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29/04/2012

Historiette


 

C’était un brave homme à l’oeil pétillant, toujours heureux, chantant toute la journée, qu’il plût, qu'il ventât ou qu’il fît soleil. Les tribulations de sa famille l’avaient conduit, tout jeune encore, au bord d’une mer, loin de son pays natal. Etait-ce la mer du Nord vue de Wimereux ou l'océan Atlantique vu des Sables d’Olonne, on ne sait. A l'école, l’enfant, un petit pruneau comme ses frères et soeurs, avait - tant bien que mal et plutôt mal que bien - appris un peu de français et de calcul mental. Surtout, il avait beaucoup observé les gens de ce pays au milieu desquels il s’était retrouvé, des enfants, des hommes et des femmes au teint pâle sauf lorsque l’été leur avait accordé quelque couleur fugace.

 

Très tôt, tandis que son père trimait en trois-huit et que sa mère faisait des ménages, il avait eu l'idée de la manière dont il pourrait gagner sa vie. Sitôt sa majorité arrivée - peut-être même un peu avant - il s’était bricolé une sorte de guérite aux couleurs vives qu’il avait installée à une extrémité de la plage. Un voisin qui n’était pas de la région et qui avait un accent comme lui - mais pas exactement le même - lui avait dit qu’on appelait cela une «guitoune». Tant il était aimable et laissait derrière lui comme un sillage de gaité, il avait obtenu sans difficulté l’autorisation de la mairie. C'était l'époque, il faut le dire aussi, où l'on avait plus le souci du bonheur des gens que des circulaires d'un quelconque Picrochole parisien ou bruxellois et où la confiance primait sur les règlements qui viendraient plus tard. Dans sa «guitoune», épanoui d’être là devant la mer, quasiment en plein air, notre homme chantait toute la journée en faisant cuire des merguez. Les gens venaient à lui autant par gourmandise - ses merguez étaient excellentes, ses frites aussi - que pour le plaisir de côtoyer sa joie, et, ma foi, l’argent rentrait bien.

 

Comme c’était la coutume dans son pays d’origine, il s’était marié jeune à une grasse petite femme qui lui donnait assez régulièrement de jolis petits bébés à l’oeil sombre et à la peau ambrée. Les saisons passèrent, les années s’écoulèrent et, comme les affaires avaient continué de bien marcher - avaient prospéré même - lorsque l’aîné de ses enfants - un garçon - eût atteint l’âge, il eut les moyens de lui payer des études supérieures. Le gamin, qui se trouvait être un intellectuel - c'est une chose qui arrive dans toutes les familles - entra donc dans une bizzeness skoul, y passa cinq ans et décrocha un diplôme qui lui permit de trouver assez rapidement un emploi. Il se retrouva dans une de ces compagnies qui occupent de hautes tours de verre, dans un de ces mondes où la moquette remplace l’herbe et la climatisation le souffle de l’océan.

 

De temps en temps, le gamin revenait au pays. Il arrivait à la maison familiale, posait son sac de voyage en cuir de chez H*** et demandait invariablement à sa mère, qui devenait de plus en plus ronde et grise: «Où est le père ?» Et, invariablement, elle lui répondait: «Tu sais bien, toujours au même endroit, au bout de la digue.» Le fils enfilait alors son survêtement Z*** et ses chaussures X***, et, en profitant pour faire son jogging, de gros écouteurs sur les oreilles, se dirigeait à petite foulée vers la plage. De loin, il voyait la guérite qui, malgré ses couleurs pimpantes - le père la repeignait avec soin chaque année - lui arrachait à chaque fois un gémissement. Vous allez peut-être me demander de quoi le gamin devenu grand gémissait. Lui même à vrai dire n’en savait trop rien. Il aimait beaucoup son père et en même temps, il ressentait... eh! bien, s’il fallait trouver un mot qui se rapprochât de cela, il ressentait comme une sorte de honte. 

 

«Salut Baba! Comment ça va ?» «Ah! mon fils, quelle joie de te voir!» répondait le père, surpris entre deux merguez et en pleine gamme chromatique. 

 

Un jour, le gamin eut le souci de rendre service à ce père qui lui avait payé de si belles études, qui lui avaient valu d’avoir un si bon emploi qui était si flatteur et si bien payé. Il profita d’une accalmie entre deux clients pour entreprendre l'homme vieillissant sur la stratégie de ses merguez, son marketing, etc., toutes choses que ses études lui avaient permis de maîtriser à la perfection. Le père, de grosses rides de concentration à la jonction du nez et du front, l’écouta attentivement, admirant la science de son rejeton mais ne comprenant pas grand chose à ce qu’il essayait de lui expliquer. «Tu comprends, Baba, avec la mondialisation...» A son soulagement - pour parler vrai - une famille avec trois enfants et deux ancêtres dont un en fauteuil roulant se présenta et lui commanda deux douzaines de merguez et deux grandes barquettes de frites. Mais les propos de son fils lui tournaient dans la tête et il rendit la monnaie distraitement au groupe. Celui-ci, un habitué de la «guitoune» et de son chanteur, en fut étonné. On s’éloigna en se disant qu’il y avait du souci dans l’air. «Tu as vu ? Le fils avait l’air très sérieux. Peut-être le père est-il malade ? Peut-être envisage-t-il de fermer ?» 

 

A chacune de ses visites, le fils se mit à entreprendre le père sur le sujet. Il lui faisait remarquer les mille raisons pour lesquelles son affaire ne pouvait rapporter assez d’argent, les fragilités qu’elle présentait face à la concurrence, l'absence de comptabilité précise, l'inconnaissance des ratios fondamentaux... Entre deux visites, le père devenait de plus en plus préoccupé. Il regardait toutes les heures le stock de merguez au frigo et celui des patates sous son comptoir. Il lui semblait que l’écoulement se ralentissait. Son fils aurait-il raison ? Oui, sûrement, il avait fait des études - lui - il avait un diplôme - lui. Il avait d’ailleurs dit quelque chose d’un peu mystérieux... Ah! oui: «Tu comprends Baba, il ne faut pas sousestimer la crise». Il ne savait pas trop ce que ce mot, "crise", signifiait au juste, mais pour les gens pâlots de ce pays, il semblait avoir un sens particulier, comme une maladie aussi invisible que dangereuse. Quel malheur de n'avoir pas eu une tête à faire des études! Heureusement, il avait son fils!

 

Son cerveau devint comme une bétonnière qui tourne sans cesse. Chaque jour et bientôt chaque nuit, notre homme retourna tout cela dans sa tête. Il  chanta moins souvent, moins longtemps, fatigué qu'il était par ses insomnies et absorbé par des questions dont la réponse échappait à ses supputations rudimentaires. Et, effectivement, le stock de merguez, le stock de patates se mirent à diminuer de moins en moins vite. «Mon fils a raison: c’est la crise!» Ses clients habituels, lui trouvant triste mine, avaient commencé par lui en demander la raison. Il avait répondu de manière évasive. Ils avaient eu de moins en moins de plaisir à venir à la «guitoune». Ils vinrent de moins en moins souvent. Puis plus du tout.

 

Au soir d’un jour de beau soleil où il n’avait pas chanté la moindre ritournelle ni vendu la moindre merguez, avec une larme au coin des yeux, il comprit qu’il relevait le panneau qui fermait sa «guitoune» pour la dernière fois. Demain, avec sa vieille camionnette, il viendrait l’enlever et il irait la déposer à la décharge publique. «Heureusement que mon fils m’avait prévenu qu’il y avait une crise» se dit-il en rentrant chez lui.

 

PS: J’ai imaginé ce conte à partir d’une histoire dont j’ignore l’auteur et qui se racontait il y a une vingtaine d’années dans certains séminaires de management. Ce matin, je ne sais si c’est à cause de la pluie et du vent, de la compagne électorale ou des nouvelles, elle me trottait dans la tête.

25/04/2012

Politique


Le marketing a été une de mes premières passions professionnelles. Je trouvais qu’il y avait une sorte d’esthétique dans un «marketing mix» bien troussé. Vous partez de la connaissance d’une population et, à travers la conception du produit, de son packaging, du réseau de distribution, etc., vous créez comme une pente bien huilée sur laquelle tout s’enchaîne avec aisance jusqu’à la consommation finale. Cependant, passées ces premières délices, la question que je me suis assez rapidement posée, c’est comment créer un produit vraiment nouveau qui réponde à des attentes non exprimées des consommateurs. Et, là, je suis entré dans un monde paradoxal. Le walkman a été voulu par Akio Morita, le patron de Sony, à l’encontre des convictions de son comité de direction qui arguait de l’inexistence de telles attentes dans les études de marché. Akio Morita aimait écouter de la musique et il aimait aussi jouer au golf. Il avait envie de combiner les deux plaisirs et, comme il était le patron, il donna l’ordre à ses ingénieurs de lui fabriquer un magnétophone portatif et de taille réduite. On sait la réussite du concept et toute la descendance qu’il a eue. Autre appareil aujourd’hui omniprésent: le téléphone portable. Aucune consommation de masse de cet article n’avait été anticipée sur le papier. Ce genre d’histoire n’est pas d’aujourd’hui. Quant on a inventé le vélocipède ou le téléphone filaire, les études de clientèle n’existaient même pas et les gens sérieux ont dû trouver ces engins risibles au possible. On peut aussi méditer sur l’erreur historique et fatale de Kodak qui a nié l’avenir de la photographie numérique (inventée paraît-il par un de ses employés).

 

La première leçon que je tire de cela, c’est qu’il faut dialoguer avec la réalité et non avec les opinions. Et comment dialoguer avec la réalité ? En expérimentant. Les tiroirs des entreprises sont pleins de dossiers de milliers de pages qui démontrent que ceci marchera ou que cela ne marchera pas - et c'est parfois la même chose. Temps perdu. Si l’idée concernée constitue vraiment une rupture et pas seulement une amélioration bidulesque de quelque chose qui existe déjà, le juge de paix est le monde réel. Les dossiers ne parlent jamais que de nos représentations et celles-ci ne sont qu’une ombre sur la paroi de notre caverne. 

 

La deuxième leçon, selon moi, c’est qu’il faut se méfier des dialogues que l’on induit. Non que les personnes soient de mauvaise foi, mais l'être humain est plastique. Il se laisse facilement enfermer dans le monde de l'autre. Si vous lui parlez du temps qu'il fait, il vous parlera de la pluie et du soleil. Si vous lui racontez une histoire grivoise, il vous en sortira une autre. Si vous lui parlez des services bancaires, il se représentera la banque qu’il connaît et vous répondra de l’intérieur de ce champ sémantique personnel. Vous pourrez lui demander quels autres services il apprécierait que la banque lui apporte, il vous répondra en termes de services bancaires et n’aura pas l’idée de services non-bancaires auxquels pourtant pourraient se prêter la technologie et le réseau de ces entreprises. Vous en conclurez que le consommateur ne veut pas trouver autre chose dans son agence ou sur son écran que des moyens de paiement, des placements et des crédits. Jusqu’au jour où quelque farfelu la lui proposera et cela marchera peut-être. Au vrai, aucune innovation radicale n’a été exprimée par une étude de marché. 

 

La campagne électorale qui va bientôt se terminer a été, selon moi, à quelques exceptions près, d’une fadeur inimaginable. On l’a qualifiée à juste titre de «campagne d’évitement». Nombreuses sont les personnes qui me disent qu’au niveau des principaux protagonistes les vraies questions n’ont pas été soulevées. Serait-ce que nous sommes devenus, dans notre ensemble, un vain peuple ? L’hypothèse n’est pas à écarter, mais je crois plutôt que nous nous sommes retrouvés prisonniers dans le champ sémantique des candidats comme des poissons dans un chalut. C’est le risque de les écouter. C’est le risque de regarder ce que nous montre le prestidigitateur. Mais, un peu de recul, et une fois que nous avons repris possession de notre temps de cerveau disponible, nous nous demandons - par exemple - pourquoi on a continué à vendre l’accroissement du pouvoir d’achat pour tout le monde alors que la Planète est en train de crever de nos débordements. Pourquoi, on n’a pas évoqué l’exemple islandais pour sortir de la crise. Pourquoi on n’a pas parlé sérieusement - n’est-ce pas Bernard ? - des moyens de revitaliser  ceux de nos territoires que la mondialisation a vidés de leur sang. Pourquoi on n’a pas révélé, pour proposer une politique de résistance, la guerre pour le sol qu’a déclenché la finance mondiale. «Cela n’intéresse pas les Français! Ce que veulent les Français, c’est qu’on leur parle de consommation et de sécurité! » Ouais. «On sait bien pourquoi les chiens n’aiment pas le beurre» aurait dit ma grand-mère!

 

En vérité, une responsabilité fondamentale de nos politiques, qu’ils soient de droite ou de gauche, qu’ils représentent la majorité ou l’opposition, est totalement ignorée. Elle est de l’ordre de l’effet Pygmalion. L’effet Pygmalion, c’est quand le regard que vous portez sur l’autre, l’opinion que vous avez de lui, vos préjugés à son endroit, positifs ou négatifs, les propos que vous lui tenez, le façonnent. L’effet Pygmalion a été décelé et théorisé par Robert Rosenthal dans le domaine de l’éducation. Je l’ai vu maintes fois à l’oeuvre dans l’entreprise, dans les relations entre hiérarchiques et subordonnés. Eh! bien, je vous le dis, par les discours qu’ils nous tiennent, les histoires qu’ils nous racontent, les sujets qu’ils abordent et ceux qu’ils n’abordent pas, nos grands protagonistes de la scène médiatique font de nous un vain peuple. 

 

Que faire ? Continuer à accepter que les paroles et la musique soient l’exclusivité des grandes marques industrielles et politiques ? Ou réinventer la démocratie et l'économie ? Vous vous doutez de quel côté je penche. Ce n’est pas le chemin de la facilité. Mais quand on se donne un peu de perspective historique, quand on va regarder à côté du monde politique comment d’autres organisations ont répondu à ce type d’enjeu, on peut trouver des pistes. Les clubs, souvenons-nous en par exemple, ont préparé la Révolution de 1789. La démocratie des élections, de la représentation et de la délégation de pouvoir est aujourd'hui insuffisante. Elle doit être complétée et elle ne le sera que par la réflexion, les idées, la puissance créatrice et l’engagement des citoyens. La nature a horreur du vide. Ne vous plaignez si d’autres que vous le remplissent.

 

23/04/2012

Money, money, money

Ceux de ma génération se souviennent sans aucun doute de ce succès du groupe ABBA. Nous nous posons en fait peu de question sur la monnaie. Elle est ainsi que l'eau pour les poissons. Nous y baignons et elle est transparente. Comme beaucoup, j'imagine, j'ai eu un pincement au coeur lorsqu'on a décidé d'enterrer le franc, mais j'avais pour consolation d'imaginer cette matérialisation de l'Europe que représentait une monnaie unique. Et quelle simplicité, pour le voyageur, de n'avoir pas à traduire en francs les lires, les drachmes, les pesetas ou les marks! 

Cependant, c'est - je crois - dès 1996 que j'avais commencé à "penser plus difficilement", comme l'aurait dit Jules Lagneau, le fait de la monnaie. Je me souviens que c'était grâce au Laboratoire du Futur créé par Pierre Le Gorrec, un ancien dirigeant d'EdF, qui avait organisé une session sur ces bizarreries qu'étaient par exemple les Time dollars ou le Wir. Mais il a fallu la crise des subprimes pour que le sujet m'interpelle vraiment. J'étais insatisfait du discours dominant qui nous promettait un retour à la normale dans l'espace de quelques mois. A vrai dire, ces paroles rassurantes qui venaient de partout m'inquiétaient plus qu'autre chose. Je n'aurais su dire précisément pourquoi, mais la chanson que j'entendais me semblait sonner faux et je suis allé voir s'il se disait des choses différentes sur ce que nous étions en train de vivre. A l'époque, on avait encore accès aux archives de Transversales Sciences et Culture, cet autre lieu éminent de réflexion qu'avait créé le regretté Jacques Robin. Ce n'est pas seulement là, mais c'est là principalement - car je connaissais la richesse de la maison - que j'ai exploré et que j'ai fait la connaissance de Bernard Lietaer. Cette rencontre a été un des moments les plus intenses de ma vie intellectuelle. A telle enseigne que, dès novembre 2008, bravant le conformisme, je faisais intervenir Bernard dans un de mes séminaires de dirigeants.

Bernard Lietaer fut, à la Banque royale de Belgique, le haut responsable qui nous a fait passer de la convergence à l'Euro. Or, que nous a dit, en ce jour de novembre 2008, ce même Bernard Lietaer ? Il nous a dit d'abord que la crise ne serait ni courte et profonde, ni longue et légère, mais longue et profonde. Je me souviens encore du scepticisme qui accueillit cette affirmation où il mit pourtant toute sa conviction. Ensuite, il nous tint un discours que n'aurait pas désavoué un paysagiste comme Gilles Clément. "Si vous plantez partout une seule essence d'arbre et que survienne la bactérie ou le parasite dont c'est la nourriture, votre forêt, si étendue qu'elle soit, disparaîtra". C'est en l'écoutant que j'ai découvert la pensée d'un chercheur, Robert Ulanowicz, avec qui Bernard avait travaillé. Modélisant les écosystèmes, Ulanowicz avait constaté que leur résilience est fonction du nombre d'espèces végétales et animales qui les composent et de leurs interactions. Eh! bien, en matière monétaire, c'est la même chose. Avoir plusieurs monnaies, c'est, pour prendre une autre image, comme pour un bateau d'être doté de compartiments étanches les uns aux autres: en cas de fracture de la coque, le naufrage peut être évité. Il ne s'agissait pas, disait Bernard Lietaer, de revenir aux monnaies nationales au détriment d'une monnaie internationale d'échange. Il s'agissait de recréer un écosystème monétaire avec des monnaies de niveaux et de fonctions différents. Le propos n'est pas facile à faire entendre et, depuis lors, on a vu des nobels prêcher pour une monnaie mondiale unique au motif que cela supprimerait les crises. 

Que le progrès ne résulte pas du passage du multiple à l'unique semble faire partie des pensées sacrilèges pour la plupart des gens. C'est peut-être issu de notre passé religieux où le monothéisme a succédé au polythéisme. Il y a, comme cela, des paradigmes qui deviennent fous, des cancers de l'esprit qui investissent notre pensée jusqu'à ce que nous en prenions conscience. Alain Gras, autre scientifique qui tente de nous libérer des illusions cognitives ou culturelles, a montré dans "Le choix du feu" comment la reconstruction instinctive de l'histoire a posteriori dessine, de l'étincelle entre deux silex jusqu'aux centrales nucléaires, la perspective d'une avenue tirée au cordeau qui serait la voie exclusive du progrès. Mais revenons à la monnaie, ou plutôt aux monnaies - car, avec celles que l'on appelle "complémentaires", elles sont aujourd'hui plusieurs milliers à la surface du globe. Imaginez-vous que, tout près de chez nous, par exemple, dans un pays aussi sérieux et aussi peu farfelu que possible, plus de 50 000 entreprises commercent au moyen d'une de ces monnaies dites complémentaires ? Et cela depuis 1934 - vous avez bien lu: 1934 - année ou une douzaine de dirigeants qui voyaient peser dangereusement sur leurs activités la raréfaction des liquités générée par la Grande dépression décidèrent de créer le Wir. Cela s'est passé - et continue d'exister - en Suisse. Wir, en langue allemande, signifie "nous". La question que je me pose est la suivante. S'il s'agissait de la Violette de Toulouse ou de l'Abeille de Villeneuve-sur-Lot, ou de la livre de Totnes - des jeunes monnaies locales, nées hier et dont le volume est encore modeste - je comprendrais qu'on puisse les ignorer. Elles sont microscopiques et on peut penser que leurs créateurs sont de doux rêveurs qui n'ont aucune idée de l'efficacité dont l'économie moderne a besoin. Mais 50 000 entreprises suisses, une histoire qui a commencé il y a maintenant près de quatre-vingts ans, comment expliquer qu'un tel silence entoure cette histoire, sinon par l'anathème d'économistes qui ont la charge de protéger un dogme ?

La crise ouverte par les subprimes est devenue, entre des mains habiles, un levier de déstabilisation des sociétés occidentales. Je ne parlerai pas d'un complot conçu de longue main. Je crois plutôt que les acteurs de la finance mondiale ont découvert en marchant le parti qu'ils pouvaient tirer de la crise qui leur a échappé, surtout quand ils ont vu que, terrorisés, les Etats mettaient facilement la main au portefeuille pour sauver les banques. Déjà, au nom de la mondialisation, nouvel avatar du progrès, nous avons vidé de sa vie économique une grande partie de nos territoires. Pour l'alimentation et pour bien d'autres, nous dépendons de plus en plus de productions lointaines qui sont au surplus de plus en plus soumises à la spéculation. La pression inexorable qui s'exerce maintenant sur nos Etats a pour objectif de broyer les systèmes sociaux que nous avons mis plus d'un siècle et demi à construire et de mettre en concurrence planétaire tous les hommes et toutes les femmes de tous les pays. En même temps, une autre guerre, larvée, discrète, mais nourrie par une force de frappe financière colossale, s'est aussi engagée: celle pour la maîtrise de la terre. En synthèse, il s'agit de rien de moins que faire des êtres humains une espèce hors sol, liquide, fongible comme n'importe quel stock de matière première.

Mais, face à cela, nous ne sommes pas impuissants. Nous avons une capacité de résistance, et d'abord intellectuelle: ne laissons pas corrompre notre faculté de réflexion par des croyances qui, sans coup férir, font le pouvoir de ceux qui veulent être nos maîtres. L'idée que le global doit dominer le local est de celles-là. L'idée que l'homogénéité est préférable à l'hétérogénéité aussi. L'idée que la centralisation prime sur la vie des territoires aussi. Soyons attentifs aux conséquences de nos croyances. Puis, agissons. Nous en avons les moyens. Le consommateur peut mieux choisir le système qu'il enrichit chaque fois qu'il dépense un euro. L'épargnant peut distraire quelques milliers d'euros de ses réserves pour aider à la relocalisation, près de chez lui, d'activités économiques aussi précieuses que le maraîchage. On ne tardera pas à apprécier, je vous le dis, la disponibilité locale de nourriture - et, tant qu'à faire, de nourriture de qualité. Ce ne sont là que quelques exemples de dispositifs que la mise en place de monnaies complémentaires peut compléter. Il s'agit de retrouver le goût de façonner nous-mêmes le monde que nous souhaitons là où nous sommes. Nous avons ce pouvoir et il va - il ira - plus loin que notre bulletin de vote. Puis, s'il le faut, faisons comme Ulysse: mettons-nous de la cire dans les oreilles pour ne pas entendre le chant des sirènes. Ce ne sont pas elles qui nous tireront de l'abîme où elles veulent nous précipiter.

PS: Tout cela pour introduire une page de publicité et annoncer la parution du dernier ouvrage de Philippe Derudder (auquel j'ai apporté une modeste contribution en évoquant Rob Hopkins et la livre de Totnes): Les monnaies locales complémentaires, éditions Yves Michel. En librairie dès le 27 avril !