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26/04/2020

Je m’appelle Cillien

 

Utopie joyeuse

 

 

 

Je m’appelle Cillien. J’ai trente ans. Je suis venu au monde l’année de la « Grande Démassification ». J’ai vu émerger le Monde Nouveau. J’en suis un des ouvriers. 

 

C’est l’Avril, ma saison préférée. En ce moment de ma vie, je suis sur une île. Petite, escarpée, les frondaisons fleuries qui la recouvrent en sont comme la chevelure odorante. Des torrents cascadent vers les trois ports miniatures aux barques colorées, où se regroupe l’essentiel d’une modeste population. Devant les petites maisons de pierre ocre, tout près de l’eau, il y a des tonnelles et des treilles à travers lesquelles le soleil joue à faire et défaire, sur les murs et le sol, des dentelles d’ombre et de lumière. Il y a des cris d’enfants auxquels répondent ceux des mouettes, mon oiseau préféré. Le marteau d’un tonnelier retentit quelque part. 

 

Comme tous les matins, depuis que je me suis installé ici, j’ai gravi l’une des collines jusqu’à l’à pic qui domine les vagues. J’ai contemplé l’élévation du soleil à l’horizon, me suis offert à ses rayons naissants. J’ai inhalé profondément l’odeur de l’océan. J’ai laissé sa rumeur m’envahir. Je me suis pénétré de mon appartenance à cet univers où tout est relié. 

 

Pour cette période de ma vie, j’ai choisi d’être nomade, ou transhumant, comme vous voudrez. Je fais chanter les rêves, les nouveaux rêves d’un nouvel âge. Je suis le compagnon fugace des âmes collectives qui se reconstruisent, certains diraient leur médecin, disons plutôt: leur accoucheur. Ce sont les rêves partagés qui mènent le monde des hommes. Mauvais, ils en font un cauchemar. Solitaires, ils s’évanouissent comme l’oued dans le désert. 

 

Je passe quelques mois ici, quelques autres ailleurs. Je me ressource de nouveautés: nouveaux visages, nouvelles voix, nouveaux paysages, nouvelles fragrances… J’irai ainsi, de lieu en lieu, de communauté en communauté, jusqu’à avoir en moi, indéracinable, la conscience de l’infinie diversité humaine, antidote de tout projet stérile. J’irai ainsi, de rêve en rêve, apprenant de chaque lieu exploré, de chaque visage rencontré, de chaque voix écoutée, quelque nouvelle facette de moi-même. Tel est mon chemin - d’enseignement et d’apprentissage tout à la fois. 

 

Un jour, sans doute, je m’établirai. Quand, préparé par mon cheminement, je saurai reconnaître le lieu qui est le mien, ceux avec qui poursuivre ma vie. 

 

Un soir que j’ai bien marché, j’arrive dans un village. Je hume les odeurs, laisse les couleurs imprégner mes yeux ; je flâne, amusé par la curiosité que je suscite. Puis, je m’assieds sur une petite place, près de la fontaine. A travers le chant de l’eau, j’écoute les voix et, à travers, elle, le rythme des coeur qui vivent là. Puis, doucement, comme pour moi-même, je me mets à chanter. Les gens tendent l’oreille, s’approchent. Bientôt, le dialogue commencera.

 

Je chante mes rêves. Celui, du matin, qui m’a conduit jusqu’ici - ou l’autre, le Grand qui guide mes pas sur la longue distance de ma vie. Il est bien rare qu’une famille ne m’offre alors le gîte et le couvert et, à l’heure où la paupière des enfants s’alourdit, les adultes me parlent. De leurs rêves.

 

Depuis la Grande Démassification, l’âme des hommes a connu le vertige du convalescent à qui on retire ses béquilles, du drogué que l’on sèvre. En même temps que les grands conglomérats se sont dissous les mythes extérieurs. Soudain, l’humanité s’est retrouvée avec le cou fragile de celui à qui ont retiré sa minerve, avec une tête d’autant plus lourde que, subitement, vidée. Aujourd’hui, si nous ne voulons pas sombrer à nouveau dans les errements du passé, il nous faut apprendre à vivre avec la vacuité surprenante de la liberté reconquise, l’inquiétude étrange de la paix, la beauté du monde. 

 

C’est de l’intérieur de nous-mêmes, désormais, nous l’avons compris, qu’il faut extraire les richesses. Et le rêve est le parfum, le toucher - le repère - de cette nouvelle aventure. 

 

Non, je ne suis pas un prêtre. Tout juste un témoin. Et non celui d’une vérité: celui d’une expérience. Chacun a sa voix, chacun a son âme. Il n’y a pas de message à répandre, seulement des récits sincères à dire et, si l’on peut, à partager.

 

Le chant qui porte le récit est l’une de ces expériences. Il l’est pour celui qui chante car son chant est comme la main dont il façonne patiemment, jour après jour, délicatement, son âme. Et, s’il est bien accordé, il touche l’âme de l’autre et lui révèle des cordes qui, en lui, attendaient de vibrer. Ainsi l’autre se découvre-t-il plus riche qu’il ne croyait l’être. Ainsi, peut-il penser que l’infini est en lui. 

 

J’apprends ainsi aux gens qui me reçoivent à dire leurs rêves et à les chanter. Je leur apprends à communier par cette double intériorité de la voix et du rêve. De proche en proche, de jour en jour, leur cercle s’élargit autour de moi et j’entends se construire leur âme collective, je la guide vers l’harmonie, veillant qu’aucun chant ne soit exclu, que tous les invités participent à la noce. Puis, je m’en vais. Car il ne serait point bon que l’accoucheur élève l’enfant qu’il a aidé à venir au monde.   

 

24/04/2020

Veni, vidi, vixi

 

 

Brève dystopie

 

J’ai eu quatre-vingt douze ans aujourd’hui.

 

Quand on est jeune, il est rare que l’on ait peur de la mort. On se croit indestructible. Un jour, les premières traites arrivent à l’encaissement - les essoufflements, l’hypertension, le diabète, l’arthrose, les palpitations, et parfois pire. Avec elles apparaît la pression médicale - « Faut vous surveiller ! » - qui va porter les caractères comme le mien à l’hypocondrie. On sait alors qu’un jour où l’autre, même en prenant un soin obsessionnel des dernières pièces jaunes, on se retrouvera en cessation de paiement et que l’on devra mettre la clef sous la porte.

 

J’aurais pu hériter la sérénité de ma tante qui, à soixante-dix ans, revenant de chez sa doctoresse qui lui avait une fois de plus cherché noise sur sa consommation de beurre, s’était exclamée: « J’en ai assez de cette bonne femme! Je n’y reviendrai plus! » Elle avait tenu parole. Sans médicaments, sans prises de sang, sans examens périodiques et sans régimes, elle a atteint les cent ans avec une bonhomie inaltérable. Un autre monde que celui d’aujourd’hui où un tel comportement est à la fois inconcevable et impossible. De toute façon, je n’ai pas eu cette impavidité tranquille. J’ai passé le début de ma vieillesse à avoir peur de la mort. Mais c’en est fini. Je suis prêt à partir. Même, malgré ceux qui me restent et que j’aime de tout mon coeur, j’y aspire.

 

Quand j’étais jeune, la mort, pour moi, était plutôt de l’ordre d’une frustration. Elle signifiait que je ne verrais pas ce que j’appelais « la fin de la pièce ». Autrement dit: je n’assisterais pas à l’achèvement de l’humanité. Ce que je mettais derrière ces mots était une sorte de montée vers un épanouissement fabuleux, quelque chose de l’ordre d’un rêve teilhardien. En français, le mot achèvement a deux sens. J’ai bien assisté à un achèvement. Dans les décennies qui suivirent mes jeunes années, le déroulement de la pièce s’éloigna du scénario que j’avais rêvé. J’ai alors fait partie de ceux qui croyaient pouvoir quitter ce monde en ayant été un valeureux ouvrier de la Terre, en ayant un peu - rien qu’un peu - réorienté la course de l’humanité vers un peu moins de jouissance et un peu plus de vie. Ce « rien qu’un peu », nous ne l’avons pas atteint. Pis que cela, ce sont nos valeurs mêmes, celles qui inspiraient notre élan, notre idéal, notre foi, qui se sont vu dénier tout sens, qui ont été foulées au pied, englouties. « On ne détruit bien que ce que l’on remplace » disait Napoléon Ier. Nous avons été remplacés jusque dans notre âme.

 

La dernière génération d’humains apparue sur cette planète, qui n’a rien connu d’autre, trouve son bonheur dans ce monde. Pour elle, celui-ci est normal. Il est même rassurant et confortable. Mes arrières-petits-enfants ne comprendraient pas pourquoi je les plains. Mais, puisqu’il en est ainsi, pourquoi faudrait-il leur souhaiter d’en souffrir ? Ils regardent les drones avec une sorte de sympathie. Il leur est naturel d’être tatoués, pucés, filmés, localisés. Il leur est naturel d’être vaccinés jusqu’aux yeux tous les ans, en permanence surveillés et médicamentés. Il leur est naturel d’être périodiquement reclus, que l’on sache à tout moment où ils sont, ce qu’ils font, quels sont leurs paramètres vitaux et, le cas échéant, d’être rappelés au centre de santé - ou au commissariat. « Nous sommes comme les cellules d’un immense corps » disent-ils. « Le grand corps sera sain si chaque cellule est saine. »

 

C’est qu’il leur est tout aussi naturel d’avaler le grand récit qui leur donne, sans effort à faire, les pensées et les comportements attendus.

 

Attendus par qui ? Par les vainqueurs.

 

C’est une banalité de dire que ce sont eux qui écrivent l’histoire. Celle que l’on enseigne aujourd’hui dans les écoles raconte qu’une « conspiration d’Eclairés » a sauvé le Titanic. Une humanité égarée, pour ne pas dire pécheresse, conduisait la planète au naufrage. Le destin de la Terre au sein de l’Univers avait été détourné par les appétits stupides d’êtres inférieurs, sans conscience, à qui l’idéologie démocratique avait donné des prétentions excessives et un pouvoir qui ne l’était pas moins. Le cinéma holographique reprend à l’envi ce thème. Les films de mon adolescence, Zardoz, Soleil vert ou encore, plus tard, des romans comme Globalia ou Le Rhyzome, dénonçaient le « Système ». Les scénarios de la production médiatique actuelle racontent tout l’inverse. Dans le story telling contemporain, le « Système » dont nos fictions accusaient la menace est devenu le sauveur. Il l’a fait, enseigne ce nouveau mythe fondateur, contre nous, contre notre aveuglement, contre nos résistances égoïstes. Parmi les documentaires qui subsistent de l’époque, on voit passer et repasser Greta Thurnberg apostrophant les peuples. Si les dirigeants d’alors se montraient timorés dans leurs décisions, c’est qu’ils avaient peur des réactions de la masse.

 

Il est vrai que l’humanité, telle qu’alors elle vivait ou aspirait à vivre, était devenue un danger pour la vie et ne semblait pas près de se réformer. Alors, le fait de gérer des entreprises et des flux monétaires à l’échelle du globe, le pouvoir qu’apporte la fortune, la réussite qu’elle manifeste, l’idée d’appartenir à une élite que tout cela confère, engendra une sorte de club qui, se désignant lui-même du qualificatif d’ « Eclairé », décida de prendre en main les destinées de la planète. Les spin doctors et les lobbyistes que les Eclairés utilisaient pour développer leurs affaires avaient des outils efficaces pour manipuler la magna turba et ses dirigeants. Mais le temps pressait et il apparaissait nécessaire que quelque chose se produisît afin que les peuples se précipitent enfin vers la Transition. Et sans doute aussi pour y entraîner quelques attentistes que comptaient les Eclairés. La Providence, qui a le sens du scénario, y pourvut. Les Eclairés surent mettre à profit l’évènement que nous avons tous en mémoire, qui leur offrit sur un plateau les fondations de leur projet. Cependant, ils se gardent bien de rappeler ce dont, du fait de ma longévité, je suis un des derniers à me souvenir: qu’avant de jouer les pompiers, ils ont été les pyromanes. Ils se gardent bien de dire qu’ils ont accumulé les richesses et le pouvoir qu’elles donnent jusqu’à l’extrême limite, jusqu’à toucher l’iceberg. Et ce que nous étions devenus, qu’ils nous reprochent aujourd’hui, n’était que le résultat des conditionnements qu’ils avaient installés durant des décennies afin que nous répondions à leur insatiable avidité de croissance.

 

J’ai compris tardivement l’irrationalité de certains de mes amis d’alors. Nous nous étions reconnus par nos prises de position humanistes face à la montée des menaces que représentaient la technologisation de la société et la marchandisation de l’humain. Mais, soudain, dans leur discours, apparaissaient des éléments erratiques. Ils soutenaient les mêmes dénégations ou les mêmes mensonges que des gens fort éloignés d’eux par les idées. J’avais d’abord suspecté ces exceptions à la cohérence qui trahissent des intérêts financiers cachés. Ce soupçon grossier, malheureusement, se vérifie plus souvent qu’on ne l’imagine. En réalité, de prés ou de loin, ils avaient rejoint la conspiration des Eclairés. Etait-ce une adhésion du coeur ou de l’esprit ? Une allégeance ? Une forme de romantisme ? L’aspiration à faire partie de l’élite qui écrit l’histoire ou la peur de ne pas en être ? Le désir, une fois le Basculement effectué, d’être nourri et logé à la cour des nouveaux princes ?

 

J’ai fait partie de ceux, accusés alors de « complotisme », qui ont suspecté une intention commune derrière des faits en apparence étrangers les uns aux autres. J’ai vu l’investissement de quelques postes-clés par des gens que rien ne rapprochait si ce n’était qu'ils appartenaient à des structures semblablement tentaculaires. J’avais lu Bernays, Chomski et quelques autres, et, pour travaux pratiques, j’avais notamment traqué la manipulation qui, à partir de l’après-guerre, conduisit la mentalité française du cocorico au rejet de soi et in fine à la dépression identitaire. En rassemblant les pièces du puzzle, j’eus l’intuition de l’idéologie nourrie par les Eclairés, une sorte de cité de Dieu sans Dieu, dont ils occupaient le sommet de la pyramide, assurant au nom de la supériorité que validait leur réussite matérielle la surveillance des masses humaines. J’ai repéré les vaticinations de quelques-uns des prophètes qu’ils s’étaient attachés. A vrai dire, il y avait ici et là des relents de secte et, toute organisation ayant besoin de rites et de cérémonies, si j’avais été un journaliste d’investigation, je n’aurais pas été étonné de découvrir quelques étonnantes grands messes dérobées à la vue du public. Quant à la vision que les Eclairés se faisaient de l’économie, elle était simplissime : La Terre mourra si l’humanité généralise le niveau de vie du terrien moyen d’aujourd’hui, alors qu'une poignée de dirigeants mondiaux, quels que fussent le luxe et les plaisirs qu’ils s’accorderaient en raison de leur mérite, ne pèseront rien. La suite est nous nos yeux.

 

Sans doute, quant au moment du Basculement, ne furent-ils pas unanimes, tout Eclairés qu’ils fussent, car il y eut des incohérences criantes dans le déroulement du plan. Certains, avant de tourner cette page lucrative, voulaient ramasser encore un peu plus de richesse et de pouvoir, s’approprier un arpent supplémentaire de territoire. D’autres, au contraire, craignaient que l’humanité, assommée par l’épreuve, si l’on attendait trop, se réveillât et reprît son infâme pouvoir. Quels que furent les soubresauts que connut, avant de se mettre en place, leur projet planétaire, le parc humain est aujourd’hui organisé. De mon point de vue, il combine la serre de légumes transgéniques, le parc de loisirs et une organisation sociale de type aztèque.

 

A quatre-vingt douze ans, je ne suis plus que l’un des rares survivants des espoirs d’avant. Ce que je pourrais dire ne rencontrera que la censure ou la dérision. Les jeunes d’aujourd’hui posent sur les vieux comme moi un regard mitigé. On nous tolère parce que nous nous efforçons d’être humbles et utiles, mais, dans la mémoire artificielle construite par le Système, nous avons été et resterons les Opposants au Progrès, les collaborateurs du Mal.

 

Peut-être les Eclairés ont-ils raison. Peut-être leur choix était-il le seul vraiment réaliste. Peut-être la planète ne peut-elle être préservée que grâce à cet encadrement rigoureux, à cette artificialisation générale. Peut-être l’humain ne peut-il croître que grâce aux technologies qu’on lui ajoute, et qu’avoir misé sur une évolution de type intérieur, spirituelle, était illusoire.

 

Je voudrais encore croire que non. A quoi bon être un roseau pensant ? A quoi bon être doté d’une conscience ? Mais à quoi bon être le seul et le dernier à se poser ces questions ?

 


PS: le titre est un emprunt au poème de Victor Hugo: https://poesie.webnet.fr/lesgrandsclassiques/Poemes/victo...

 

20/04/2020

Le jour du déconfinement

Courte fiction

 


Je me suis réveillé avec une sorte de malaise. La veille au soir, nous avions fêté le déconfinement tant attendu. Avais-je abusé du champagne mis en réserve depuis longtemps pour ce moment ? Ma chambre, du premier étage, donne sur le jardin, à l’arrière de la maison. Cependant, de la rue, me parvenait une rumeur. J’ai mis un moment à la reconnaître: les voitures reprenaient possession de l’espace. Ce fut comme une déception. S’il y avait eu un bienfait dans le confinement, indépendamment de ses visées sanitaires, c’était bien le gommage des sons issus de notre civilisation mécanique. A la tondeuse près, que mon voisin promenait de temps en temps dans son jardin, nous n’avions eu à entendre, pendant des mois, que les oiseaux, la pluie, le vent et, quand celui-ci soufflait du bon côté, la mer lointaine, invisible. Je me rendis compte qu’au lieu de me précipiter dans la rue redevenue libre, j’avais une réticence à me lever, à commencer cette journée. Comme si je voulais savourer encore, sous les draps, ce confinement dont je n’avais cessé de me plaindre.

 

Un rêve de cette nuit me revient. Je sortais dans la rue. C’était un petit matin froid à la lumière pâle, presque grise. Il y avait d’autres personnes, que je ne connaissais pas. Tous, nous marchions vers le front de mer qui, depuis d’interminables mois, nous était interdit. Nous marchions comme des zombies, sans nous parler, le regard fixe. D’autres gens sortaient de leurs maisons et nous formions une sorte de marée clairsemée, silencieuse, absente. Soudain, toutes ces silhouettes se sont figées, puis, en courant, sans un cri, la foule s’est dispersée. Moi-même, je me suis enfui, avec comme l’angoisse d’une dissolution imminente au creux de l’estomac. Je me suis retrouvé chez moi, le dos contre la porte que je venais de refermer, une sorte de désespoir au coeur.

 

Je m’étais réveillé là-dessus avec encore dans le dos, entre les épaules, une sorte de peur.

 

Préparer le café, les tartines grillées, prendre les médocs… Je m’extirpe de mon lit. A la lumière qui filtre de l’extérieur je vais à la fenêtre et, en quelques tours de manivelle, je lève le volet roulant. En même temps qu’une lumière grise, entre plus net le bruit des véhicules eux aussi libérés. J’entends des bavardages: sur le trottoir passent des lycéens qui ont repris le chemin des cours. Etrangeté de ce retour de l’ancien familier. Lentement, je vais dans la bibliothèque pour lever l’autre volet. Il s’enroule en grinçant, à peu près aussi arthrosé que moi. La vue de mon jardin me rassérène un peu. Le seul lieu où, au sein de la réclusion générale, je respirais ma liberté. Mais, pour ce jour de notre libération, c’est gris. Pas de cette brume qui annonce une journée ensoleillée. Non, de la grisaille, pesante, aux nuances de plomb. Les fleurs mellifères que j’ai semées le long des carrés de légumes s’efforcent de mettre de la couleur ici et là, comme de valeureuses résistantes. Je leur fais un signe de la main et je murmure: « Merci à vous ! ».

 

Dans la cuisine, le chat n’est pas là à attendre impatiemment sa pitance matinale. Parti à sa recherche, je le retrouve assis devant la rue, en train d’observer le retour des véhicules.

 

Un moment plus tard, la pluie se met à tomber, drue. Son bruit recouvre tout.

 

J’ouvre grande la porte du jardin, je hume avec avidité l’exhalaison du mariage de l’eau du ciel avec la terre.

 

Je pense à Gene Kelly.

 

En robe de chambre, je m’avance sous l’averse, le visage et les bras tendus vers le ciel.

 

J’éclate de rire.