07/05/2010
Cacotopie 2
Avez-vous déjà fait de la pâte à crêpe ? Le cauchemar de l'apprenti gâte-sauce, ce sont les grumeaux. Eh ! bien, pour les économistes néolibéraux aussi ! L'onctuosité de la pâte économique exige l'individualisme parfait des molécules qui la composent. Coalescence interdite. Défense de faire des grumeaux !
Je me souviens du mot « démassifier » qui fut fort à la mode dans les années 80. Il s'agissait alors de marketing et le verbe s'appliquait à la construction automobile: chaque véhicule devait tendre vers une « personnalité » inimitable par la combinaison des multiples variables de détail proposées au consommateur. Tout à l'opposé de la célèbre Ford modèle T pour laquelle on n'avait que le choix de la couleur, c'est-à-dire entre le noir et le noir, la « démassification » propose des automobiles aux options nombreuses qui donnent en retour à leur heureux acquéreur l'impression d'être unique. « Je suis unique puisque ma voiture est unique. »
Il y avait une vertu dans cette recherche d'originalité. L'uniformité est la marque des régimes totalitaires. L'être humain y revêt un aspect de clone - voyez le symbolique Smith de Matrix - les traits du visage, le langage et la variété réduite des comportements participant de l'uniforme. Alors que le monde était encore divisé en deux blocs séparés par le Rideau de fer, l'accès au foisonnement des choix, au droit de chacun d'être lui-même et d'exprimer son originalité était une expression de la supériorité de notre économie. Mais il y avait aussi une dérive que la chute du monde communiste rend plus palpable : celle de s'individualiser à un point tel qu'on en devienne individualiste et que la société se détisse. Ce qui va bien dans le sens de l'idéologie néolibérale pour qui la société, avec ses lois, ses protections et ses systèmes de solidarité, est un gros grumeau au sein de la fluidité dont elle rêve.
Les acteurs d'un système n'ont pas toujours le machiavélisme ou la faculté de préméditation qu'on leur suppose. En revanche, ils savent reconnaître les vents favorables. Je ne parlerai donc pas de complot, mais je dirai : « tout se passe comme si ». Depuis quelques années, tout se passe comme si on s'acharnait à défaire les grumeaux ou, pour reprendre la métaphore de ma dernière chronique, à faire du sable avec les cailloux. On a pris ces derniers et on a essayé de les dissoudre afin qu'il n'y ait pas de place perdue dans le seau et que les transvasements dans des récipients aux formes les plus diverses soient facilités. Les régimes de retraite par répartition ? Mais c'est antédiluvien ! L'avenir, c'est la capitalisation ! La famille multi-générationnelle ? Quelle pyramide écrasante ! Chacun chez soi, les jeunes avec les jeunes, les vieux avec les vieux et les mourants au mouroir ! L'économie locale ? Mais c'est bon pour les pays du tiers-monde ! Vous pouvez avoir en toute saison des légumes et des fruits venus des cinq continents : la mondialisation est une place de marché autrement magique que celle du village ! Et d'ailleurs, à quoi bon conserver ces monnaies nationales qui ralentissent tout ? Et ces législations désuètes propres à chaque pays ? Un peu de sérieux, dérégulons, ce sera plus simple et, quand nous ne pouvons pas déréguler, uniformisons !
Autrement dit, ce que l'on a pu gagner par le biais des artefacts dans le registre de l'identité individuelle- et, je l'accorde, de manière quelque peu superficielle - on est en train de l'évacuer, du fait du même système, dans celui de l'identité collective. On retrouve bien l'observation de Zygmunt Bauman selon qui la course aux objets de consommation fait de nous des objets de consommation soumis à des contraintes identiques de gestion des flux et des stocks. Tout se passe bien comme s'il y avait une guerre contre les grumeaux.
Les grumeaux se forment chaque fois que des individus subordonnent leur intérêt personnel, leur comportement d' « agents économiques parfaits » - c'est-à-dire égoïstes - à des enjeux plus larges ou à des raisons que la raison ne veut pas reconnaître. Chaque fois qu'ils s'unissent autour d'un projet qui résiste au mixer du maître-queux global. Aujourd'hui, face aux désordres venus d'ailleurs, il s'agit pour des pionniers comme Rob Hopkins qui sont de plus en plus nombreux, de remettre de la vie là où l'on vit, de reconstituer des écosystèmes sociaux et naturels viables, de retisser des solidarités de proximité. Ce faisant, on dénoue les dépendances lointaines à des marchés spéculatifs, aux GRH étrangères, à des ressources qu'on ne maîtrise pas ou qui, comme le pétrole, s'amenuisent dangereusement. Ces pionniers veulent aussi montrer qu'une vie heureuse et enrichissante est possible à côté de l'histoire dominante qu'on nous inculque et dans le respect de l'écosystème naturel. Sous leur influence, pullulent ainsi depuis quelques années de nouveaux grumeaux, ces commencements qu'évoquait Edgar Morin dans L'éloge de la métamorphose : monnaies locales, cultures biologiques, recherche de l'autosuffisance alimentaire locale, communautés fondées sur un mode de vie, etc. Un véritable « cauchemar en cuisine » pour les dirigeants des multinationales et leurs vassaux !
Aussi, de multiples signes suggèrent que la lutte contre les grumeaux est en train de s'intensifier. Au premier rang des armes utilisées, l'édiction de normes. Un exemple : actuellement, il y a une tentative américaine de rendre obligatoire et exclusif, dans l'ensemble du monde, l'usage des semences industrielles. Décision « purement technique » bien sûr et pour notre bien. Comme les vaccinations de masse et la disparition des herboristeries.
Vous voyez les asservissements que cela nous prépare ? Si nos politiques se laissent entraîner là-dedans, il ne nous restera que la désobéissance et peut-être les armes.
10:04 | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : néolibéralisme, économie, démocratie, utopie
Commentaires
Et les potagers !
Écrit par : Ardalia | 08/05/2010
Oui!
Même et surtout s'ils sont hors-la-loi!
Écrit par : Thierry | 08/05/2010
Le totalitarisme tue sans état d'ame
Le néo (et ultra) libéralisme tue avec compassion
Ou est la différence? Une question "d'image" dirait-on en terme de communication
C'était ma première contribution
A bientôt
Écrit par : robin pierre | 09/05/2010
Bienvenue Pierre!
Courte mais bonne!
Oui, image, il tue en mimant la compassion: "Mon pauvre ami, nous n'y pouvons rien, c'est la mondialisation, la concurrence, le volcan, le H1N1..."
A bientôt Pierre!
Écrit par : Thierry | 09/05/2010
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