27/10/2012
Métamorphose ?
S’il est une organisation dont l’influence a largement supplanté celle des religions les plus institutionnalisées au sommet de leur pouvoir, c’est bien l’entreprise. Le monde vit à son pouls et se regarde à travers ses yeux. L’accès à la subsistance et à un statut social, le sentiment d’avoir une valeur aujourd’hui dépendent d’elle. Si le ciel lui est sombre, pour nous, pauvres humains, il sera ténébreux. Elle a son dieu: la Croissance, une véritable déité aztèque, jalouse et insatiable, qu’il convient d’invoquer en permanence et à qui il faut tout sacrifier: la vie des hommes, la biodiversité animale, végétale et culturelle, les forêts primaires, la qualité de l’eau et de l’air.
Elle ses tables de la loi - «Il n’est d’autre but que la maximisation du profit». Elle a ses temples: les bourses du monde et les marchés financiers où se joue un jugement dernier permanent, où chaque seconde se fait la pesée des âmes. Elle a ses rites: le trimestriel reporting, l’assemblée générale annuelle des actionnaires, la réunion hebdomadaire du comité de direction. Elle a ses prophètes, ses grands prêtres, leurs acolytes et leurs enfants de coeur. CEO à succès qui martèlent les révélations qu’ils ont reçues. Consultants de haut vol qui entonnent les psaumes. Professeurs de business schools qui dispensent le catéchisme. Pontifes de l’économie qui profitent de la communion du 20 heures pour dire au peuple ce qu’il doit croire. Journalistes qui prennent soin des burettes et agitent l’encensoir. L’entreprise a même ses augures et ses astrologues qui, chaque jour, viennent nous annoncer les catastrophes ou les mondes nouveaux que de savants calculs ou l’examen des tripes de quelque volaille leurs permettent de pressentir. Elle a, aussi, ses excommunications et ses excommuniés.
Car elle décide du vrai et du faux, des vrais traitements et des fausses médecines, de la bonne agriculture et de la mauvaise, des saines politiques et des gouvernements irresponsables, des élus et des damnés. Elle décide aussi - ce qui est fondamental - du temps et de l’espace dans lequel nous devons vivre. Les religions d’hier nous disaient de sacrifier aujourd’hui aux promesses de l’au-delà. Cette religion moderne nous dit de sacrifier le long terme au court terme, pour ne pas dire à l’immédiat. Elle nous dit de sacrifier le village à la construction de la pyramide globale. Elle nous dit ce qu’est le vrai bonheur et nous enjoint de le trouver dans la consommation irresponsable de ses productions. Elle édicte ce qui fait un être humain acceptable - docilité et fongibilité - et ce qui rend la vie honorable et digne d’être vécue. Elle désigne ceux qu’il faut haïr, ce qu’il faut adorer, les valeurs qu’il faut promouvoir. Sa légitimité dans les affaires du monde surpasse aujourd’hui celle des Etats. Ceux-ci sont à genoux devant elle, le front plus bas que celui des rois, jadis, devant un pape. Les églises, les sectes et les fraternités, dont parfois l’influence vous inquiète, ne sont qu’escarbilles dans vos yeux. Le vrai pouvoir est ailleurs.
Ce portrait ne serait-il pas outrancier ? Je constate qu’aujourd’hui les humains d’une grande partie du monde, intellectuellement et matériellement, sont entre les mains de cette église de l’économie, pour le meilleur de quelques-uns et le pire de beaucoup d’autres dont le nombre va croissant. Que les immenses progrès de la productivité, qui auraient dû nous libérer et nous enrichir, n’empêchent point la misère de revenir en force dans nos pays, et qu’en plus les mauvaises pratiques de production tuent nos sols, souillent l’air et l’eau, nous abreuvent d’aliments suspects et d’artefacts infantilisants. Que certains progrès, notamment dans le domaine médical, cultural et énergétique, sont bloqués par les nervi infatigables des multinationales. Que les Etats ont été moralement subvertis et financièrement saignés, au point de n’être plus capables d’élever la voix et d’assumer leur rôle de justice et de solidarité au sein de la communauté qu’ils ont en charge.
Une métamorphose de l'entreprise est-elle possible ?
C’est une perspective que j’accueille volontiers, car je ne suis pas un ennemi de l’entreprise. J’en ai connu plusieurs, j’y ai fait carrière, j’y ai cru et j’ai aimé cela. Seulement, je suis d’une pénible lucidité sur la manière dont ce phénomène a dérivé, s’est emparé du monde et de l’humanité, et en fait ce qu’il en fait. François Mauriac parlait de ces vérités qui deviennent folles. Je crois que c’est le cas de cette forme d’organisation. Alors, j’ai de la gratitude pour les quelques cénacles qui nourrissent l’espoir qu’on pourrait retoucher la trajectoire et que des hommes et des femmes de bonne volonté, quelque lourd que paraisse le vaisseau, puissent y arriver. J’ai de l’admiration pour ceux qui animent ces cercles et nous donnent à moudre du grain de bonne qualité. Par exemple, on voit apparaître, ici et là, dans les commentaires à ce blog, le nom de mon ami Charles van der Haegen, qui est de ceux-là. C’est aussi le cas d’Arthusa, un organisme de formation de cadres dirigeants créé et animé par Philippe et Pascale Crouy à qui je donnerai un coup de chapeau. Jeudi dernier, leur grain à moudre s’appelait Guibert del Marmol. A l’âge de trente-et-un ans, cet homme a traversé une épreuve qui en aurait calmé plus d’un. Il a transformé sa façon de vivre et la représentation qu’il se faisait de sa propre réussite. Il a réorienté son existence sur l’espérance: celle qu’il a de faire des entreprises non seulement des organisations «propres», mais même des agents positifs de changement. Il disait que la définition de l’entreprise comme une machine à produire exclusivement du profit n’est qu’un dogme sans autre fondement que le respect qu’on veut lui accorder. Que les hommes sont malheureux et, parfois, se suicident quand ils doivent honorer des valeurs qu’ils ne voudraient à aucun prix transmettre à leurs enfants. Qu’on a de ce fait le droit imprescriptible de voir l’entreprise, et de la promouvoir, différemment. Il disait que, plus sûrement et plus rapidement que par la prolifération règlementaire, le monde peut se transformer par les initiatives des entrepreneurs et des citoyens. Je veux le croire et j’en guette les signes.
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23/10/2012
La volaille, les graines et le renard
J’ai le vague souvenir d’une expérience que l’on s’amusait à faire au poulailler quand j’étais gamin. D’une main, on saisissait la tête d’une poule pour l’abaisser brusquement bec vers le sol où, de l’autre, l’on traçait tout aussi vivement un trait. La volaille restait là un moment, tétanisée, hypnotisée. Cela faisait rire et nous donnait un futile sentiment de supériorité. Pourtant, nos cerveaux d’hommes modernes manifestent quotidiennement les mêmes faiblesses que celui du volatile. Le débat autour de l’étude du professeur Séralini sur la nocivité des OGM, avec les réactions de certaines institutions, nous en donne un exemple récent. Nous voilà rendus à compter les rats! Et si nous relevions le bec pour voir l’ensemble de la basse-cour et, si possible, au delà de son grillage ?
- Il y a un présupposé que l’on oublie derrière la réglementation actuelle des OGM, c’est qu’au départ les plantes génétiquement modifiées ont été présumées "équivalentes en substance» à leurs homologues non transgéniques. Ceci explique la légèreté et le secret des expériences scientifiques conduites par les industriels avant leur mise en marché et le faible degré d’exigence des institutions de surveillance. Or, ce présupposé n’est rien d’autre qu’une croyance fondée sur une représentation réductrice du végétal. Il n’a rien de scientifique.
- Que les études en question concluent à l’innocuité ou à la nocivité des organismes testés du point de vue de leur consommation, elles se limitent au registre des causalités directes à court terme. Or, si l’humanité se met à consommer des OGM, ce ne sera pas sur la durée de vie d’un individu mais sur les milliers de générations à venir. Au delà des effets cumulatifs et génétiques du temps long, cette consommation ne se fera pas dans le vide artificiel d’un laboratoire. Elle se combinera à la consommation d’autres substances naturelles ou artificielles que l’espèce ingèrera au cours des siècles. Nous avons là des interactions multiplicatrices d’imprévus.
- Tout l’intérêt porté en ce moment au danger possible de consommer des OGM nous fait oublier un risque encore plus lourd: celui de la recombinaison spontanée, en pleine nature, de ces organismes avec les autres plantes. Ces hybridations aléatoires peuvent déséquilibrer désastreusement notre écosystème. Elles peuvent inhiber la capacité reproductrice de certains végétaux, engendrant l’extinction de certaines espèces, et conférer à d’autres jusque là inoffensifs une immunité qui les transforme en envahisseurs redoutables. Il ne s’agit donc pas seulement de ce que nous voulons ou non avoir dans notre assiette. Il s’agit de la gestion du vivant là où nous vivons, et même de la gestion de l’autosuffisance alimentaire dont on va voir dans les mois et les années à venir qu’elle n’est pas une stratégie moyenâgeuse.
Regardons maintenant au delà des limites de la basse-cour.
- Dans un objet de consommation ne comptent pas seulement ses qualités intrinsèques mais aussi le processus qui a permis de le produire et, au delà encore, le système social que sa production engendre et développe. Un fruit ou un légume ne saurait me satisfaire parce qu’il est «bio» si, à côté de cette caractéristique, il est fondé sur une monoculture, des emplois mal rétribués et de longs transports routiers. Un smartphone n’est pas qu’un objet intelligent, ce sont les conditions de travail de ceux qui le fabriquent, les ressources que l’on épuise, la répartition de la valeur ajoutée entre les parties prenantes, le mode de vie qui en résulte pour l’utilisateur. S’agissant des OGM, il convient de prendre en compte le business model - pardon: le modèle économique - dont ils sont le levier, et le monde qu’il engendre. L’arsenal des brevets qui les caparaçonne et la stérilité dès la première récolte conduisent à l’asservissement de ceux qui les utilisent et à l’appropriation par des intérêts privés de l’autonomie alimentaire de l’humanité. A travers la solution technique, c’est non seulement la richesse mais le pouvoir qui sont impitoyablement drainés pour remonter entre les mains des promoteurs de ladite solution.
- Ceci me conduit à mon cinquième point, le plus important selon moi. Le débat technique est un enfermement. En ce qui concerne la nocivité des OGM, il escamote un niveau essentiel: le choix du monde et de la société dans lesquels nous voulons vivre. Il nous conduit à oublier que c’est au politique d’encadrer le commerce et non au commerce d’encadrer le politique. Choisir ce qu’elle mange ou ne mange pas, ce qu’elle accepte ou non sur son territoire, relève du droit imprescriptible d’une communauté. Elle n’a même pas à s’en justifier, il lui revient seulement d’en assumer les conséquences. S’il n’y a pas consensus, les règles publiques doivent protéger les préférences de chacun, en l’occurrence en obligeant à l’étiquetage et à la traçabilité des produits contestés et en permettant les conditions nécessaires aux cultures alternatives.
En résumé, le renard n’a pas sa place dans le poulailler même s’il nous explique toutes les précautions qu’il prendra pour ne pas effrayer la volaille.
14:06 | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : ogm, séralini, monsanto, bio, biodiversité
22/10/2012
Mise en ligne en accès libre de Commencements 2
Le n° 4 de Commencements est sur le métier pour une sortie avant Noël. Il prolongera le thème amorcé par le n° 3: Résiliences et énergies.
Le n° 2 - Libérer la vie - étant presque épuisé, nous le mettons en ligne dès maintenant en accès libre afin que son contenu continue de profiter à tous ceux que cela peut intéresser :
http://co-evolutionproject.org/wp-content/uploads/2011/10...
En voici le sommaire:
Andreu Solé La comédie du bonheur
René Duringer « Free lifers »
Deborah Frieze L’avenir sans attendre
Yeu Grains de sel sur une île
Laure Waridel L’insoutenable illusion de notre impuissance
Antonin Léonard Les technologies et la société du partage
Caroline Gervais Entreprises : The Natural Step, un accélérateur de durabilité
Marc Tirel La puissance inquiétante de l’école mutuelle
Sylvie Pouilly Ralentir, c’est résister
CL Claridge Australie : http://www.slowmovement.com/
« Demain, la vie » A la recherche de soi : expérience d’une mise en abyme
Dr Cyrille Cahen Revenir au désir essentiel
Accès libre à Commencements 2: http://co-evolutionproject.org/wp-content/uploads/2011/10...
Pour ceux qui, comme moi, aiment bien le support du papier quelques exemplaires sont encore disponibles. Envoyez-moi un mot à cette adresse: thygr@wanadoo.fr
14:40 | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : andreu sole, laure waridel, deborah frieze, rené duringer, yeu, cyrille cahen, cl claridge, sylvie pouilly, caroline gervais, antonin léonard, marc tirel