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01/09/2024

Affects

 

Avec la visite du Parc Oriental de Maulévrier, j’ai effleuré un sujet que je juge essentiel. Il s’agit de l’effet que nos oeuvres ont sur nous. En employant ici le mot « oeuvre », je lui donne un sens très large: ce peut être une oeuvre au sens artistique du terme, mais aussi des productions plus triviales comme une émission de télévision, un discours politique, ou encore une mode vestimentaire, un rapport au corps, un comportement, et jusqu’à notre langage et notre gestuelle. En résumé: tout ce que nous produisons. 

 

C’est une expérience complètement différente de passer une heure dans une église, une boîte de nuit, un centre commercial, sur un sentier de randonnée, devant un film, le nez sur un écran de smartphone, en tête-à-tête avec un livreUnknown-1.jpeg ou encore dans la compagnie de gens que l’on aime. Nous baignons en permanence dans nos productions et, de ces multiples expériences, nous ne sortons pas indemnes. Si j’en reste aux oeuvres au sens artistique, c’est aussi une expérience complètement différente de contempler le lever du soleil sur Norham Castle de Turner, le sapin de Noël en forme de plug anal de McCarthy, le tableau de Miriam Cahn qu’expose le Palais de Tokyo, la Cène de Léonard de Vinci ou celle de la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques. En simplifiant, les unes nous redressent, les autres nous abaissent. Notre énergie s’en ressent et il ne s’agit pas seulement de « tonus »: vers quoi se tournent notre esprit et notre coeur, qui peut mettre en nous une aspiration, un élan ? Le blog de mon ami Gérard Lebrun* m’a opportunément rappelé de lointaines lectures de L’Ethique de Spinoza, qui vont inspirer la suite de mon propos**.

 

Je connais quelques orthorexiques: il s’agit de personnes qui accordent à leur alimentation une attention que certains qualifieraient volontiers d’obsessionnelle. Vu de mes soixante-seize ans, il semble qu’entre autres choses les allergies alimentaires se sont multipliées et diversifiées au cours de ces dernières décennies. Dans cette perspective, le premier soin si l’on veut préserver son confort et surtout sa santé est d’identifier les substances qui sont en cause: le gluten, le lactose, les fruits de mer, les féculents, les pesticides, etc., et d’en éviter la consommation. Au delà des allergies à conjurer, il y a aussi un certain nombre de pathologies sur lesquelles le régime que nous suivons peut avoir un effet. A cette pratique de restrictions peut s’ajouter celle d’ingérer principalement des aliments qui nous apportent quelque chose de bénéfique: il ne s’agit pas seulement d’éviter les substances allergènes ou toxiques, il convient aussi de procurer à notre corps des nutriments de qualité. L’on sait que le régime moderne est nettement déséquilibré - par exemple, en raison d’un apport excessif de sucre - et que les légumes dont la croissance est forcée sur des sols surexploités se retrouvent appauvris. Donc, en simplifiant, en ce qui concerne l’alimentation de notre corps, il y a des choses à rejeter et d’autres au contraire à privilégier. 

 

Mais qu’en est-il de notre psychisme ? Quand, attendant à la caisse d’un supermarché, je regarde le contenu de certains caddies autour de moi, je ressens souvent la même chose que lorsque, en visite chez quelqu’un, je trouve le poste de télévision allumé qui continuera à diffuser BFMTV y compris pendant la conversation. Il semble que, de nos jours, quelques populations mises à part, il n’y a guère plus de sélectivité dans la manière de nourrir son corps que dans celle de nourrir son psychisme. Me vient à l’esprit l’exemple d’une réunion amicale où l’on évoquait joyeusement des voyages à organiser, jusqu’à ce que l’un d’entre nous, comme il était vingt heures, demande à voir les informations. « Quelques minutes seulement » plaida-t-il. On les lui accorda. Le résultat fut que les sujets présentés au journal télévisé squattèrent ensuite notre conversation qui, de gaie et entraînante, devint sérieuse, rabâcheuse et chargée d’animosité. Toute la frustration des Français à l’égard du personnel politique put s’étaler. Mais pour quel gain ? Nous passâmes d’affects heureux à des affects tristes, et du projet à la stérilité. Et pourquoi ? Pour avoir des informations dont nous pouvions nous passer, qui auraient pu attendre le lendemain. J’ai tenté de réintroduire d’autres sujets que les spéculations sur les prochaines élections, les agressions à l’arme blanche ou les guerres dont le monde est crucifié. Presque en vain: les passions tristes, semble-t-il, s’emparent plus facilement des esprits que les joyeuses. 

 

Il y a de cela des années, j’ai lu que la France serait l’un des pays du monde où il se prescrit le plus de psychotropes. Là-dessus, la « crise sanitaire » et les mesures gouvernementales en ont rajouté une couche en accroissant les tendances à la dépression, en particulier chez les jeunes. Le ressassement politico-médiatique des menaces écologiques a suscité un nouveau phénomène et un nouveau terme: l’éco-anxiété. Le plus bel exemple en est Lucie Lucas, la star du feuilleton télévisé Clem, qui déclarait naguère qu’elle se demandait si ses enfants atteindraient leur majorité. Mais, déjà, en 2016, Edgar Morin faisait ce constat qui le laissait perplexe*: « Cette absence d'espérance et de perspective, cette difficulté de nourrir foi dans l'avenir, sont récentes. Même durant la Seconde Guerre mondiale, sous l'occupation et sous le joug de la terreur nazie, nous demeurions portés par une immense espérance. Nous tous - et pas seulement les communistes dans le prisme d'une "merveilleuse" Union soviétique appelée à unir le peuple - étions persuadés qu'un monde nouveau, qu'une société meilleure allaient émerger. L'horreur était le quotidien, mais l'espoir dominait imperturbablement ; et cette situation a priori paradoxale caractérisait auparavant chaque époque tragique. Soixante-dix ans plus tard, l'avenir est devenu incertain, angoissant. »*** 

 

Sans doute y-a-t-il une différence entre agir au coeur du danger et patauger dans le marais des fantasmes. Entre autres symptômes, la dépression se traduit par un désintérêt de tout, un manque voire une absence d’allant, un sentiment d’impuissance, une fermeture sur soi-même. C’est ici que je retrouve Spinoza. Celui-ci parle de notre « puissance d’agir » et dit qu’elle est influencée par des affects qu’il classe en deux catégories auxquelles j’ai fait référence plus haut : les « affects heureux » et les « affects tristes ». Ceux-ci abaissent notre puissance d’agir, ceux-là l’augmentent. Dès notre venue au monde, ils nous façonnent, et je citerai ici à nouveau la chronique de Gérard Lebrun: 

Ce qui nous constitue, selon Spinoza, ce sont toutes les rencontres qui nous ont affectés depuis notre naissance, rencontres heureuses, qui conviennent à notre nature et augmentent notre puissance d’agir, rencontres malheureuses, qui diminuent notre puissance d’agir. 

 

On aura compris qu’il faut entendre le mot rencontre au sens large: une rencontre est ce qui vient nous affecter. Pas seulement un être humain, mais tout ce à quoi nous nous exposons. Ce malaise de l’âme contemporaine que je viens d’évoquer ne devrait-il pas nous inciter à étudier l’atmosphère psychique qui favorise ces « rencontres malheureuses » et abaisse notre puissance d’agir ? Ne devrions-nous pas analyser la toxicité - donc l’efficacité réelle - de cette prétention à nous « conscientiser » en permanence à propos de tout ? N’allez pas croire que je sois en faveur de la politique de l'autruche: la vérité est première pour moi, qui n’a jamais été autant malmenée. Mais, d’une part, il y a des vérités anxiogènes qui ne sont pas aussi démontrées que veulent l’affirmer ceux qui les assènent, et, d’autre part, si la façon de les aborder produit l’effet inverse de ce que l’on attend, c’est être irresponsable que de ne pas en tirer des conclusions.   

 

Au delà de la dureté des situations subies ou redoutées, le fondement du mal-être contemporain me semble être la perversité du système qui s’est emparé de nous. Il est pervers dans le sens où il attend de nous des choses contradictoires. Il excite des désirs dont il entrave en même temps la satisfaction. Il continue à créer de nouveaux "besoins" alors que le niveau de vie moyen de certaines catégories sociales a cessé de progresser et que des familles de plus en plus nombreuses glissent sous le seuil de pauvreté. En outre, alors que les revenus diminuent et confinent parfois à l’aléatoire, s’imposent de plus en plus de dépenses qui n’étaient pas nécessaires il y a quelques années, comme d’avoir un ordinateur ou un smartphone ou d’effectuer des travaux d’isolation thermique. Un autre élément de la perversité du système est ce que le philosophe américain Matthew Crawford nomme la « sur-administration » de la vie: une infatigable bureaucratie multiplie les obligations en même temps qu’elle ne cesse de rogner notre liberté. Il n’est jusqu’à nos pensées que des censeurs voudraient surveiller et sanctionner. D’une manière générale, souvent sournoise, nous sommes les victimes d’une dépossession généralisée qui, en raison des dissonances cognitives qu’elle engendre ou utilise, devient ontologique.

 

Poursuivant sa chronique sur l’Éthique de Spinoza, Gérard note plus loin :

Le problème c’est que, la plupart du temps, nous vivons au hasard de ces rencontres, sans discernement. Ce qui revient à dire qu’on en reste au stade des idées-affection, ou idées inadéquates, on est passifs, notre puissance d’agir peut augmenter ou diminuer, on n’est pas sujets. On subit. On se laisse aller au gré des rencontres.

 

La difficulté, autrement dit, est que, faute de nous reprendre en mains, nous sommes complices de ce qui nous affaiblit en livrant notamment nos esprits aux démons de l’époque. Mais:

Ces rencontres, on peut déjà, en partie, les choisir, en éviter certaines qui nous affecteraient de Tristesse et donc induiraient une diminution de notre puissance d’agir, privilégier celles qui nous affectent de Joie et donc induisent une augmentation de notre puissance d’agir. Mais surtout, ce à quoi invite Spinoza, c’est à développer les idées-notion, ou idées adéquates, c’est-à-dire une juste connaissance de ce qui, dans les rencontres, convient à notre nature, ou ne convient pas.

 

Cette juste connaissance de ce qui convient ou non à notre nature, comment l’acquérir ? Bien sûr par l’observation de nos ressentis, mais à condition de ne pas prendre seulement en compte les effets immédiats d’une « rencontre »: il convient d’examiner aussi l’orientation qu’elle donne à notre énergie, les autres possibles avec lesquels elle entre en concurrence et qu’elle retarde ou écarte, et, au delà, la direction dans laquelle elle fait évoluer notre être. Cela nous conduit à nous interroger sur ce qu’est notre « nature ». Une fois décelé ce qui nous convient ou non, retrouver et accroître notre « puissance d’action » nécessite d’être conscient et actif sur deux axes: l’axe de ce à quoi nous nous exposons et l’axe de ce que nous produisons nous-mêmes - nos oeuvres au sens large, telles qu’évoquées au début de cette chronique. 

 

Nous devons écarter ce qui, d’une manière ou d’une autre, nous tire vers le bas, et cultiver ce qui augmente notre « puissance d’agir ». Je pense à deux protocoles des Pratiques Narratives qui illustrent me semble-t-il un même esprit : la « cérémonie définitionnelle » et le « club de Vie ». Pour les praticiens de ces approches, l’homme est un être de récits: les récits que nous intégrons sont comme notre logiciel d’exploitation. On peut faire le rapprochement avec ce que Spinoza dit des rencontres qui, à travers les affects qu’elles suscitent en nous, nous construisent. Les récits sont le produit de ces rencontres, ils sont le résultat de leur organisation et de leur « mise en sens » dans notre esprit. Ils répondent aux trois questions de Gauguin**** et nous disent qui nous sommes, ce que nous valons, ce que sera notre vie. Si le récit d’une personne est un récit d’échec, c’est une atteinte dramatique à sa puissance d’agir: il faut donc l’amender. Pour cela, les praticiens narratifs ont diverses techniques fondées sur l’anamnèse mais ils ne sauraient se limiter au seul travail qu’une personne peut accomplir sur elle-même. Provenant de nos interactions avec la société qui nous entoure, le mauvais récit une fois détricoté doit laisser la place à un nouveau qui soit à son tour collectivement validé. Il y a ainsi, dans le protocole narratif, une cérémonie dite « définitionnelle » où l’entourage de la personne confirme la justesse du nouveau récit. Mais il faut aussi disposer de telles ressources dans le temps: à tout moment, une mauvaise « rencontre » peut réactiver les mauvais démons. On constitue donc un club de vie qui réunit en quelque sorte des bonnes fées: des personnes qui croient en nous lucidement et qui ainsi favoriseront un effet Pygmalion, ou, pour reprendre la terminologie de Spinoza, dont les interactions avec nous augmenteront notre puissance d’agir. Indépendamment d’une démarche thérapeutique, on peut considérer le club de vie comme une hygiène psychique fondamentale.

 

Nous ne saurions oublier l’autre axe: celui du « producteur » de rencontres. Du simple fait d’exister, nous le sommes tous. Dans quelle mesure suscitons-nous chez les autres des affects heureux ou tristes ? Dans quelle mesure participons-nous à l’accroissement ou à la diminution de sa puissance d’agir, et de quelle manière ? Dans quelle mesure et comment, participons-nous, par nos comportements et nos oeuvres, à la création d’un milieu heureux ou triste, fécond ou stérile ?

 

 

* https://voilacestdit.blog4ever.com/

** Sur Spinoza particulièrement: 

https://voilacestdit.blog4ever.com/dans-les-pas-de-spinoz... https://voilacestdit.blog4ever.com/dans-les-pas-de-spinoz...

https://voilacestdit.blog4ever.com/dans-les-pas-de-spinoz... 

*** https://region-aura.latribune.fr/debats/grands-entretiens... 

**** D'où venons-nous ? Qui sommes-nous ? Où allons-nous ?

26/08/2024

Le Parc Oriental de Maulévrier 

Je dédie cette chronique à mon petit-fils Dimitri

qui vient,  en ma compagnie, de faire sa première visite au Parc. 

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Situé en Maine-et-Loire, à la limite de la Vendée, le parc de Maulévrier est un des lieux les plus saisissants que je connaisse. A chacune de mes visites, je suis tenté d’emménager dans le village qu’il borde afin de pouvoir en profiter au fil des jours et des saisons. C’est une oeuvre exemplaire en ce qu’elle apporte un bonheur singulier à ceux qui la visitent tout en étant le résultat d’une combinaison de hasards, de talents et d’engagements qui se sont tissés et poursuivis de générations en générations. 

 

Même si les noms ne nous parlent plus guère, il convient de les citer afin de rendre un hommage mérité. En 1895, Eugène Bergère, un industriel de Cholet, rachète le domaine Colbert dont un restaurant renommé porte encore le nom. Il se trouve qu'Alexandre Marcel (1860-1928), architecte parisien orientalisant qui s’est fait remarquer lors de l’exposition universelle de Paris de 1900, épouse la fille du nouveau châtelain. Avec Alphonse Duveau, le chef jardinier du château, il va transformer en paysage d’inspiration japonaise le petit vallon où, en contre-bas du château, coule la modeste Moine. Il crée un étang en élargissant le lit de la rivière, tire parti des reliefs, imagine les perspectives et la combinaison des essences, dessine des cheminements, assigne des lieux de contemplation et fait planter de nombreux arbres. Bientôt, une construction japonisante est érigée. En 1945, cependant, la propriété ayant été revendue, le parc sombre dans une période d’abandon qui durera jusqu’à la fin des années 70. 

 

Et si ?

 

Quel souffle alors va-t-il réveiller le bois dormant ? J’imagine les habitants de Maulévrier qui contemplent chaque jour cette immense friche, les anciens se souvenant de ce qu’elle fut et le répétant aux plus jeunes. Entre gens du village, on se met à parler de plus en plus de ce gâchis et, un jour, on passe de la déploration au « Et si ? »* Et si on ressuscitait ce jardin ? Voilà la période merveilleuse où, des conversations, finit par jaillir une grande idée qui bientôt catalysera les énergies. J’imagine les discussions, les échanges parfois vifs entre les prudents et les audacieux, entre les trop raisonnables et les partisans du rêve. Finalement, les Maulévrais et leur maire d’alors, Jean-Louis Belouard, prennent la décision. La commune rachète le parc et en obtient le classement à l’inventaire des sites naturels français. Des bénévoles - soulignons-le - entreprennent le défrichage, ouvrant la voie aux professionnels des parcs et jardins. 1982 voit la naissance d’un association à qui sont confiées la sauvegarde et la gestion du site et qui réunit moyens, compétences et talents. On re-dessine, on rafraîchit, on reconstruit, on plante, on taille. En 1985, le parc ressuscité s’ouvre au public. C’est peu de temps après qu’en visite chez des amis qui habitaient non loin de là, je découvre ce lieu et en reste imprégné. J’en reviens avec un service à thé, réalisé par l’artisan qui fournissait alors la boutique du parc, qui sera mon lien à distance avec la magie de Maulévrier. 

 

Une brassée de leçons 

 

Je le redis: c’est une oeuvre exemplaire. C’est une brassée de leçons pour notre époque. La première d’entre elles, parce que c’est celle dont nous avons le plus urgent besoin, est la valeur du temps long. Chateaubriand, dès les premières lignes de ses Mémoires d’Outre-tombe évoque les arbres qu’il vient de planter dans sa Vallée aux loups, auxquels il donne de l’ombre mais dont il n’en recevra jamais, et c’est naturel: on ne vit pas que pour soi, que pour sa génération, on ne construit pas que pour le présent. Planter un arbre qui sera un jour centenaire voire multi-centenaire, c’est féconder un avenir qui nous dépasse largement. C’est un acte de générosité et de détachement. C’est comme ouvrir le chantier d’une cathédrale dont la construction dépassera le siècle et qui offrira son espace de recueillement aux générations les plus lointaines. Planter un arbre, c’est aussi s’en remettre à un être vivant qui, même s’il pourra avoir besoin des soins de l’homme, se déploiera selon son être propre. 

 

La deuxième leçon est, à l'opposé du complexe d’Orphée décrit par Michéa**, d’avoir la conscience des richesses du passé même quand, comme nous le montre le parc de Maulévrier, elles sont cachées par l’abandon. Il s’agit en l’occurrence d’un double passé, celui de la première  création du parc au début du XXème siècle, mais aussi le passé japonais, la période Edo (XVIe- XIXe siècles), source de l’inspiration qui a guidé Alexandre Marcel. Ici, dans ce village du choletais, des générations ont repris et sauvé, en y rajoutant leur propre touche, l’oeuvre initiée par une génération précédente mais aussi par des créateurs lointains tant dans l’espace que le temps. 

 

La troisième leçon est celle du mariage pacifique du talent humain avec les potentialités de la nature, ses reliefs, ses sols, son climat et ses innombrables espèces végétales et animales. Tout à côté du Parc, le potager du restaurant que j'ai évoqué plus haut, le Château-Colbert, est cultivé dans le même esprit. Il a été à deux reprises élu plus beau potager de France et pratique une culture sans pesticide et sans ajouts chimiques. C'est la recherche d'une harmonie avec la nature qui produise à la fois du beau et du bon. Pour ce qui est de la relation au passé, ce potager est un réaménagement qui reprend les plans du XVIIIème siècle. 

 

Autre leçon encore: celle de l’audace. L’audace de penser d’abord, l’audace d’agir ensuite. L’audace de changer les possibles et les impossibles sur lesquels l'on a coutume de dormir. Gardons nous aussi d’oublier cette magnifique dynamique du "faire ensemble" qui est tellement supérieure au seul "vivre ensemble", qui emporte toute une population et pas seulement des experts appointés pour l’occasion, et donne au projet le surcroît d'énergie nécessaire. Il y a, reliant tous les acteurs, ce quelque chose qui est au delà de la seule comptabilité et de la pure technique, de l’utilitarisme et du calcul qui écrasent notre époque: la poésie. 

 

Spinoza

 

Je reviens aux effets de cette oeuvre sur ceux qui viennent la rencontrer et je pense aux « affects » de Spinoza: le Parc de Maulévrier nous offre de vivre des « affects positifs ». C’est une oasis au milieu d’un monde qui, à travers ses médias omniprésents, cultive les affects négatifs, entretenant une atmosphère d’anxiété, de frustration, d’animosité, de laideur, de tristesse et de dérision stérilisante. Tout au contraire, dans l’intimité de cette nature mariée au talent des hommes, on peut respirer la sérénité, la beauté, le pouvoir créateur de l’esprit, et percevoir, pour peu qu'on le veuille bien, qu'on accepte de se recueillir, une dimension du sacré.*** La sagesse tutélaire du Japon, qui l’inspira, sait l’importance de tels lieux pour l’âme. Grâce aux Maulévrais, depuis bientôt vingt-cinq ans nous sommes des milliers chaque année à accéder à cette expérience privilégiée. 

 

Une source d’éveil et d’inspiration

 

Au delà des bienfaits personnels que nous pouvons retirer de la fréquentation du Parc de Maulévrier, son histoire ne demande qu’à être une source d’éveil et d’inspiration. J’ai précédemment évoqué un exemple d'un genre différent mais tout aussi stimulant: la création en 1849, par une poignée de paroissiens de Flammersfeld en Allemagne, de la première caisse de crédit mutuel ****. Nous avons le pouvoir de créer tout ce dont notre époque, notre société et nous-mêmes avons besoin. Nous avons mille opportunités de nous engager dans des entreprises dont la conception et la réalisation nous procureront une vie plus riche. Car ce n'est pas rien d'avoir initié la première caisse de crédit mutuel ou d'avoir ressuscité le Parc. L'oeuvre ne transforme pas que la matière, elle transforme aussi l'ouvrier. Libérons donc nos esprits et nos imaginaires; rompons les liens des pensées courtes; regroupons nous, retroussons nos manches, rêvons et oeuvrons! 

 

Lien vers le site: https://www.parc-oriental.com

 

* Rob Hopkins, From What Is to What If: Unleashing the Power of Imagination to Create the Future We Want, Chelsea Green Publishing, 2019. 

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** Jean-Claude Michéa, Le complexe d’Orphée, Champs, 2014. 

 

*** Le philosophe Alain, dans ses Propos sur le bonheur, commente cette phrase de Spinoza: « Il faut cultiver un grand nombre de pensées heureuses contre la malheur ». 

 

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