08/01/2011
Tempora acta ?
« Nous avons eu une enfance bénie. » C’est ce que me disait naguère mon vieux copain Michel, grand pêcheur devant l’Eternel, sur la rive du lac de Clarens.
Notre enfance, nous l’avons vécue tous les deux dans les années 50, à Villeneuve-sur-Lot. Pour les jeunes qui me lisent, s’il y en a, cela semblera aussi loin que le moyen-âge. Il est vrai que les voitures avaient alors des formes farfelues et que la seule technologie présente dans la maison, au début de la décennie, c’était le poste de radio.
Mais la première différence, la plus marquante selon moi par rapport à notre mode de vie actuel, c’est que nous vivions à trois générations dans la même maison : mes parents, ceux de ma mère et moi. L’ensemble n’était pas sans frictions occasionnelles, mais fonctionnait bien. Tailleur de son état, mon grand-père avait, à deux kilomètres de là, sur la route de Pujols, une « campagne » où il occupait ses dimanches et, en semaine, quelques-unes de ses soirées. Il y produisait assez de vin pour la consommation annuelle de notre petite communauté. Je le vois encore se harnacher de sa sulfateuse en cuivre et, avançant pesamment entre les rangs de vigne, en activer le levier. Ou encore – opération qui me fascinait - soufrant les barriques à la cave. Je le vois aussi, à la fraîche, relayé ou non par mon père, arroser les fleurs et les fruitiers.
Cette époque, sous bien des aspects, était moins cloisonnée que la nôtre. On ne mettait pas les générations dans des cases. Orphelin de guerre, mon père, auprès de ses beaux-parents, avait trouvé une famille. On ne vivait pas des seuls flux financiers captés à l’extérieur grâce à un métier. Les ouvriers d’une usine des environs, organisée en 3x8, avaient presque tous une activité secondaire de paysan. Dans les jardins alentours, on ignorait les pelouses et les nains de porcelaine. L’esthétique de l’époque était celle du potager. Je ne me moque pas : d’un beau potager se dégage une harmonie. On voyait, même en ville, de petits poulaillers familiaux : dans ces années-là, le chant d’un coq matinal ne dérangeait encore presque personne. L’emploi salarié n’avait pas commencé à dominer la façon d’avoir un revenu. Mon grand-père et mon père, chacun dans son domaine, étaient à leur compte. Mon grand-père, tailleur comme je l’ai dit, s’était installé dans les années 10 ou 20. Mon père, militaire de carrière, au retour de son camp de prisonniers avait pris sa proportionnelle et s’était lancé dans le courtage des pruneaux d’Agen avant de s’orienter vers l’assurance et l’immobilier. Autour de nous, les commerces, les entreprises artisanales, les exploitations agricoles, étaient modestes mais nombreux. A l’inverse, les mendiants étaient rares.
De l’hiver 54, que j’ai connu et que le film consacré à l’abbé Pierre a rendu célèbre jusqu’à nos jours, j’ai moins le souvenir du froid que de la beauté et de l’aventure. Nous nous chauffions au bois ou aux boulets de charbon que des hommes au visage noir de poussière venaient déverser, par un soupirail, dans notre cave. Dans les chambres, de petits poêles en fonte émaillée qu’on appelait, je crois, des Mirus, faisaient vivoter un peu de chaleur. La cuisine était la pièce la plus confortable, grâce à la grosse cuisinière en fonte. Il y avait juste un mauvais moment à passer, le matin, au moment de sortir du lit et de faire la toilette du chat. Puis, sur le chemin de l’école, il fallait veiller à ne pas se retrouver les quatre fers en l’air. Sinon, quelle expérience dans cette région où les Noëls ne sont jamais blancs ! Comme on ne prenait pas l’avion, qu’on se déplaçait peu l’hiver et qu’on n’avait pas encore de voiture, les conséquences de la neige étaient, pour nous, moins délirantes qu’aujourd’hui.
On ne jetait pas ou peu. On ne laissait pas la lumière allumée dans une pièce vide, ou la radio parler toute seule sur son étagère. Ma grand-mère avait un tiroir qui recueillait les bouts de ficelle, les restes de bougie et les vieux bouchons qui, en effet, un jour où l’autre, révèleraient un reste d’utilité. Elle faisait des confitures avec les fruits trop abondants pour être mangés au fur et à mesure de leur cueillette. Ma mère avait une boîte à couture où elle conservait les boutons des vêtements qu’on ne pouvait plus porter, qui devenaient de vieux chiffons à nettoyer. Je me souviens aussi d’un antique tilleul, dans notre rue, dont une branche maîtresse s’était rompue, couverte de fleurs. Tout le quartier était venu y prélever ses stocks de tisane. Ce n’étaient pas des comportements de pauvres, c’étaient ceux de tout le monde. Tout ce qui avait été produit, par l’homme ou par la nature, était en ce temps-là précieux et respectable.
Je n’idéalise pas cette époque. Les gens n’étaient pas meilleurs qu’aujourd’hui. Les riches n’avaient pas plus envie qu’aujourd’hui de voir les pauvres s’enrichir. Simplement, il y avait d’autres comportements, issus de l’histoire et de l’expérience. Je ne généralise pas non plus ce que j’ai vécu. Nous étions de la toute-petite bourgeoisie. Entre une bourgade du Sud-ouest et une banlieue de grande ville, il devait y avoir un océan : ce n’est pas pour rien que j’ai fait allusion à l’abbé Pierre. Reste, me semble-t-il, que ces temps-là abritaient un mode de vie, une forme d’économie, tout au moins dans ce que j’ai vécu grâce à ma famille, qui réduisaient les effets d’une production de biens matériels et d’une intervention de l’Etat toutes deux limitées. Cette époque savait faire richesse des liens familiaux – intergénérationnels, comme on dit aujourd’hui – et de voisinage. Elle ne connaissait pas le mot « écologie », mais elle pratiquait la chose. Elle savait à peine qu’il pût y avoir une autre économie que locale. Elle n’était pas très productive, le niveau de vie moyen était bien plus faible qu’aujourd’hui, mais moins nombreux qu’aujourd’hui étaient ceux qui s’en trouvaient exclus. Notre risque, aujourd’hui , c’est de nous engager dans une période d’appauvrissement en ayant perdu ces savoir-faire et ces savoir-être.
Oui, mon bon Michel, nous avons eu une enfance bénie. Non seulement parce qu’elle fut heureuse, mais aussi parce qu’elle peut encore nous inspirer.
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Commentaires
C'est ainsi que les savoirs traditionnels issus de la sagesse d'une communauté et visant à permettre à cette communauté de vivre au mieux, et de résoudre ses problèmes grâce aux riches ressources de sa culture ont été supplantés par des savoirs dominants, véhiculés non pas de façon orale par les comptes ou les préceptes des anciens, mais par les médias mis en place par les pouvoirs marchands, leur publicité visant à persuader les gens de jeter les vieux bouts de chandelle pour acheter de belles ampoules à basse consommation d'énergie et à forte marge pour le fabricant. Ce que tu racontes là, Thierry, c'est la façon dont le pouvoir moderne écrase et disqualifie les savoirs minoritaires, extrêmement pertinents pour la communauté qui les possède, mais considérés par la puissance financière comme des menaces puisqu'ils permettent aux gens de réfléchir par eux-mêmes et de construire des solutions originales à leurs propres problèmes, des solutions qui ne passent pas par la consommation d'une identité artificielle disponible sur leurs linéaires.
Écrit par : Pierre Blanc-Sahnoun | 08/01/2011
Je voulais parler des contes, bien entendu, pas des comptes. Les contes ont été remplacés par les comptes, même dans Dragon Dictate !
Écrit par : Pierre Blanc-Sahnoun | 08/01/2011
beau texte, mais j'aurais préféré "Tempora acta" comme titre... dont acte!
Écrit par : JC | 08/01/2011
Misère! Dans le copier / coller laudator n'a pas suivi !
Écrit par : Thierry | 08/01/2011
Mais tempora acta avec le point d'interrogation, ce n'est pas mal... Ça va plus loin. Alors, Felix culpa ?
Écrit par : Thierry | 08/01/2011
Souvent, j'y repense en me disant que même sans internet, même si j'ai râlé chez mes grands-parents, d'avoir toujours la mission d'aller chercher le lait après la traite, à la ferme plus bas, alors que je considérais que c'était les vacances...où si pour me faire de l'argent de poche que mon père ne me donnait pas considérant que l'on avait tout ce qu'il nous fallait, j'allais faire la cueillette des framboises que je mangeais consciencieusement trouvant dommage de les vendre et au final n'avoir pour paye que ma gourmandise...même s'il y a eu des moments très durs lors de l'achat de ma première maison où nous avons habité à l'ancienne avec juste un robinet d'eau froide, des bassines et la "cabane au fond du jardin" pour l'aisance...il y avait une certaine sérénité, celle qu'apportent les vraies valeurs et l'authenticité.
Merci Thierry pour ce texte émouvant.
Écrit par : Saint-Arroman | 08/01/2011
Toujours une plume magnifique pour nous parler de la magie de la France d'après-guerre et de l'eden sensoriel qu'elle représentait pour les enfants que nous étions. Je rejoins entièrement Pierre Blanc-Sahnoun sur son analyse, et rebondis sur le constat de Thierry sur la misère du "salariat". Je suis moi-même issu d'une famille de "cultivateurs aisés" - quelques dizaines d'hectares, quelques dizaines de bêtes - de Corrèze (la porte du Sud-Ouest), et je me souviens très bien que ce statut était perçu comme honteux et indigne par mes arrières grands-parents. Reste que pour les jeunes générations qui lisent cela, la question est : pourquoi, jeunesse bénie, n'avez-vous pas empêché cela? Et là...
Écrit par : Jean-Marie Chastagnol | 08/01/2011
Cujusvis hominis est errare! Je trouve effectivement que c'est encore meilleur, une réminiscence du "o tempora o mores"... amitiés
Écrit par : JC | 08/01/2011
Nullius nisi insipientis in errore perseverare!
Écrit par : Thierry | 08/01/2011
@ Jean-Marie: la question est excellente. Je ne botte pas en touche, mais en 1954, nous avions six ans. En 1957, il y a eu le lancement du premier satellite, le Spoutnik, et la parution de l'album de Tintin: On marché sur la Lune: l'enthousiasme de la modernité! Parallèlement, s'est développé le discours sur la "société de consommation", dont on ne peut nier les avantages premiers: plus de confort et de plaisirs pour tout le monde, frigo, machine à laver, vacances à la mer... Après la machine s'est emballée et on n'a entendu que le chant des sirènes, pas les avertissements de Cassandre (le premier rapport du Club de Rome sur les limites de la croissance, que j'ai trouvé saisissant, est sorti en 1970). Le discours de la modernité et de la consommation est devenu celui de la mondialisation et de la dérégulation: on allait pouvoir consommer encore plus tout en ouvrant le progrès à tous les peuples de la Terre! Il y a eu comme un phénomène d'addiction, le toujours plus (un verre aujourd'hui, deux verres demain, etc.) doublé d'un nouvel opium idéologique. C'est le versant capitaliste de ce que décrit Morin dans "Pour en finir avec le XXième siècle", côté communiste. L'humanité apprend de ce qu'elle crée. Pas de reproche. Mais c'est la vitesse d'apprentissage qui est en cause aujourd'hui: sera-t-elle assez rapide ?
Écrit par : Thierry | 09/01/2011
Thierry vous faites remonter des souvenirs de ce "bon vieux temps", des années 50 J'ai connu la Salamandre, cousine du Mirus, les boulets que Monsieur Sinègre, l'auvergnat d'en face déversait dans le "bac à charbon", la lessiveuse et la bassine à vaisselle ! Les appareils et ustensiles prétendant "libérer la femme" sont arrivés plus tard !
J'ai aussi connu les années 40, mais c'est une autre histoire.
Merci pour la "justesse" et la tendresse de vos mots.
Écrit par : françoise | 09/01/2011
Alors, tu t'en doutes, ça me rappelle pas mal de choses... Y compris le potager que nous avions, nous, à Penne. Souvent, quand mon père montait la côte de Penne au volant de sa Vedette, il s'arrêtait pour inviter telle ou telle femme, notamment, à profiter de la voiture pour effectuer les deux km de cette foutue grimpette. Supposons que cette même scène se déroule, aujoourd'hui. Il y a fort à parier que la brave dame s'enfuirait en hurlant au satyre et courrait directement à la gendarmerie... Tempus edax (certes!!!) homo edacior...
Écrit par : balout | 13/01/2011
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