25/03/2010
Sous influence
Il est nécessaire mais parfois effrayant d'examiner combien notre pensée, que nous croyons naturellement libre et spontanée, peut être à notre insu le résultat d'un conditionnement ou d'une manipulation sans même que nous soyons sous l'empire d'une drogue ou d'une suggestion hypnotique. Certes, la présence et les effets de notre inconscient, qu'il soit personnel ou collectif, y sont déjà pour beaucoup. Les psychanalystes se demandent à bon droit dans quelle mesure l'homme est « maître en sa demeure ». Lacan disait d'ailleurs, pour souligner à quel point cette structure de notre psyché se dérobe à nous, que l'inconscient n'est pas « l'en-dedans » mais « l'en-dehors ». D'autres ont écrit qu'il était le « temps de la répétition » nonobstant tous les efforts de la raison pour libérer Pinocchio de ses ficelles.
Une influence vient du dehors conspirer subtilement avec notre inconscient contre la liberté de notre pensée : le comportement de nos semblables. La neurologie a trouvé récemment dans nos cerveaux des « neurones miroir » qui nous prédisposent à l'empathie et à l'imitation. Les observateurs de l'humain cependant n'avaient pas attendu l'IRM. La contagion du bâillement, du rire ou des larmes a été depuis longtemps remarquée. Aristote note que l'homme diffère des animaux en ce qu'il est plus apte à l'imitation. René Girard a mis en lumière le « désir mimétique », qu'exploite largement la publicité. Le film de Peter Weir, Le cercle des poètes disparus, donne un exemple trivial de cette contagion. On y voit comment, assez rapidement, un groupe d'étudiants peut se mettre à marcher en cadence. Le philosophe Alain est souvent revenu, dans ses Propos, sur la relation qu'il peut y avoir entre la posture du corps et le fonctionnement de notre esprit. Il est évident que notre pensée peut adopter le pas de l'oie. Est-ce alors vraiment penser ?
Dans la même veine, quelques expériences facilement reproductibles laissent songeurs. Dan Ariely demande par exemple aux membres d'un groupe que chacun note en haut de sa feuille de papier les deux derniers chiffres de son numéro de sécurité sociale. Puis il les invite à évaluer un phénomène sur lequel ils n'ont pas d'informations précises : le nombre de variétés de papillon ou celui des amants de Catherine II de Russie. Ceux qui attribuent l'évaluation la plus élevée sont ceux qui ont aussi les deux derniers chiffres de sécurité sociale les plus élevés...
Vous connaissez peut-être l'histoire du marteau rouge. Prenez une personne et proposez-lui de faire une expérience de calcul mental très simple. Pendant une ou deux minutes, envoyez-lui oralement des 1 et des 2 à additionner et à soustraire de tête. Terminez par une série de « + 1 » que vous accompagnez en cadence de l'index. Arrêtez subitement et demandez tout soudain : « Un outil ? ». Dans la grande majorité des cas, la réponse sera : « Un marteau ! » Reprenez aussitôt : « Une couleur ? » Réponse : « Rouge ! ». Succès assuré. Ceux, minoritaires, qui ne répondent pas « marteau rouge » vous proposent un tournevis bleu. Sans rire.
Une vidéo dont je vous mets le lien un peu plus bas nous parle de l'adoption de la cigarette par les femmes américaines. Un neveu de Freud dont le nom est à peu près inconnu aujourd'hui, Edward Bernays, a compris le parti qu'il pouvait tirer des découvertes de son oncle. Génial dans son registre, il a conçu sciemment la première campagne publicitaire s'adressant à l'inconscient dans son langage. Il s'agissait d'accroître les ventes de cigarettes. Ce fut un succès prodigieux dont on peut encore constater les effets aujourd'hui. (Il est d'ailleurs loisible de se demander si, derrière les passions excessives déclenchées par l'affaire des minarets, il n'y a pas un ressort du même genre, que la psychanalyse pourrait résumer par « ôtez ce phallus de ma couche ! ») Bernays a inventé la manipulation des masses par l'inconscient et, depuis lors, cet usage n'a fait que croître et embellir en investissant très vite évidemment ce que l'on appelle le « marketing politique ». Mais cela est une autre histoire dont je vous ferai grâce aujourd'hui.
Platon citait en exemple Socrate qui, lors d'une déroute de l'armée athénienne, ne cédait pas à la panique et quittait, certes, le champ de bataille, mais d'un pas si résolu que l'ennemi n'osait pas l'approcher. Tel est le vrai pas d'une pensée qui se pense.
http://www.dailymotion.com/video/x9kc2g_la-manipulation-d...
http://fr.wikipedia.org/wiki/Edward_Bernays
PS : Merci à mon bon ami toulousain Alain Miquel, cinéaste de son état, pour la vidéo sur Bernays.
07:15 | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : manipulation, mass média, publicité