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27/03/2011

Gordien



Quand j'essaie de faire du rangement dans la documentation professionnelle que j'ai  accumulée depuis bientôt vingt ans, je suis toujours étonné des trésors que je retrouve. Là, c'est « Le défi de la  responsabilité sociale des entreprises, vers des partenariats constructifs » (Philip Morris Institute, 2001). Tout à côté, une collection de beaux classeurs à l'en-tête d'Euroforum, de l'Icad ou d'autres, de la fin des années 90: « Science et management », « Développez vos capacités d'anticipation », « Philosophie et management », etc. Je les feuillète et ils me rappellent de belles rencontres, des échanges profonds et pétillants, des perspectives enthousiasmantes. Et je pourrais vous en citer bien d'autres, comme la magnifique collection de la Society for Organisational learning, ou les ouvrages de Peter Senge, de Manfred Mack, de  Charles Handy... Des nourritures que j'ai dévorées avec appétit et délice.


Or, aujourd'hui, à les regarder sur leur étagère, je ressens un malaise que j'essaie d'analyser. Pourquoi ai-je envie, finalement, de hausser les épaules ?

Toutes ces idées, qui plus ou moins convergent au sein de cet impressionnant bouillonnement d'intelligences, jaillissent d'une magnifique croyance : celle que les hommes, majoritairement, sont rationnels, raisonnables, préoccupés du bien commun et du long terme... Que, par voie de conséquence, la grande entreprise, cette œuvre majuscule du XXème siècle, s'insère tout naturellement dans cette généreuse vision du monde. Qu'elle se  veut « apprenante », « systémique », « visionnaire », qu’elle a la noble ambition de « créer de la valeur globale », de prendre sa part du progrès humain – et du sauvetage des meubles.

Je revois aussi, en continuant mon inventaire, toutes ces propositions pour « libérer » l'intelligence,  la créativité, voire « l'âme » de l'entreprise et en tout cas celles de ses collaborateurs...

Or, que constatons-nous hélas ! souvent ? Que l'entreprise, quand elle doit choisir entre « plus de fric » et « moins de fric », choisit « plus de fric » même si elle doit pour cela jouer contre la société, l'humain et l'écosystème. (Au vrai, je n’en connais qu’une, Ardelaine, qui ait refusé un gros contrat au motif que ses valeurs fondamentales en auraient été fragilisées.) Que l'esprit d'innovation, quand on l’a réveillé chez les individus, se heurte très vite aux procédures, aux autocrates et à leurs contremaîtres garants du petit doigt sur la couture du pantalon. Qu'on a une magnifique production intellectuelle, de très grands élans, des formules altières, qui retombent en poussière au bas de l'écran quand le show est fini.

Et si c'était cela le nouvel opium du peuple ? Croire qu’en vendant son âme contre un salaire, on contribue en prime à une œuvre essentielle ?

J’entends bien que nous sommes dans un univers d’hyper-concurrence, que c’est la crise, qu’il est facile de critiquer ceux qui produisent des emplois et de la richesse, etc. C’est le nœud gordien : par quelque bout que l’on tire, il se resserre.  Je pense cependant au Requiem scénario que décrivent Peter Senge, Jo Jaworski, Otto Scharmer et Betty Sue Flowers dans Presence: les meilleures raisons du monde nous autorisent-elles à naufrager la planète et l’humanité pourvu qu’un petit groupe de happy few y conservent leurs oasis ? N’est-il pas temps de faire avec nos « impossibles » ce qu’Alexandre fit avec le nœud gordien ?

Commentaires

Cher Thierry, tu pourrais remettre tes livres à l'artiste Julien Prévieux, l'un des plus intelligents et malicieux de sa génération, pour sa bibliothèque des savoirs obsolètes: http://www.laforcedelart.fr/02/index.php/Artistes-les-Residents/Julien-Previeux.html, une oeuvre toujours en cours d'élaboration. Julien a fait une prépa HEC et, ayant compris tout ce que tu dis là, il a donc bifurqué vers l'art. Les entreprises n'ont pas d'âmes, comme toute structure coillective. C'est une illusion dont nous devons nous prémunir ("Tu dois changer ta vie"). Discipline, ascèse, exercice, voilà à quoi nous invitent les artistes pour échapper à la séduction des intelligences des prêtres des religions contemporaines, qu'ils s'appellent Manfred, Charles ou Peter. Dans le dernier ouvrage de Peter Sloterdijk, je t'invite à lire les pages consacrées à la scientologie. Mais il y a des personnes dignes d'intérêt dans les entreprises, y compris les grandes. La richesse en soi n'est pas condamnable, ce sont les valeurs qui animent les personnes et les équipes qui sont importantes, avec toujours l'ouverture critique, précieuse capacité à "mettre en crise", c'est à dire à maintenir ouverte la question, le porte béante vers la production infatigable de sens. Juste répartition des richesses, fierté de l'accomplissement d'un travail utile à soi, aux autres, à la société, invention et créaticité. Dans l'entreprise comme dans toute la société. Contre les forteresses et les dictatures, dures ou molles, les plus insidieuses. Merci et bravo pour ce partage d'une prise de conscience. L'avenir n'est certainement pas que dans l'intelligence brillante. Il est toujours aussi dans le courage et la création.

Écrit par : Christian Mayeur | 27/03/2011

Toute hypothèse sur la nature de l'homme repose sur un ensemble de récits culturels, y compris l'hypothèse que l'homme est rationnel est préoccupé du bien commun. Par contre les systèmes qui recrutent l'homme au travers d'histoires tentatrices qu'elles racontent et de promesses fallacieuses ne sont intéressées que par leur propre développement. Les histoires sont en guerre les unes contre les autres, elles se disputent nos esprits et nos vies. Le fait que des savoirs collaboratifs existent, même s'ils sont minoritaires face au savoirs dominants concernant la compétition et la domination, justifie à lui seul que l'on mette son intelligence et laisser des humbles forces au service de ce que l'on croit, tel le fameux colibri de Pierre Rabhi.

Écrit par : Pierre Blanc-Sahnoun | 27/03/2011

Il y a quatre ans, je déjeunais avec un chef d'entreprise qui se trouvait piégé par une ambiance déplorable au sein du groupe qu'il venait de former.
Pas évident d'éviter les haines, les freins lorsque la peur des uns et des autres d'être tombés "aux mains des financiers" génère pour eux l'affreuse perspective de destruction par le phénomène de mondialisation et donc à terme une conséquence : la perte d'emplois.
Il avait décidé de lancer plein gaz sur l'innovation, conscient que peut-être cela pourrait mobiliser les troupes. Oui, avec une mise en oeuvre très particulière, cela a mobilisé les troupes, revalorisé l'image du groupe, restauré la confiance.

Mais son plan était de grossir encore. Et il me confia qu'il prévoyait l'entrée en Bourse. Je lui conseillais surtout de n'en rien faire quitte à se développer plus lentement. Mais ventre n'ayant pas d'oreille, mon conseil resta lettre morte. Alors, je lui suggérais de distribuer aux employés des parts qui motiveraient encore plus fortement cette entreprise...
L'innovation qui se déployait, l'image restaurée leur avait permis un grand bon en avant.

Ils étaient en bourse désormais...L'ennemi veillait. Ils ont fait face à plusieurs OPA, puis ils se sont fait avaler.
Ceux qui ont perdu leurs emplois sont d'abord les cadres qui ne convenaient ni à l'esprit américain ni aux chinois...bien sur maintenant, des usines ferment...
Tout cela a été très rapide, et l'esprit d'entreprise restauré grâce à l'innovation et la valorisation des personnes retombe dans la peur du lendemain.

La bourse n'est pas pour moi le moyen le plus sur d'avoir des fonds pour se développer, c'est surtout une gangrène pour notre société mais aussi pour les entreprises qui y entrent.
Un ennemi informel, virtuel a été créé, qu'on le veuille ou non. Seuls ceux qui en profitent le considèrent comme bon.

Alors face à ce système inhumain, impitoyable, au développement exponentiel, les discours les meilleurs, les intelligentes brillantes n'ont pas suffit et ne suffiront pas.

Et ce système gargantuesque digère nos ressources appauvrissant et polluant la planète. Désormais la branche sur laquelle nous sommes assis est en passe de tomber et la situation devient un peu plus grave chaque jour.

Je suis toujours étonnée du fait que peu d'esprits brillants soient opérationnels... Réfléchir, parler, diffuser, bien sûr.
Mais ce n'est que du vent si l'on y associe pas d'autres verbes : mobiliser, dynamiser, agir/mettre en oeuvre.

Et pour cela il faut au départ concevoir et penser autrement.
Il faut donc se retrousser les manches et concevoir ce nouveau modèle de société avec sa mise en place.

Il ne manque pas d'intelligences opérationnelles comme Pierre Rabhi, justement, pour "faire", ce qui manque aujourd'hui c'est de fédérer et d'éviter de se disperser, c'est regarder dans la même direction et oeuvrer ensemble, conjuguer les efforts, car la vraie force est la force conjuguée même avec de petits moyens, ce qui compte c'est l'énergie déployée.

Alors soyons les architectes de notre avenir capables de concevoir et de mettre en oeuvre !

Écrit par : Saint-Arroman | 27/03/2011

Votre billet Thierry et tous ses commentaires m'inspirent la nécessité d'une rupture. J'ai pour ma part décidé de trancher le noeud et larguer les amarres. C'est à côté que se construit un nouveau modèle. Comme dans une autre dimension. Sinon c'est l'épuisement assuré.
Bonne semaine à tous.

Écrit par : Natacha Rozentalis | 27/03/2011

Merci Thierry de partager cette prise de conscience. Comme ceux qui te répondent ci-dessus, j'avoue moi aussi subir de plein fouet cette douloureuse sensation de la vanité des dires et vouloir faire... les ouvrages que tu cites habitent aussi ma bibliothèque, ces auteurs ont un visage ami, une voix qui m'a guidée : que d'années , que de travail à s'associer, à produire du changement dans nos organisations!
Et pourtant comme toi aujourd'hui... je peux reprendre chacun de tes mots, et retrouver le fil qui m'a conduite de manière plus radicale à m'écarter du "corporate", du "leadership", du "global" et du "local", du "business" qui se drape en "social", en "durable" pour se refaire une noblesse d'âme, ou qui choisit ses porte-étendards en quête de notoriété personnelle pour se modéliser, comme un ado se prend en photo pour mieux se reconnaître.

Car en ce monde que l'on refuse de subir, où retrouver son centrage lorsque la conscience de l'absurde ou du vain prennent le pas? Il m'était devenu vital de reposer mes priorités.
En effet, quel siècle trouvera-t-on plus citoyen que celui-ci, où les "gens ordinaires", comme dirait Alain de Vulpian, savent et communiquent, s'associent, exigent et se battent pour un monde meilleur, plus juste, plus humain ?... et pourtant. Alors que nos voisins nord-africains combattent et meurent pour un modèle politique semblable au nôtre, où on peut voter pour le parti de son choix et où on ne torture pas (autant) dans les prisons, nous battons des records dans l'abstention des cantonales.

Le système est devenu obsolète, dirait A. de Vulpian. Sûrement : il n'a pas empêché par exemple la profusion du nucléaire sous toutes ses formes , centrales, usines d'enrichissement de l'uranium, usines de traitement du combustible usé ou stockage de déchets radioactifs, de sites et ex-sites militaires nucléaires ? Quand on apprend (hors presse) le nombre, la fréquence et la nature des incidents et accidents, on a le droit de frémir.

Ainsi notre terre repose sur son spectre d'auto-destruction. Nous le savons. Nous le voyons. Et rien ne changera pour un mieux, ou si peut...
Un salut à Christian Mayeur que je rejoins dans mon choix de l'art....

Écrit par : Nathalie Jubin | 29/03/2011

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