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05/07/2014

De quelques sournoiseries

 

 

Un nouveau mot est en train de faire florès qui va dispenser de réfléchir: europhobe. Littéralement, un europhobe est quelqu’un qui a la phobie de l’Europe. Qu’est-ce qu’une phobie ? Une crainte, une répulsion de nature pathologique. Nous avons par exemple l’arachnophobie: la peur des araignées, l’herpétophobie: la peur des serpents, ou l’acrophobie: la peur des hauteurs. Les "europhobes" seraient donc des gens qui éprouvent une peur, une répulsion maladive à l’égard de l’Europe. Vous voyez la torsion que, sournoisement, ce néologisme impose à la réalité ? Les citoyens dont il est question - et dont je fais partie - s’élèvent contre la gouvernance actuelle de l’Europe, qui est tout sauf démocratique et centrée sur l’intérêt de notre continent. Cela ne veut aucunement dire qu’ils sont allergiques à toute forme d’Europe. Mais ce mot « europhobe » devient une étiquette signalant que l’on a affaire à un groupe de maniaques, à des caractériels. Leurs propos ne sont donc que des cris inarticulés qui ne reflètent aucune pensée. On ne converse pas avec de tels dingues. Encore un peu et le terme deviendra une injure, car l’usage que l’on fait en ce moment du suffixe « phobe » tend à remplacer la notion de peur par celle de haine. Au final, nous voilà avec des gens plus ou moins dérangés et, de surcroît, haineux.

 

L’étiquetage est une tactique pour dévaloriser l’opinion ou les propos de quelqu’un et, surtout, lui refuser tout approfondissement. C’est de l’ordre du « Circulez, il n’y a rien à voir ». Je me souviens d’avoir participé, il y a bien longtemps, à un panel d’usagers de la RATP. A un moment, j’ai cru utile d’évoquer le paradoxe que je venais de vivre. Alors qu’on parlait d’encourager le recours aux transports en commun, je fis remarquer que le parking adjacent à ma gare de banlieue, jusque là gratuit, était devenu payant. Alors, tant qu’à faire d’avoir pris la voiture, c’était un encouragement à rester au volant plutôt qu’à dépenser un peu plus pour prendre le RER. Le commentaire de l’animatrice est tombé comme le couteau de la guillotine: « Ah! mais, vous, vous êtes un usager multimodal! » OK, je sors.

 

Autre procédé manipulatoire: l’alternative réductrice. Elle consiste à vous enfermer entre le « pour » et le « contre », l'un des deux représentant évidemment une position haïssable. Vous êtes pour ou contre le progrès ? Vous êtes pour ou contre l’euthanasie ? Vous êtes pour ou contre le « bio » ? Vous êtes pour ou contre les juifs ? Vous êtes pour ou contre les gays ? Aucun espace pour clarifier les mille contenus du mot « progrès », les craintes que vous ressentez à l’idée de confier à une procédure le soin de régler les conditions de l’euthanasie, la définition sur laquelle il faudrait se mettre d’accord pour savoir de quoi on parle quand on parle de « bio », les perspectives de cruautés sans fin du conflit israelo-palestinien, ou encore ce que vous trouvez de perturbant dans l’idée de la GPA. Tout se ramène à: « Vous êtes pour ou contre nous ». Le débat est interdit et vous avez le choix d’être un mouton ou un salaud. C’est proprement totalitaire.  

 

Un autre artifice consiste à associer à un texte une image qui en modifie le sens. Hier ou avant-hier, j’ai vu un article dont le titre évoquait l’augmentation des violences familiales. Celui-ci était accompagné d’une illustration représentant un homme adulte, de dos, le poing serré, et devant lui, effondré contre un mur, un adolescent effrayé. Que vous suggère cet assemblage ? Que la violence familiale est physique et le fait des hommes. Ce qui va conforter une représentation courante. Or, que trouve-t-on dans les premières lignes de l’article ? Que les violences familiales les plus répandues sont d’ordre psychologique et majoritairement le fait des mères. En l’occurrence, l’intérêt de l’article, qui était d’évoquer un phénomène beaucoup moins spectaculaire que la violence physique, passe à la trappe. Sachant que bien des gens se contentent d’une lecture des titres et d’un coup d’oeil à l’image, je vous laisse à imaginer l’opinion et l’ignorance que ce biais a continué de favoriser.    

 

La ringardisation est aussi une pratique très appréciée des manipulateurs. Les promoteurs de l’hyper-concurrence en ont usé et et abusé en jouant sur les archétypes du dur et du mou. Vous savez, ces trucs dans le genre: « Vous êtes des mecs ? Des vrais mecs ? » Et le choeur des mâles de brailler d’une seule voix testostéroniquée: « Oui chef! » Lors d’une réunion « incentive » organisée par une entreprise américaine dans notre pays, on présenta une typologie des caractères. Selon celle-ci, les humains se répartissaient entre quatre catégories. Dans deux d’entre elles, on trouvait les personnes optimistes et naturellement tournées vers l’action. Dans les  deux autres, on avait celles qui versaient dans la réflexion et, allez savoir pourquoi! la mélancolie. Bien entendu, en bon cowboys, on brocarda ces dernières. En résumé: si vous n’êtes pas sanguin, extraverti ou je ne sais plus quoi, vous êtes nul, la Terre promise n’est pas pour vous. Indépendamment de l’inanité de cette caricature, le problème sous le problème est qu’elle sert à fabriquer de petits soldats pour qui réfléchir est le péché suprême et que l’on peut ainsi mener par le bout du nez. « Vous êtes des mecs ? Des vrais ? - Oui, chef! » Et de courir n'importe où! Dans ce même ordre de la ringardisation de ce qu'on veut tuer, je me souviens d’une improvisation théâtrale qu’on avait fait faire aux cadres d’une entreprise qui venait d’être rachetée. Il s’agissait d’imaginer et de jouer une saynète qui ridiculiserait les pratiques qui avaient été les leurs jusque là - donc, leurs références, leur histoire et d’une certaine manière leur identité - pour mettre en valeur celles qu’apportait le vainqueur.

 

Le discours du dur et du mou permet de s’attaquer à tout ce qui constitue un frein à la violence économique que l'on présente comme un tournoi offert aux seuls preux chevaliers qui en ont une paire sous la cotte de maille. Dans le viseur, on a évidemment ces béquilles pour handicapés, ces fanfreluches de gonzesse que sont les amortisseur sociaux. Vous imaginez Chuck Norris ou Arnold Schwarzenegger cotiser à la sécu de la magna turba ou émarger aux allocs avant de chevaucher vers OK Corral ? Davantage que les démonstrations économiques, ces railleries sur fond de mythes simplistes ont miné dans l’esprit d’un certain nombre d’entre nous les ambitions du Conseil National de la Résistance et les acquis dont Ken Loach nous a très opportunément rappelé l’histoire en Grande-Bretagne(1). Elles ont fait oublier que les combats les plus valeureux ne sont pas ceux des courtisans crédules et fascinés qu’aveuglent les promesses du Système. Plus grave, elles nous ont fait oublier qu’il faut nous méfier de notre naïveté. Regardez où en sont nos amis américains: si l’on écarte les mensonges statistiques, il faut être soi-même drogué pour ne pas voir que le discours de l’individualisme héroïque, de la grande loterie des places au soleil ouverte à tous est l’opium de ce peuple et ce dont il agonise aujourd’hui. Pour un qui tirera son épingle du jeu, pour une exception qui confirmera de temps en temps la règle, combien de millions vivotent maintenant autour du seuil de pauvreté ? 

 

Une des sournoiseries les plus efficaces du Système est de nous suggérer le mythe de la réussite qui lui permettra d’avoir barre sur nous. Je me souviens du pathétique Gérard Jugnot(2), avant un entretien d’embauche, qui se répète devant le miroir des toilettes: « I am a killer! I am a killer! Je suis un tueur! » Même si vous n’avez pas vu le film, vous imaginez la suite. Pour rester dans le domaine du cinéma, une excellente mise en scène de cette manipulation est proposée par le film de Pierre Granier-Deferre: « Une étrange affaire » (1981). Michel Piccoli y incarne tout le charme cynique de ce que j’appelle le Système et dont le naïf Gérard Lanvin sera la victime. Souvenons-nous que, pour glorifier le courage des gladiateurs, l'empereur reste néanmoins dans les tribunes.

 

(1) L’esprit des 45, film (2013).

 

(2) Une époque formidable (1991). 

23/10/2012

La volaille, les graines et le renard

 

 

J’ai le vague souvenir d’une expérience que l’on s’amusait à faire au poulailler quand j’étais gamin. D’une main, on saisissait la tête d’une poule pour l’abaisser brusquement bec vers le sol où, de l’autre, l’on traçait tout aussi vivement un trait. La volaille restait là un moment, tétanisée, hypnotisée. Cela faisait rire et nous donnait un futile sentiment de supériorité. Pourtant, nos cerveaux d’hommes modernes manifestent quotidiennement les mêmes faiblesses que celui du volatile. Le débat autour de l’étude du professeur Séralini sur la nocivité des OGM, avec les réactions de certaines institutions, nous en donne un exemple récent. Nous voilà rendus à compter les rats! Et si nous relevions le bec pour voir l’ensemble de la basse-cour et, si possible, au delà de son grillage ?

 

  1. Il y a un présupposé que l’on oublie derrière la réglementation actuelle des OGM, c’est qu’au départ les plantes génétiquement modifiées ont été présumées "équivalentes en substance» à leurs homologues non transgéniques. Ceci explique la légèreté et le secret des expériences scientifiques conduites par les industriels avant leur mise en marché et le faible degré d’exigence des institutions de surveillance. Or, ce présupposé n’est rien d’autre qu’une croyance fondée sur une représentation réductrice du végétal. Il n’a rien de scientifique. 

 

  1. Que les études en question concluent à l’innocuité ou à la nocivité des organismes testés du point de vue de leur consommation, elles se limitent au registre des causalités directes à court terme. Or, si l’humanité se met à consommer des OGM, ce ne sera pas sur la durée de vie d’un individu mais sur les milliers de générations à venir. Au delà des effets cumulatifs et génétiques du temps long, cette consommation ne se fera pas dans le vide artificiel d’un laboratoire. Elle se combinera à la consommation d’autres substances naturelles ou artificielles que l’espèce ingèrera au cours des siècles. Nous avons là des interactions multiplicatrices d’imprévus.   

 

  1. Tout l’intérêt porté en ce moment au danger possible de consommer des OGM nous fait oublier un risque encore plus lourd: celui de la recombinaison spontanée, en pleine nature, de ces organismes avec les autres plantes. Ces hybridations aléatoires peuvent déséquilibrer désastreusement notre écosystème. Elles peuvent inhiber la capacité reproductrice de certains végétaux, engendrant l’extinction de certaines espèces, et conférer à d’autres jusque là inoffensifs une immunité qui les transforme en envahisseurs redoutables. Il ne s’agit donc pas seulement de ce que nous voulons ou non avoir dans notre assiette. Il s’agit de la gestion du vivant là où nous vivons, et même de la gestion de l’autosuffisance alimentaire dont on va voir dans les mois et les années à venir qu’elle n’est pas une stratégie moyenâgeuse.  

 

Regardons maintenant au delà des limites de la basse-cour.

 

  1. Dans un objet de consommation ne comptent pas seulement ses qualités intrinsèques mais aussi le processus qui a permis de le produire et, au delà encore, le système social que sa production engendre et développe. Un fruit ou un légume ne saurait me satisfaire parce qu’il est «bio» si, à côté de cette caractéristique, il est fondé sur une monoculture, des emplois mal rétribués et de longs transports routiers. Un smartphone n’est pas qu’un objet intelligent, ce sont les conditions de travail de ceux qui le fabriquent, les ressources que l’on épuise, la répartition de la valeur ajoutée entre les parties prenantes, le mode de vie qui en résulte pour l’utilisateur. S’agissant des OGM, il convient de prendre en compte le business model - pardon: le modèle économique - dont ils sont le levier, et le monde qu’il engendre. L’arsenal des brevets qui les caparaçonne et la stérilité dès la première récolte conduisent à l’asservissement de ceux qui les utilisent et à l’appropriation par des intérêts privés de l’autonomie alimentaire de l’humanité. A travers la solution technique, c’est non seulement la richesse mais le pouvoir qui sont impitoyablement drainés pour remonter entre les mains des promoteurs de ladite solution.  

 

  1. Ceci me conduit à mon cinquième point, le plus important selon moi. Le débat technique est un enfermement. En ce qui concerne la nocivité des OGM, il escamote un niveau essentiel: le choix du monde et de la société dans lesquels nous voulons vivre. Il nous conduit à oublier que c’est au politique d’encadrer le commerce et non au commerce d’encadrer le politique. Choisir ce qu’elle mange ou ne mange pas, ce qu’elle accepte ou non sur son territoire, relève du droit imprescriptible d’une communauté. Elle n’a même pas à s’en justifier, il lui revient seulement d’en assumer les conséquences. S’il n’y a pas consensus, les règles publiques doivent protéger les préférences de chacun, en l’occurrence en obligeant à l’étiquetage et à la traçabilité des produits contestés et en permettant les conditions nécessaires aux cultures alternatives.  

 

En résumé, le renard n’a pas sa place dans le poulailler même s’il nous explique toutes les précautions qu’il prendra pour ne pas effrayer la volaille.

01/02/2009

La politique du figuier

Le philosophe Alain avait relevé dans l’Evangile un passage apparemment incohérent. Jésus a faim. Il va pour cueillir des figues, mais l’arbre n’en porte pas. Or, est-il alors précisé dans l’une des versions du récit, « ce n’était pas la saison des figues ». Le Juste, malgré cette raison des plus légitimes, flétrit l’innocent prunier.

Alain y voyait la condamnation de cet abri que procurent à l’irresponsabilité, à l’injustice et à la veulerie les lois, les règlements, les jugements et autres procédures. « Ah ! vous crevez de faim ? Désolé, je ne suis pas payé pour cela, ce n'est pas la saison, allez voir ailleurs ou repassez plus tard ! » Lors de l’hiver 53, où s’est levé celui qu’on appellerait l’Abbé Pierre, des êtres humains mouraient de froid faute de logements, mais s’il y avait eu quelqu’un à condamner c’eût été justement celui qui avait l’indécence d’agoniser sur le pavé. Ces temps-là, d’ailleurs, sont peut-être en train de revenir.

Je pensais à cela après avoir lu la menace d’anéantissement qui pèse sur la ferme de Sainte-Marthe, à Millançay en Sologne, pionnière dans le domaine du bio depuis une trentaine d’années, et aujourd’hui saisie et mise en vente par un géant de l’agro-industrie. Bien sûr, ce n’est pas parce qu’on fait du bio qu’on échappe aux obligations communes et qu’on ne doit pas payer ses dettes ou remplir ses engagements. Mais c’est justement là qu’on retrouve peut-être, au casting de cette sinistre affaire, cet innocent figuier qui ne donne pas de fruit en dehors de la saison et qui bénéficie d'un non-lieu permanent.

Si j’ai bien compris l’affaire, la Ferme de Sainte-Marthe avait initialement passé des accords, dans le cadre d’un programme européen, avec un partenaire qui, au terme d'une succession d’absorptions dignes de l’ultra-capitalisme américain, a finalement laissé la ferme sans interlocuteur, empêchant l’accomplissement du programme. Du coup, les subventions versées doivent être remboursée et, pour ce faire, le dernier avatar du partenaire initial, qui s'appelle aujourd'hui Ligea-Agralys, fait porter le chapeau à la ferme Sainte-Marthe et en ordonne la mise en vente. Les tribunaux lui emboitent le pas. Rassurez-vous, tout est légal. Les magistrats ont régulièrement étudié le dossier et statué en fonction des contrats et du droit et ne voyez dans ce commentaire aucune ironie.

Mais, bref, les figuiers ont donné ce qu’ils pouvaient donner en fonction de la saison.

Ce ne sont pas les figuiers - les règlements et les contrôles, les uns et les autres pourtant drastiques - qui nous ont épargné la gigantesque évaporation monétaire de ces derniers mois. C’est, pour la plupart, en toute légalité que quelques personnages déjà bourrés de fric jusqu’à la gueule, ont rempli leurs chaloupes avant de quitter le navire, tandis que, du fait de leurs manœuvres, l’économie réelle est au bord de l’effondrement et que la pauvreté s’étend dans les pays qu’on dit encore développés (jetez un coup d’œil au sommaire de Courrier International si vous en doutez).

Pour l’heure, le propriétaire de la Ferme Sainte-Marthe, Philippe Desbrosses - docteur en environnement, co-créateur du logo AB, expert auprès du Ministère de l’Agriculture, de la CEE et du Parlement européen – invite ses amis à un piquenique de soutien le 2 février à midi, à la ferme. Le chant du cygne - d'un cygne assassiné ? Espérons que non.

Mais vous êtes libres d’être un figuier. La loi ne s’y oppose pas.

http://www.fermedesaintemarthe.com/

PS : la France manque de culture bio. Pour faire face à la demande, nous sommes contraints d’importer, ce qui contribue à la production de CO2…