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01/02/2008

Passagers du silence

Quand j’ai lu lors de sa parution La Passagère du Silence, une observation de l’auteure a retenu mon attention : plus efficace que la censure, disait-elle, était l’autocensure. En l’occurrence, il s’agissait de la Chine de Mao où, dans une semi-clandestinité, Fabienne Verdier avait passé une dizaine d’années à apprendre un art « bourgeois » entre tous : celui de la calligraphie traditionnelle. Depuis lors, j’ai regardé de plus près la façon dont fonctionnent nos organisations. Indéniablement, l’autocensure y joue un rôle non négligeable. Machiavel me murmure que c’est l’huile qui lubrifie les rouages et leur permet de tourner plus vite dans le sens désiré ! Je vois bien ce qu’il veut dire, mais je forme une hypothèse complémentaire en ce qui concerne nos organisations: l’autocensure amplifie les interdits et, ce faisant, elle nuit à la fécondité.

Je suis fasciné par l’histoire des frères Lumière. Les Lumière sont des entrepreneurs de génie. Ils ont inventé, techniquement, le cinéma. Ils ont déployé - à l’échelle planétaire - de nouveaux métiers, une nouvelle façon de s’instruire, une nouvelle forme de culture. Mais, quand Pathé survient et leur parle du film de fiction, ils ne le prennent pas au sérieux. Pour eux, le vrai cinéma est à jamais documentaire. Leur jugement définitif n’entravera en rien le développement que nous connaissons. Simplement, il se fera sans eux. Imaginons que Pathé ait été l’un de leurs collaborateurs. Selon vous, cela aurait-il été différent ? Peut-être les choses n'en auraient-elles été que plus difficiles pour lui. Il aurait eu contre son idée non seulement l’opinion de ses patrons mais encore toutes les croyances de son milieu professionnel. Au risque du rejet se serait ajouté celui qu’il renonce de lui-même. Au mieux, il serait allé tenter ailleurs sa chance. Retour, donc, à la case « départ ».

Fabrice Micheau, qui m’a fait découvrir Michael White et le courant du « récit », animait la semaine dernière un de mes séminaires. Il analysait de tels phénomènes d’affrontements et de rejets en termes de relation entre une «culture dominante» et des «contre-cultures». Toute culture dominante est le résultat d’une réussite. Mais la marque d’une culture dominante est son intolérance : forte de ce qui lui a réussi, elle se juge détentrice de la vérité et il lui semble légitime de condamner et d’exclure. Elle se veut exclusive. Souvent, en outre, les seconds-couteaux, plus royalistes que le roi lui-même mais aussi d’esprit plus étroit, se livrent à la chasse aux sorcières. Ce faisant, la culture dominante s’enfonce dans la cécité et l’arrogance – les deux vont de pair - et prépare le terrain à l’erreur mortelle. A l’inverse, les contre-cultures qu’héberge nolens volens l’organisme, parce qu’elles sont les signaux, d’abord faibles, de ce qui est en germe, peuvent constituer le vivier de l’avenir. A tout le moins, elles peuvent aider à le comprendre. La pérennité d’une organisation dépend, paradoxalement, de sa capacité à accueillir la déviance en son sein. Une véritable ascèse, vous en conviendrez.

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