03/02/2010
Scène de métro
Hier soir vers vingt heures. Dans le métro, corps emmitouflés, visages pâles et fatigués. Le poids de la journée, du manque de lumière, du froid, de l'anonymat. Ma voisine, une jolie jeune femme blonde, s'est assise en abrégeant sur son portable une conversation apparemment un peu tendue. La rame démarre, chacun retombe en soi.
Sa guitare sous le bras, l'homme est monté à la station Place d'Italie. En pinçant doucement les cordes, il se met à chanter paisiblement en anglais un petit air au rythme brésilien. Je laisse mon livre pour lever les yeux vers lui. Il a un visage large, presque rond. Et, surtout, un merveilleux sourire, un de ces sourires solaires qui sont l'apanage de nos amis africains. Le regarder fait du bien, quand même on serait sourd et quand bien même je ne comprends rien aux paroles de sa chanson. Celle-ci achevée, il ouvre posément une petite bourse de cuir et passe parmi nous, ce même sourire offert à tous sans condition. Lorsqu'il revient, ma voisine lui tend un paquet de cigarettes. "Tenez, dit-elle, ce n'est pas de l'argent, c'est un cadeau." Toujours souriant, l'homme lève un sourcil interrogateur. "Prenez-le, il y a bien un moment où il faut se décider à arrêter."
Petite étincelle d'humanité, petite échange de chaleur, où des inconnus se regardent, se disent trois paroles, et on se sent bien... Faire société, ce serait aussi simple ?
00:05 | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : transports, vie quotidienne
08/12/2009
Hommage à Alfred Sauvy
C'est plus par résonance avec une autre tournure de pensée que par gavage organisé qu'on se met à développer son esprit. C'est pourquoi, les cours de philo, généralement réduits à l'acquisition de noms, de dates et de concepts désincarnés, sont désespérants. C'est pourquoi, selon moi, derrière le mot « philosophe », se cachent deux sortes très différentes d'esprit. Il y a les érudits, ceux qui peuvent citer Kant, Thomas d'Aquin ou Euphrasiate de Nébule dans le texte et à la virgule près - en nous donnant même en prime la page et l'année. Pour moi, ce sont des encyclopédies, des rayonnages d'informations - mais pas des philosophes. Puis il y a ceux, qui peuvent être tout aussi érudits - n'est-ce pas Eugénie ? - qui savent mettre les autres esprits en questionnement. Ceux-là sont pour moi les vrais philosophes. Ils nous sauvent de cette activité intellectuelle mécanique qui se fait passer pour de la pensée et qui n'est qu'une chaîne de montage industrielle.
Mais il y a aussi des esprits qui, sans faire profession de philosophie, manifestent une telle liberté de la pensée, une si rigoureuse recherche de la vérité, que les lire ou les entendre nous éveille. Et, là, je voudrais rendre hommage à Alfred Sauvy dont les articles puis les livres ont titillé ma jeune cervelle et l'ont sans doute encouragée à l'indiscipline. Je me souviens précisément de trois sujets qu'il abordait fréquemment, sans la moindre concession à l'esprit du temps.
Alfred Sauvy avait d'abord remarqué que, sous l'Occupation, hormis les faits de violence et malgré le rationnement, la santé des Français avait été meilleure qu'avant la guerre. Je me souviens qu'il expliquait cela par deux causes : d'une part, la frugalité obligée de l'alimentation, d'autre part la réalité du danger extérieur. Celle-ci chassait en quelque sorte les sécrétions dont l'âme en proie à elle-même s'empoisonne, tandis que celle-là allégeait les corps, le système digestif et le système cardiovasculaire. C'est en écrivant une précédente chronique - Cauchemar - que m'est revenue en mémoire ma lointaine filiation intellectuelle avec Alfred Sauvy.
Autre sujet cher à notre Pyrénéen : les transports. Dans les années 60 déjà - alors que les Français étaient en pleine lune de miel avec la voiture individuelle - Alfred Sauvy ne craignait pas de démontrer que le transport routier de marchandises ou de personnes est destructeur de valeur. Non seulement, disait-il, il est plus coûteux en carburant à charges transportées comparables, mais encore il induit des coûts d'infrastructures bien supérieurs à ceux du rail, sans oublier l'occupation des sols et les accidents induits. Cinquante ans plus tard, Alfred Sauvy a toujours raison et, comme cela lui est arrivé maintes fois de son vivant, il n'a toujours pas été entendu. Nous en sommes même à construire des véhicules individuels de plus en plus lourds et à suggérer par la mise en scène publicitaire la complicité des 4x4 avec l'écologie.
Alfred Sauvy - on l'aura peut-être oublié - avait aussi calculé les incidences de l'alimentation carnée telle qu'elle s'était généralisée dans nos pays, sur l'utilisation des surfaces agricoles et le rendement de la terre. Il montrait déjà que les choix alimentaires des uns engendrent la faim des autres car, à valeur nutritionnelle équivalente, la production des protéines animales demande plusieurs fois la surface que requiert celle des protéines végétales. Là non plus, et quoique le constat ait été repris par d'autres, on ne peut estimer que l'avis de notre sage catalan ait été pris en compte. Tout au contraire, nous avons propagé notre mode de vie au reste du monde et la demande de viande y va croissant. La production d'aliments pour les animaux de boucherie est entrée en concurrence avec l'espace et les cultures vivrières des humains. La goinfrerie des uns fait la faim des autres, et cela malgré ce que nous dit la diététique.
Un homme qui pense juste, surtout à contre-courant des vents dominants, ne peut être qu'un philosophe. Je vous laisse avec cette citation de cet esprit libre que fut Alfred Sauvy: « Il y a un élément qui ne s'arrête pas, c'est le temps ». Le temps qui n'efface pas nos aveuglements, mais tout au contraire en accroît les conséquences.
Pour en savoir plus sur Alfred Sauvy : http://fr.wikipedia.org/wiki/Alfred_Sauvy
07:35 | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : économie, alimentation, agriculture, transports, philosophie