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29/01/2011

Flavia

 

Flavia m’est apparue, dans un train de banlieue, alors que je rentrais chez moi un soir d’hiver. Il y avait, dans un coin de la voiture, une poignée d’adolescents qui s’esclaffaient bruyamment, usant d’un vocabulaire qui, en une demi-heure de trajet, n’a guère mobilisé plus d’une trentaine de mots. Le langage de ces gamins, en outre, empruntait largement au registre sexuel et scatologique. Mais, plus que la pauvreté du vocabulaire et sa grossièreté, ce qui, je m’en rendis compte, me perturbait le plus, c’étaient les distorsions de rythme et d’intonation infligées à notre langue. En comparaison de ce français des banlieues, le patois ch’ti aurait semblé harmonieux. Bref, assis dans mon coin, le nez dans mon livre, je ne pouvais me défendre d’un agacement épidermique. Tout en ressentant confusément qu’il y avait quelque chose de faux dans ma réaction…

C’est alors que Flavia m’est apparue. Entendez par là qu’elle m’est venue à l’esprit, car Flavia est une patricienne romaine du IIIème ou du IVème siècle après Jésus-Christ – je n’ai pas pu la dater plus précisément. Flavia est, dans son époque, une sorte de Madame Verdurin. Elle a d’excellentes manières, des relations dans la bonne société de Rome, et elle s’enorgueillit de parler, avec l’accent juste, un latin châtié. Elle tient une sorte de salon où des poètes - dont l’Histoire n’a retenu ni les noms ni les œuvres - viennent déclamer leurs œuvres. Cependant, à l’insu de Flavia, le latin qu’elle parle est un peu moins pur que celui de ses parents et grands-parents.  

Une des caractéristiques de Flavia est d’avoir des oreilles hypersensibles. Elle ne revient jamais d’une expédition au sein de la magna turba urbaine sans gémir de ce que ses tympans délicats ont enduré. C’est que l’Empire, au maximum de son étendue, laisse ou fait entrer, de plus en plus nombreux, de ces Barbares qui habitent les régions conquises. Ce sont des gens sans manières, au mieux des rustauds. Ils sentent fort, ils  jurent et ils parlent du gosier. Flavia, qui est sur le retour, commence à avoir des idées fixes et à se répéter. C’est ainsi que, chaque fois que vous lui rendrez visite et même si c’est chaque jour, elle vous racontera, avec des frissons de dégoût, qu’elle a encore entendu le vulgaire mot « cruche » - testa – utilisé pour désigner le chef d’une personne, en lieu et place du noble caput. Elle a même surpris des enfants de bonne famille qu’avait contaminés cette horrible façon de parler ! Arrivée à ce point de son récit, d’ailleurs, son émotion est souvent trop forte, et notre patricienne menace de défaillir sur ses coussins.  

Bien que Flavia dramatise beaucoup, elle ne va cependant pas assez loin. Elle n’ose pas imaginer la fin de son histoire : que ce latin qu’elle respecte, qu’elle aime, qui est l’âme de son identité, finira par devenir une langue morte. Il y faudra juste quelques siècles. Mais, si cette pensée l’effleurait, elle pourrait devenir folle furieuse ou se suicider.

 Ridicule, Flavia ? Et si, ce à quoi nous assistions à notre tour, c’était la fin de notre langue, la mort programmée du français, vous en diriez quoi ? J’ai posé la question, il y a quelque temps, à un jeune historien. Etrangement, cet homme, qui me semblait rôdé à penser en termes de siècles et de millénaires, renâclait devant l’hypothèse. Nous avons, me disait-il, conjuré cela en formalisant, par exemple, nos règles de grammaire.  J’entends bien, mais un livre que personne ne lit, des règles que de plus en plus de gens ignorent et dont, d’ailleurs, ils se moquent comme d’une guigne, en quoi cela peut-il sauver une langue ? Et, d’ailleurs, combien de langues ne meurent-elles pas, aujourd’hui, chaque année, tuées par le globish ou par l’extinction des peuples que notre mondialisation asphyxie? Il est vrai que tenter de penser sa propre mort n’est pas facile.

Malgré que nous en ayons, l’entropie est une loi de notre monde. Tout ce qui est né mourra. C’est une question de temps. Ne croyez pas que cela me réjouisse ! Mais, si le latin n’était pas mort, aurions-nous aujourd’hui notre propre langue ? Aurions-nous le français, l’italien, l’espagnol ? Aurions-nous les chefs-d’œuvre qu’ils ont produits ? Sûrement, d’autres langues attendent dans les coulisses de l’Histoire que la scène se libère pour faire leur entrée. Elles produiront à leur tour d’autres chefs-d’œuvre, d’autres beautés  – et, plus important encore et nécessaire, d’autres façons de penser.

Vision vertigineuse. J’ai une tendresse complice pour Flavia et ses émois.

Commentaires

Mon cher Thierry, ton propos fait remonter à ma mémoire nombres de sentiments oubliés...
Je repense à l'occitan qui nous est cher et qui fut la langue littéraire du moyen age avec ses poètes troubadours qui infligèrent le mot "amour" à la langue française (qui parlait d' "ameur", parait-il). Cette langue, ce patois du latin, qui fit le droit dans le sud et une part de la littérature européenne se meurt et tente sa survie sur les plaques nominales des rues de Toulouse. Il parait que Dante Alighieri écrivit sa divina comedia en italien parce qu'il n'aurait pas bien maitrisé l'occitan. Ce fut l'acte fondateur d'un autre patois latin, le toscan devenu dès lors l'italien.
Je crois que les langues ne sont pas des choses en soi mais l'expression, la mise en forme du lien social. Quand la langue disparait, c'est, je crois, que le lien social a simplement changé. La langue est un "entre soi" et il me souvient ce mois et demi passé à l'hôpital en 71 où avec mes voisins de chambre allemands, nous avions inventé (coconstruit) une langue "pour nous" faite de franglais, d'argot et d'expressions allemandes. Pour désigner les alcools et le vin, nous disions "bromur"...
Quelques moulinets des bras complétaient le sens,
Bien amicalement à toi et merci encore de ces occasions que tu nous donnes de réfléchir et partager...
Jean-Marc

Écrit par : jean-Marc SAURET | 29/01/2011

Je suis tout à fait d'accord avec Jean-Marc sur la langue come expression du lien social. J'ajoute que c'est elle également qui façonne la perception et la vie des gens à travers les récits qu'ils produisent. Que ce qui est important, c'est de lutter pour préserver la diversité et la richesse des patois et autres langages minoritaires, car ils contiennent des formes de représentation, de mémoire et d'identité qui peuvent enrichir la capacité du patrimoine humain à renforcer son code génétique identitaire, et à combattre la consanguinité arrogante des discours de pouvoir globaux et de la Novlangue des Maîtres qui voudrait se substituer à toute autre forme d'expression populaire ou spontanée. Par contre, ce que dit la langue de ces jeunes du monde dans lequel ils vivent est inquiétant. Mais il y a le rap, expression infiniment riche, poétique et puissante de leurs récits. Et puis pour finir, quand on écoute Brassens, putain que c'est beau quand même, le français.

Écrit par : Pierre Blanc-Sahnoun | 29/01/2011

Mon cher thierry.
Alors voilà: moi, je ne suis pas très cultivé et - comme tu le sais - je n'ai qu'une maîtrise très aléatoire de la langue. Je ne comprends pas bien comment tu entends "entropie" dans ton discours. Pour moi, l'entropie, c'est le sens/ le contenu que véhiculent mots. Si je m'en tiens à cette définition (approximative ) je ne perçois pas bien ce que tu veux dire.
S.O.S.: si le langage s'appauvrit, on n'utilise plus les mots. Donc, il n'est plus question d'entropie... Plus de mot, plus de sesn (plus de bras, plus de chocolat!!!). On devient con, ça d'accord, c'est un fait acquis, mais, dans ton exposé, je crois que tu donnes une acception différente à ce terme: la mort d'un idiome serait lié à la perte de sens? Sûr que c'est une piste intéressante. Et donc toute la culture et la civilisation exprimée par cette langue?
In principio erat verbum. Ouais! TOUT commence par le langage. TOUT. même la connerie.
Bon. Je sais: je suis un peu primaire! Mais je ne comprends pas... Explique moi.
Bien à toi, JM

Écrit par : balout | 29/01/2011

@ Jean-Marie: Euh... tu n'aurais pas confondu le mot entropie avec un autre ?

Écrit par : Thierry | 29/01/2011

Cher Thierry,

Comme Jean-Marie, je ne comprends pas votre phrase : "Malgré que nous en ayons, l’entropie est une loi de notre monde." Mais vous allez m'éclairer. Merci Thierry

Écrit par : Emilie Kah | 30/01/2011

L'entropie est la loi de désorganisation des systèmes: un système est un tout composé de "sous-parties", il existe tant que ses sous-parties restent ensemble. Est système un être vivant, une langue, un objet, un pays, une entreprise, etc. Il n'y a rien d'éternel dans notre monde, parce que tout y est soumis à cette loi. Je crois que c'est une notion tirée de la thermodynamique.

Écrit par : Jean-L. | 30/01/2011

chers tous, pour moi la langue est avant tout vivante ! Elle voyage, elle vit et s'enrichit de tout ce qui amuse, simplifie la vie... représente le temps présent. A tous les ages il en à été ainsi. Non ? Les romains n'ont ils pas enrichi leur langue avec des mots d'origine grecque ? On trouve le mot "village", garage ou salade dans la langue anglaise... le Hollandais est un mélange étrange d'allemand et d'anglais... Où est le problème ? De quelle "pureté" parle-t-on ? A vrai dire vous m'inquiétez !

Écrit par : Anette | 30/01/2011

L'entropie de Shannon, due à Claude Shannon, est une fonction mathématique qui, intuitivement, correspond à la quantité d'information contenue ou délivrée par une source d'information. Cette source peut être un texte écrit dans une langue donnée, un signal électrique ou encore un fichier informatique quelconque (collection d'octets). Wikipedia

Écrit par : balout | 31/01/2011

J'ai fait ma première mission de sociologue dans les banlieues, il y a 25 ans. J'ai appris les rudiments de l’argot (langage crypté) des cités. En ce temps-là, c'était un mélange enraciné dans le français puisque nous y trouvions des mots de français, d'argot du français et de verlan. Aujourd'hui, l'argot des banlieues garde une structure française mais s'est diversifié en arabe, globish, créole et dialectes africains et code SMS et s’est encore appauvri en vocabulaire. Je ne le comprends plus. J’entends dans sa musique de la brutalité, des saccades, des rafales. Ce que j'ai connu a disparu. La durée de vie de ces argots est très rapide. Aussi rapide que l'évolution de la société au gré des mélanges ethniques et des évolutions technologiques (impact des antennes paraboliques sur la culture des banlieues) et économiques. À côté de cela, des langues vivantes depuis des centaines ou des milliers d'années meurent le temps d'une vie d'homme. 3000 langues sont encore en danger d’extinction. C'est le cas des langues des peuples des forêts décimés par la modernité et avant cela des peuples décimés par la colonisation. Certains ont eut le temps d’enregistrer des conversations pour nous offrir leur langue en mémoire. C’est bouleversant. Je rêve que le français survive. Cela voudra dire qu’il reste un peu de mon monde d’aujourd’hui. Je rêve que chaque enfant éprouve de l’émotion, à l'école ou ailleurs, à l’écoute de notre belle langue. Car « le français est une langue qui résonne… ! ».

PS : mon mari, un des rare locuteur de sa génération du patois de Montreuil (Pas de Calais), revendique les belles harmonies du chti ! (clin d’œil)

Écrit par : NATACHA ROZENTALIS | 02/02/2011

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