UA-110886234-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

03/05/2010

L'école de la violence

Ce retour de fraîcheur et de grisaille est sans doute cause des souvenirs qui me revenaient ce matin, ceux de lointaines rentrées. Pourtant, je me rappelle mon premier jour d'école, il n'avait rien d'automnal. Le soleil brillait, le ciel était bleu et, tout au moins quand j'ai quitté la maison ce matin-là, l'air était aussi léger que mon cœur. Puis, au fil des ans, la rentrée s'est associée à l'odeur des feuilles mortes...

 

Les écoles de notre enfance - je parle des années cinquante - pourraient passer pour des havres de paix à les comparer avec celles dont les médias nous rapportent les avanies. Je ne me souviens pas qu'on ait jamais proféré un juron en classe, ou que la TSF ait évoqué comme banals des faits de déprédation ou d'émeute et encore moins une violence faite à un professeur. Cependant, c'est l'école qui m'a appris la révolte. Le ver de la violence actuelle était déjà dans le fruit. Ce qui empêchait la dérive, c'était la puissance d'oppression des adultes sur les jeunes et le fait que nous étions d'accord sur une histoire commune : « ils » avaient le pouvoir parce qu'ils étaient des adultes, unis en outre et d'accord là-dessus face à nous, et nous ne l'avions pas parce que nous étions des enfants. Et toute la société se racontait cette même histoire et il ne fallait pas espérer trouver auprès de sa famille une quelconque complicité si l'on voulait critiquer son maître. « Maître » : le mot, d'ailleurs, était bien choisi.

 

Le ver était dans le fruit, disais-je. C'est que l'abus de pouvoir et l'injustice minent de l'intérieur n'importe quelle légitimité. Ma première institutrice - j'avais cinq ans - utilisait systématiquement la menace de l'humiliation. Dès le premier jour de classe - alors que j'avais attendu d'être là avec impatience  - j'ai compris la règle du jeu et j'ai décidé que la mégère ne « m'aurait pas ». Autrement dit, notre relation s'est construite d'entrée de jeu sur un antagonisme. Bien sûr, s'il avait été explicite, le conflit aurait tourné à mon désavantage. Aussi, ai-je dissimulé derrière un personnage de Père Tranquille, de bon élève discipliné, l'alchimie complexe de peurs et de colères qui bouillonnait en moi en permanence. D'autres, pour des motifs futiles, prenaient des claques ou se retrouvaient au coin, les fesses à l'air (je parle de la petite classe).

 

Je me suis épargné ces humiliations d'autant que, grâce à Dieu ou à la génétique, j'avais un cerveau qui fonctionnait plutôt bien. Mais, moi qui avais attendu le moment d'y être admis, j'ai aussitôt détesté l'école. Plus tard, il y a eu Mai 68. D'intérieure, individuelle et autocensurée, la révolte est devenue collective et ouverte. Elle a explosé. J'étais alors, déjà, dans la vie active et je n'ai compris qu'après coup ce qui se passait. Je renvoie ceux que cela intéresse aux analyses d'Alfred Sauvy. Mai 68 a été, dirais-je, en résumant bestialement, le deuxième palier de la dégradation. La génération de mai 68, c'est la mienne, celle qui a connu le monolithe d'autorité que j'évoquais plus haut, et c'est la première génération de l'histoire qui va prendre le parti de ses enfants contre les maîtres. La comparaison qui me vient est celle des peuples colonisés qui, voyant leurs maîtres ébranlés lors de la deuxième guerre mondiale, comprennent que leur supériorité n'est pas innée, qu'ils ne sont plus à la hauteur du pouvoir qu'ils exercent, et conçoivent l'idée de s'en libérer.

 

Le troisième palier est amené par la « crise » qui a succédé aux Trente glorieuses. La société que nous avons connue dans notre enfance pouvait être oppressive, elle était également protectrice. Chacun avait la possibilité d'y faire sa niche : la CGT faisait scandale lorsqu'on flirtait avec la barre des 300 000 chômeurs. Aujourd'hui, deux générations plus loin, cette époque bénie ressemble au légendaire âge d'or. On ne peut plus prétendre que seuls ceux qui sont incompétents ou paresseux se trouvent exposés à la misère. Le fait d'aller à l'école ne garantit plus rien, surtout si vous habitez dans certains quartiers et avez hérité de vos parents une insertion déjà très relative. Ce que se racontent alors les jeunes qui s'estiment voués à l'exclusion, c'est que des « inclus » - les enseignants - viennent les mettre sous contrainte. Du coup, la discipline scolaire revêt les apparences de l'arbitraire et l'enseignant, à son corps défendant, devient le garde-chiourme d'un nième épisode de Prison Break, le représentant d'une société qui ne veut pas de vous, qui vous rejette et qui, néanmoins, exige quelque chose de vous.

 

Dès lors, une nouvelle histoire se construit - et, j'insiste là-dessus, une histoire commune, au sens où elle est partagée et - je sais, je vais faire hurler - co-créée.  Une histoire comme celles qui, à certaines époques, précipitent les peuples les uns contre les autres. Une histoire de guerre inexpiable entre les élèves et les enseignants, où chacune des parties projette sur l'autre ses peurs, ses humiliations et ses colères, où chacun entre en lice le poil dressé, tous sens exacerbés, prêt à rugir, à mordre et à griffer. D'un lieu où apprendre, la salle de classe est devenue un morceau de jungle qu'il faut tenir.

 

Comment rompre le cercle vicieux ? Comment réécrire une histoire féconde au sein de laquelle les talents des uns fertiliseront les potentialités des autres ?