26/10/2019
Entre l’autruche et l’apocalypse: choisir le bon récit
Les histoires qu’ils se racontent sont les logiciels d’exploitation des êtres humains. On parle souvent de «représentation du monde», mais l’expression évoque une image, comme un tableau, quelque chose de fixe, alors que la vie s’inscrit dans un mouvement du passé vers l’avenir et ne peut donc être représentée que par le mouvement, en conséquence par des récits. Ces récits, nous ne pouvons pas nous en passer. Sans eux, nous serions englués dans l’immédiateté et nous serions réduits à quelques réflexes instinctifs, du genre fuir, se battre ou se figer. Les histoires que nous nous racontons nous permettent de nous projeter au loin, dans le temps et dans l’espace, et de nouer, avec notre environnement et avec nous-même, des relations plus subtiles. Par dessus tout, elles proposent un sens - une signification et une direction - au mystère qu’est l’existence. Mais, en fonction de leur nature, elles nous propulsent ou nous enferment, elles nous conditionnent ou nous libèrent. Si l’on prend à la lettre le terme de logiciel « d’exploitation », une histoire peut être un outil d’asservissement. Le passé comme le présent regorgent d’exemples dans ce sens. Le plus redoutable de nos jours est que, dans notre monde occidental, la science a remplacé la religion comme référence transcendantale et que nous en sommes à produire des histoires qui se refusent à toute mise en question, comme celles que véhicule la doxa économique.
Changer de logiciel
Le 31 janvier dernier, à l’initiative de la Fabrique Narrative, s'est tenue à Paris une journée remarquable intitulée « Le 7e récit » (1). L’idée de ses promoteurs, au premier rang desquels mon ami Pierre Blanc-Sahnoun, était que, victimes de six récits qui ont produit le monde dont nous sommes aujourd’hui prisonniers et qui, au surplus, est en train de s’autodétruire (2), nous ne survivrons qu’à la condition d’en inventer un 7e qui emporte les esprits et les coeurs. Cette démarche, qui relève typiquement du courant des Approches narratives, rejoignait la conviction exprimée quelques mois plus tôt par Rob Hopkins (3), l’initiateur des Villes en Transition, lors des Assises de Sol & Civilisation (4): « Pour nous mettre en marche, il nous faut nous raconter, avait-il dit, des histoires délicieuses sur l’avenir ». Hélas! ce que je vois proliférer en progression géométrique depuis le début de l’année relève surtout de la grande famille des récits d’effondrement ou, pour utiliser le terme devenu commun, de la collapsologie (5).
De l’autruche à l’éco-anxiété
Avant d’aller plus loin, il me faut dire où j’en suis rendu de mes réflexions dans ce domaine. Depuis 1962 et «Printemps silencieux» (6), 1970 et le premier Rapport au Club de Rome, et malgré les nombreuses Cassandre qui se sont succédées depuis lors pour nous alerter, je n’ai pas perçu de progrès vraiment décisifs dans notre rapport au vivant et à la planète. Les six récits énoncés et dénoncés par Pierre Blanc-Sahnoun sont toujours à l’oeuvre avec un acharnement suicidaire. Peut-être ceux à qui ils profitent pensent-ils que la fortune qu’ils leur permettent d’accumuler leur donnera de jouir, le jour de la débâcle, d’une base de repli aussi douillette qu’inexpugnable. Les choses étant ce qu’elles sont et les humains ce qu’ils sont, j’ai tendance à partager le point de vue de l’historien et chercheur Jean-Baptiste Fressoz (7). Selon lui, nous sommes déjà rendus trop loin pour conjurer les périls qui se profilent. Croire que, maintenant, on peut s’en sortir en se mettant debout sur la pédale de frein est une illusion, une perte de temps et une erreur stratégique. L’espoir et la vie sont du côté de l’acceptation de ce qui viendra et de notre préparation. C’est un choix entre l’adaptation en survie et l’adaptation en évolution. C’est aussi le choix de l’histoire que nous allons nous raconter à partir de ce qui nous arrive.
Que l’on partage ce point de vue collapsologiste ou que l’on accepte seulement de considérer que notre situation est tout de même quelque peu préoccupante, reste que, ce dont nous avons besoin, ce n’est évidemment pas de récits qui évacuent la lucidité et nous aveuglent, comme ceux que la publicité nous dispense par tous les canaux imaginables. Mais pas davantage n’avons-nous besoin de récits qui nous brisent le coeur, qui sapent notre énergie et stérilisent notre imagination. « Je ne sais même pas si mes enfants verront leur majorité » déclarait il y a peu une jeune vedette du petit écran (8). Certes, cette déclaration pathétique est émouvante et il convient de ne pas s’en moquer. Elle témoigne d’un phénomène qui serait en train de se développer et que résume un néologisme réducteur: « l’éco-anxiété ». Mais cultiver l’éco-anxiété n’est pas ce dont nous avons besoin. Ce dont nous avons besoin, ce sont de récits qui, en respectant la lucidité indispensable, stimulent nos capacités de résilience. Des récits qui nous rendent en même temps joyeux et efficaces, créatifs avec enthousiasme, aventureux (9). Parce que, en réalité, ce que nous avons à démarrer est rien de moins que le chantier d’une nouvelle civilisation, d’une nouvelle alliance avec le Vivant, et si une telle perspective n’est pas jubilatoire, alors, que nous faudra-t-il ?
Effondrement ?
Le mot « effondrement » provoque instinctivement l’image d’un phénomène soudain et écrasant. Sur la côte vendéenne, pas très loin de la baie de Cayola, j’ai assisté à l’effondrement d’une maison. La première fois que je l’ai vue, je n’étais encore qu’un enfant, elle était déjà en ruine, ouverte aux quatre vents, envahie d’herbes et de sable. D’année en année, chaque été, je la retrouvais et elle me semblait à jamais figée dans cet état. J’ai vécu plus de la moitié de ma vie avant de constater sa disparition finale. Aujourd’hui, je ne saurais même plus dire où elle se trouvait. C’est avec cette notion du temps long qu’à l’invitation d’un très cher ami (10) j’ai donné il y a quelques années une conférence dont le titre dit tout du récit que j’ai commencé à me conter : « Crise ou métamorphose ? » J’y citais notamment le concept de Françoise Dolto: le «complexe du homard». Alors qu’il grossit, vient pour cet animal le moment de se dépouiller d’une carapace devenue trop petite. De ce fait, pendant un certain temps, il est en quelque sorte nu et vulnérable. Dolto utilisait cette image pour évoquer les inconforts de l’adolescence, entre l’enfant que l’on n’est plus et l’adulte que l’on n’est pas encore. On pourrait aussi prendre pour image l’effondrement de l’empire romain, qui s’est étalé sur plusieurs siècles, jusqu’à l’apparition d’une civilisation de nouveau stable. Je pense que, pour la construction d’un septième récit, il y a là un élément à prendre en compte - que l’on pourrait appeler « l’entre-temps ». Cet entre-temps inconfortable, éventuellement angoissant ou déprimant, est d’abord celui que nous vivons lorsque nous sommes entre deux Weltanshauungen, entre des représentations de la vie - de la réussite, de l’avenir, de ce qui est bon ou mauvais - qui relèvent de registres différents.
Le sol et l'âme (11)
Autour du concept de 7e récit, il m’est venu une autre réflexion. Comme un arbre pousse ses racines dans le sol et traverse des strates de plus en plus anciennes pour y puiser l’énergie de sa croissance, un nouveau récit peut avoir avantage à plonger ses racines dans des récits pré-existants, là du moins où ils sont encore vivaces. Ce n’est pas d’aujourd’hui que certains d’entre nous ont ressenti les carences narratives de notre société et sont partis à la recherche d’autres choses à se raconter sur la condition humaine que le « toujours plus » de la civilisation occidentale. Par exemple, au cours de ces dernières années, nous avons vu à plusieurs reprises des représentants des nations amérindiennes attirer dans nos salles de conférence un public non négligeable. Nous avons vu, entre autres, des indiens de Colombie, les Kogis, traverser divers cénacles et même faire la une d’un journal d’entreprise. Andreu Sole dans Créateurs de mondes nous conte la rencontre saisissante qu’a été pour lui la confrontation avec l’univers radicalement différent d’où ces visiteurs nous parlent. Cet intérêt pour des cultures lointaines n’est pas propre à la France : face à la menace de la gigantesque carrière projetée par Redland-Lafarge sur l’île de Harris (12), c’est un chef Mi’Kmaq que requerra Alastair McIntosh, l’enfant du pays, pour stimuler la prise de conscience des insulaires.
A la recherche d’âmes-soeurs
Sur un tel sujet, il vaudrait la peine de faire une incursion dans le domaine de la fiction, car celle-ci révèle souvent les aspirations qui nous hantent. Mais la matière est trop riche et, dans le cadre de cet article, il ne peut qu’être esquissé. Il me revient en particulier le souvenir de deux romans et d’un film qui me paraissent significatifs: Chaman de Jean Bertolino (13), L’Evangile du Serpent de Pierre Bordage (14) et Blueberry, de Jan Kounen. Inspiré d’une histoire vraie – celle de l’ethnologue suisse Bruno Manser - Chaman campe un missionnaire catholique qui, de la prédication de l’Evangile, passe à l’animisme et à la révolte. Il conduit la lutte contre les destructeurs de la forêt primaire indonésienne et crée rien de moins qu’un mouvement « éco-mystique » mondial. Dans L’Evangile du serpent, autour de celui qu’on surnomme le « Christ de l’Aubrac » - un jeune amazonien adopté par une famille auvergnate - toute une population découvre qu’elle est malade de son rapport au monde. Enfin, Blueberry met en scène un marshal alcoolique, torturé par son passé. Le casting comprend un véritable chaman, Kestenbetsa, de la tribu des Shipibos. Blueberry se conclut sur l’initiation chamanique du héros et sa vision du serpent cosmique qui relie l’ensemble des êtres. Judik, le personnage de Jean Bertolino, a appris quant à lui à percevoir l’esprit des arbres et à converser avec eux. L’invité Mi’Kmaq d’Alastair McIntosh fera, sur l’île écossaise, cette déclaration qui montre la convergence entre les exemples tirés de la fiction et des aspirations qui émergent au sein de notre société : « Grâce à nos aînés, cette génération-ci […] s’est éveillée de nouveau à la relation spirituelle avec la Terre Mère».
Il me semble cependant que, quelqu’enrichissantes ou réconfortantes que soient ces rencontres exotiques, elles témoignent surtout de notre sentiment de solitude et de l’effort que nous faisons pour trouver les âmes soeurs que notre nouvelle sensibilité ne décèle pas dans notre propre environnement culturel. Cependant, pour la vigueur des nouveaux récits dont nous avons besoin, je pense que l’enracinement, afin qu’il puisse « prendre » comme disent les horticulteurs, doit être plus proche de nous. Pour donner un exemple, dans le récit chrétien, la notion de transformation est fondamentale. L’amour de la Création et des êtres vivants est illustré par l’histoire et les poèmes de saint François d’Assise, le sens d’une humanité en évolution dans les écrits de Pierre Teilhard de Chardin. Indépendamment du lien que l’on peut faire entre les péchés capitaux et l’état actuel de l’humanité et de la planète (15), dans ce terreau de deux mille ans un « septième récit » n’aurait aucun mal à prendre. Il donnerait même un nouveau registre d’expression à un christianisme qui n’a plus à résister aux persécutions des Romains mais aux sirènes des « Big six ».
Mille et un septièmes récits
On peut rêver qu’un génie tel qu’Homère nous chante un jour la nouvelle Odyssée de l’humanité et que nous nous trouvions tous, où que nous soyons à la surface de la Terre, à la reprendre en choeur. Pour le moment, nous n’en sommes pas là et il faut nourrir notre imaginaire pour qu'il surmonte les conditionnements des "Big six" et nous anime face aux changements à venir ou à décider. Alors, ce que nous pouvons faire de plus pertinent, selon moi, est de stimuler la production de milliers de "septièmes récits" qui s'adaptent aux différents médias qui, jour après jour, déversent dans nos yeux et nos oreilles les mèmes des "Big six": les romans, les chansons, les films, les poèmes, les jeux vidéos, les feuilletons, etc.
Faute d’un Homère qui nous emporterait tous dans son lyrisme, je ne crois pas qu’il nous faille un septième récit unique. Ce serait démotivant, dangereux et contre-productif. L’humanité est diverse et il est souhaitable qu’elle le reste. Si l’on peut promouvoir quelques constantes transversales, nécessaires à tous les septièmes récits qui pourraient se développer en subversion des « Big six », il convient, selon moi, d’aiguillonner sans la monopoliser l’activité créatrice. Campbell, dans Le héros aux mille visages, nous a montré que la diversité des mythes n’empêchait pas une sorte de résonance par delà les époques et les lieux. Ne faisons pas avec nos septièmes récits l’erreur que nous avons faite avec le vivant. Si les graines que nous sèmerons veulent bien germer et porter fruit, gardons-nous d’en réduire les variétés comme nous l’avons fait des espèces animales et végétales.
(1)
https://www.lafabriquenarrative.org/blog/communautes-narr...
(2) Les « Big six »: la croissance infinie comme perspective unique, la rentabilité maximale pour l’actionnaire, la performance et la compétition incessantes, la dictature de la conformité et du changement permanent.
(3) https://fr.wikipedia.org/wiki/Rob_Hopkins
(4) https://www.soletcivilisation.fr
(5) Encore qu’il y a de multiples courants y compris celui de l’Apocalypse joyeuse.
(6) Rachel Carson.
(7) https://www.youtube.com/watch?v=lO0r5O4-2wU
(8) Lucie Lucas, actrice principal de la série Clem: https://www.telestar.fr/people/video-lucie-lucas-et-la-fin-du-monde-peut-etre-que-mes-enfants-n-atteindront-pas-437696
(9) C’est le cas des trois récits vécus que conte Béatrice Barras dans Chantier ouvert au public, Moutons rebelles et, le tout dernier, Une cité aux mains fertiles.
(10) Jean-Marie Balout, hélas! prématurément décédé.
(11) Emprunté au titre du livre d'Alastair MacIntosh, cf. infra.
(12) Une des Hébrides.
(13) Jean Bertolino, Chaman, Presses de la Cité, 2002.
(14) Pierre Bordage, L’Evangile du serpent, Le Diable Vauvert, 2001.
(15) Cf. Ma série d’articles sur ce blog.