même recueilli des confidences. Au surplus, j’aimais pouvoir aider les personnes qui se livraient ainsi à moi, car celui qui vous confie le feuilleton de son existence ne le fait pas toujours pour le seul plaisir de se raconter: derrière le récit, parfois, il y a des questions, une perplexité qui quête sans le dire un éclairage extérieur.
Mon père, qui n’était ni coach ni psychologue, avait ce talent d’aider les gens à dépasser les périodes où l’on peut être paralysé par le manège tournoyant de nos pensées. Dans sa propre vie, qu’elles fussent imposées, contrariées ou choisies, il avait connu nombre de bifurcations. Orphelin de guerre, pupille de la nation, retenu de s’éloigner pour faire des études par une mère esseulée, à l’âge adulte il avait finalement quitté son lieudit vendéen pour le Fort de Vincennes et embrassé la carrière militaire. Il s’était retrouvé dans la débâcle de 1940, puis prisonnier de guerre, évadé et repris. Libéré en 1944 dans un piteux état, il avait finalement décidé de revenir à la vie civile et d’y trouver une activité indépendante. D’abord courtier en pruneaux d’Agen, il avait été ensuite agent d’assurances avant de se consacrer à l’immobilier. Autant de métiers successifs qui lui avaient fait signe au bord de son chemin et qu’il avait appris sur le tas. Lorsqu’il est mort, je me souviens de la gratitude qu’ont exprimée plusieurs personnes qui, dans des moments de doute, avaient reçu de lui une impulsion pertinente. Je me rappelle en particulier François G. qui avait la possibilité de prendre une carte de représentant en vin, et pas de n’importe quel vin: rien de moins qu’un saint-estèphe. Mais ce métier de commercial, si différent de ce qu’il avait fait jusque-là, l’impressionnait. Saurait-il se faire des clients ? Y gagnerait-il sa vie ? Dépassant ses hésitations François G. se jeta à l’eau et nagea vaillamment. Il n’eut bientôt qu’à se féliciter de sa décision. Dans cet exercice, mon père, différait de moi. Il cernait le caractère de la personne qu’il avait en face de lui et lui communiquait la chaleur de l’audacieux qu’il était lui-même.
Mon style est différent. Dans les années 90, avant de m’intéresser à d’autres approches, je me suis entraîné à développer l’art du « laisser venir ». Cela consistait à accueillir la parole de l’autre jusqu’à ce que, sans réflexion volontaire, une phrase se formât en moi - une question en fait - que j’avais envie de lui soumettre. Il semble que j’y réussissais assez bien. Plus tard, on m’a parfois confié que mes mots avaient provoqué un déclic. Je prenais alors un air entendu, car je n’avais aucun souvenir de ce que j’avais pu dire ! Cette pratique du « laisser venir » succédait à une erreur que commettent souvent ceux qui veulent venir en aide à une personne piégée dans sa vie: lui décrire ce qu’elle doit faire. C’est une erreur parce que l’on donne une réponse purement technique à un problème qui, dans la réalité, implique la personne tout entière tant à son niveau conscient qu’inconscient. Techniquement, qu’est-ce que traverser une place ? Si vous êtes agoraphobe, ce n’est pas qu’une question de locomotion. Si vous avez la répulsion des araignées, ce n’est pas la comparaison entre la faiblesse de l’animal face à vous qui effacera votre phobie. C’est en vivant moi-même cette situation que je l’ai comprise. Quand je pense aux années de galère que je n’ai pas su abréger, il est clair que la solution ne relevait pas du seul monde objectif et d’une approche « technique ». D’ailleurs, m’admonester moi-même, je n’avais pas manqué de le faire. Sans autre résultat que de rajouter la culpabilité à mon sentiment d’échec. Depuis lors, j’ai souvent revisité ce passé en essayant de mieux le comprendre et, surtout, de mieux comprendre la combinaison des ressources qui m’avait permis de m’en libérer pour renaître. Ce que j’en ai compris est ce que je partage dans mon parcours « Cap au Large ».
(à suivre)
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