29/05/2022
Emancipation (II)
Souvent, sur mon bureau, près de l’ordinateur où j’écris mes chroniques, j’ai un mug que je me suis fait personnaliser pour quelques euros par une entreprise spécialisée dans le marquage des objets publicitaires. D’un côté, on y voit le portrait à la mine de plomb d’un homme âgé dans son fauteuil, de l’autre cette phrase: « Seul le maître qui parce qu’il ignore oblige l’autre à trouver par lui-même est un maître émancipateur. »
Cette affirmation soulève plusieurs questions.
Le maître - au sens de l’enseignant - ne serait donc pas celui qui sait et transmet de son savoir ?
Le maître aurait-il pour véritable mission d’émanciper ses élèves ? Mais qu’est-ce que l’émancipation ?
Transmettre son savoir, n’est-il pas en soi suffisamment émancipateur ?
Jean Joseph Jacotot (1770-1840)
La vie de Jean Joseph Jacotot (1770-1840), l’auteur de la phrase reprise sur mon mug, donne l’exemple d’une bifurcation de vie dramatique, aussi féconde que d’abord non désirée. Esprit brillant, Jacotot se verra nommé sous-directeur de l’Ecole Polytechnique par le Premier Consul. Quand l’aventure napoléonienne tourne à la débâcle et que la royauté revient, il doit s’enfuir. Il se retrouve en Hollande, pays dont il ne parle pas la langue et où il lui faut survivre. Pour gagner sa vie, il imagine d’enseigner le français, le seul savoir qu’il possède pour lequel il semble y avoir une clientèle. Mais comment s’y prendre ? A tâtons, Jacotot élabore alors une méthode qui lui permet d’enseigner à des gens qu’il ne comprend pas. Cette expérience va susciter en lui nombre de réflexions et le développement d’une pédagogie originale. La Pédagogie éclosive™️ d’André Coenraets, qui m’a inspiré mes parcours, relève de la même philosophie. Mais, avant de poursuivre, imaginez un instant: si la vie avait été un long fleuve tranquille, si Jacotot n’avait pas dû fuir son pays, se retrouver, sans revenus, en des lieux étrangers, aurait-il découvert et mis au point sa méthode ?
D’où parles-tu ?
Dans certains milieux post-soixante-huitards, il y avait naguère une question récurrente : « D’où parles-tu ? » Il me semble pertinent d’y répondre avant d’aller plus loin. Je suis en grande partie autodidacte et quand, sur le tard, j’ai découvert Jacotot grâce au livre que Jacques Rancière lui a consacré, qu’un de mes bons collègues m’avait signalé, je me suis mieux compris moi-même. To make a long story short, après des débuts prometteurs, j’avais abandonné le lycée. L’intelligence qu’il m’avait semblé jusque là détenir se dérobait, mes notes chutaient, je n’en pouvais plus du « bahut » et la perspective du baccalauréat me glaçait. Je choisis d’aller travailler. Brève expérience: l’année de mes dix-sept ans, on me diagnostiqua une tuberculose pulmonaire qui me tint confiné pendant deux années, dont l’une à l’horizontale, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sauf nécessités physiologiques. Couché, on ne peut pas faire grand chose. Je ressentis alors un vide étrange à la pensée de ce que j’aurais pu apprendre si j’avais poursuivi mes études. Je me fis apporter - je ne sais plus pourquoi - Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau. Dans les éditions de La Pléiade, l’appareil critique et les notes rassemblent une extraordinaire richesse d’informations. C’est la vie intellectuelle de l’époque dont on lève un coin du voile autour de l’auteur. J’ai découvert que Rousseau, autodidacte, s’était fait un programme d’études. Sans complexe, je suivis son exemple et combinai les livres avec l’écoute de la radio. Cela ferait pédant d’en rajouter sur mes lectures de ces deux années. Disons, pour simplifier, que j’ai été plus particulièrement imprégné de Socrate (à travers Platon), Montaigne, Pascal, Rousseau, Teilhard de Chardin, Bergson et Alain. Mais aussi de Planète, la revue de Jacques Bergier et de Louis Pauwels, des Confessions de saint Augustin et des Mémoires de guerre de Charles de Gaulle. Pour ce qui est des romans, je me rappelle avoir été particulièrement marqué par Les Thibault, de Roger Martin du Gard. En complément de ces lectures et de bien d’autres, je m’administrais aussi un cours d’anglais sur disque vinyle et une méthode de mathématiques pour les nuls dont j’étais, qui ne m’a pas vraiment amélioré. Au fond, j’avais la libido sciendi. Ce fut une bénédiction que, à l’inverse de ce que ce serait aujourd’hui, je n’aie point eu la télévision dans ma chambre. A dix-neuf ans, après cette retraite que je qualifierais d’initiatique, je retrouvai le monde extérieur. En l’occurrence, quinze jours de marches dans la Vallée du Lys, en compagnie de Néron, le chien de nos logeurs, un amical setter irlandais dont je garde encore un souvenir ému.
Mais, me direz-vous, tous ces penseurs que vous avez abordés seul sont complexes, parfois obscurs voire abscons, comment pouvez-vous être sûr de les avoir bien compris sans l’accompagnement d’un maître ? D’abord, beaucoup de ceux qui s’exprimaient dans ma langue maternelle illustraient à merveille la phrase de Boileau: « ce qui se conçoit bien s’énonce clairement ». De ce fait, je pense que j’ai su converser assidûment avec eux. Ils ont fini par se mêler à mes fibres et je les ai assimilés. En outre, j’ai cité Alain qui est selon moi, à sa manière, un maître émancipateur. Il n’a pas écrit des traités aussi impressionnants qu’ennuyeux, comme L’être et le néant de Jean-Paul Sartre, que j’ai lu à peu près à la même époque. Au contraire, son langage, son style, la brièveté de ses billets, permettent aux manants d’oublier toute vergogne pour se frotter aux grands esprits qu’il évoque.
Transmettre son savoir, n’est-il pas en soi suffisamment émancipateur ?
Pour en revenir à Jean Joseph Jacotot, plus que la transmission du savoir par celui-qui-sait à celui-qui-ne-sait-pas, l’intéresse la capacité de l’apprenant à apprendre par lui-même, à devenir créateur de sa compétence. Le maitre ne l’intéresse que dans sa capacité à aider à cette mise en oeuvre. Car, de toute façon, quel que soit le maître ou la matière, le creuset de l’acte d’apprendre est l’apprenant lui-même.
Je crois qu’activer en soi ce processus initie l’émancipation. C’est la même différence qu’entre recevoir et prendre, conduire la voiture ou être transporté par un véhicule sans chauffeur. Certes, l’acquisition d’un savoir confère une sorte d’autonomie: c’est le moment où je peux me passer du répétiteur et faire comme lui. L’émancipation est un pas plus loin. Il s’agit non seulement d’apprendre, mais d’apprendre à apprendre et d’être en apprenance de manière permanente. Il s’agit de comprendre ce que l’on a appris, de manière à pouvoir le contextualiser, le remettre en question, à en refaire l’ingénierie soi-même. Il s’agit de n’être pas qu’une mémoire mais aussi et surtout une intelligence. La médecine, de ce point de vue, est un cas digne d’intérêt. Je pense à deux médecins de mes relations, de verts septuagénaires toujours à l’affût de nouvelles compréhensions et de traitements innovants. Du fait de leur âge, ils ont un recul considérable sur les évolutions de leur art. Ils me disaient, en s’en désolant, qu’on est passé à ce qu’ils appellent « une médecine de prescription ». La formation y est pour beaucoup qui est influencée - quand elle n’est pas produite - par l’industrie. Point étonnant que l’on puisse dès lors envisager de remplacer les praticiens par des chatbots, ils fonctionneraient déjà sur un mode mécanique, comme ces robots de jadis dont les gestes résultaient des perforations d’un ruban. Ils ont acquis un savoir, des protocoles, ils leur obéissent mais ne les dominent pas. On ne peut cependant généraliser: les médecins qui ont subi les foudres de leur Ordre pour avoir soigné leurs patients atteints du covid malgré des consignes douteuses sont là pour en témoigner. Anthropologiquement, le rapport que l’on entretient avec son propre savoir - rapport de soumission ou de maîtrise - explique peut-être l’insuffisance de réaction de la profession à une politique sanitaire abracadabrantesque. « Je fais ce qu’on me dit, point barre. »
Dans le film qu’est notre vie, quel pourcentage du script est-il de nous ?
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26/05/2022
L’émancipation (I)
L’émancipation est un thème proche de celui de la sécession. On pourrait dire que c’en est le préalable, même si l’émancipation ne débouche pas nécessairement sur la sécession. Un mineur qui obtient du juge son émancipation échappe à l’autorité parentale et assume de prendre en charge lui-même ses besoins de tous ordres. Aucune émancipation n’est possible tant que l’on est dans la dépendance, à commencer - comme je l’ai précédemment évoqué - dans la dépendance intellectuelle. Cette forme de sujétion se traduit par le refus de penser par soi-même. Je dis bien: le refus, non l’impossibilité. Mais à quoi cela rime-t-il de penser par soi-même alors qu’il y a des experts dans tous les domaines, dont il suffit de suivre les avis ? Il m’est arrivé de temps en temps d’essuyer cette remarque: « Pour qui te prends-tu pour oser avoir une opinion là-dessus ? » Qui es-tu pour douter des informations que délivrent les médias ? Disposes-tu comme eux d’une organisation pour tout savoir en temps réel ? As-tu fait des études de médecine ? As-tu l’expérience d’un ministre des affaires étrangères ? Etc.
J’avoue que j’ai la prétention de pouvoir produire une opinion sensée sur des sujets dont je ne suis pas expert. Mais, si c’est présomption de ma part, et je veux bien l’admettre, à l’inverse que penser de ceux dont la démarche se réduit à affirmer : « Je choisis de faire confiance, je ferme les yeux et je bouche mes oreilles à toute discordance qui pourrait me troubler » ? Car, ce qui amène souvent à faire un pas de côté et à penser, outre la curiosité, c’est la perplexité qu’engendre la perception d’une discordance. Dans l’histoire des sciences, relever une anomalie a souvent été une occasion de progrès. En astronomie, par exemple, la perturbation infime de la course d’une planète peut trahir la présence d’un corps céleste resté invisible. Toujours est-il que comprendre est un besoin que je ressens avec mes tripes. Cela fait-il de moi un original, un cas à part ? Ne s’agit-il pas de l’un des dix besoins de l’être humain que Manfred Max-Neef qualifie de fondamentaux ?
Dans l’effort que je fais pour comprendre, il arrive parfois que mon attention soit attirée par certains phénomènes qui ne concernent pas le coeur du sujet mais lui ajoutent un éclairage intriguant. C’est ainsi - pour parler de ce qui fâche - que décréter d’emblée, alors que le coronavirus vient à peine d’apparaître, que les affections qu’il cause ne peuvent être soignées, ne m’a pas semblé et ne me semble toujours pas logique. D’autant plus que, très rapidement, des médecins généralistes - je ne parlerai même pas du professeur Raoult - ont déclaré avoir traité des malades avec succès. Je me souviens d’une doctoresse du Lot, l’une des premières à avoir apporté un tel témoignage, que le Conseil de l’Ordre a convoquée pour la remettre au pas exigé par le ministre, et qui a préféré se radier elle-même plutôt que se soumettre à l’interdiction de soigner ses patients. On nous a ainsi privés de rien de moins que de l’intelligence collective du corps médical. Je ne veux pas enclencher ce débat sur le fond, d’abord parce que je considère que les opinions sont désormais figées de part et d’autre, ensuite parce qu’il m’a lassé depuis longtemps. Je réserve dorénavant mon intérêt aux phénomènes sociaux qu’a révélés l’apparition de cette crise.
Douter de la pertinence de décisions politiques qui portent sur la santé ainsi que de l’honnêteté de l’industrie pharmaceutique est-il un signe de perversion ou de dérangement mental ? Les scandales, dans ce domaine, ne sont-ils pas assez récents et nombreux, certains concernant des milliers de victimes, pour que la prudence, voire la suspicion, soient admissibles ? Nieriez-vous par exemple ce que l’on a appelé « l’affaire du sang contaminé » ? « En raison de prises de mesures de sécurité inexistantes ou inefficaces, de retard dans la prise de décisions préventives de protection et/ou curatives, de défaillances médicales, industrielles et administratives, de nombreux hémophiles et patients hospitalisés ont été contaminés par le VIH ou l'hépatite C à la suite d'une transfusion sanguine. »* « Défaillances médicales, industrielles et administratives. » Faut-il rappeler aussi le nom de certains médicaments qu’on a laissés le plus longtemps possible dans les rayons des pharmacies alors qu’ils faisaient déjà des ravages chez ceux à qui on les prescrivait ? Et, pour prendre l’air ailleurs que chez nous, que penser du scandale des opioïdes, qui a coûté la vie à plus de deux-cent mille Américains et valu au cabinet MacKinsey, en tant qu’auteur de la stratégie marketing des laboratoires, une amende de près de 600 millions de dollars ? Faut-il ajouter que Pfizer a été condamné à maintes reprises pour charlatanisme, mensonges et corruption et, à ce titre, a acquitté des amendes de plusieurs milliards de dollars au cours de ces dernières années ? Quand on vous présente un voyou qui en est à son quinzième vol de voiture, comment se fait-il que, soudain, vous lui confiiez sans états d’âme les clés de la vôtre et, en plus, le remerciez d’en prendre soin ? Mon raisonnement ne nécessite pas quinze ans d’études médicales ou journalistiques. Les questions que je soulève ne relèvent que du bon sens et les informations que je cite sont sur la place publique. En l’occurrence, il y a une discordance que je veux comprendre : que se passe-t-il dans la tête de ceux qui confient aussi légèrement les clés de leur voiture ? Pourquoi n’ont-ils pas entendu, à tel moment ou tel autre, les mêmes petites sonnettes d’alarme que moi ?
En posant cette question, il me vient un fait historique qui peut aider à dissiper tant soit peu ce mystère : il a fallu que les survivants des camps de la mort témoignent de ce qu’ils avaient vécu et que l’on ouvre les charniers pour que le bon peuple accepte la réalité de la « solution finale » mise en place par les nazis. Et pourquoi a-t-il fallu cela ? Sans doute parce qu’il était impossible à des braves gens d’imaginer que des être humains, fussent-ils connus pour leur barbarie, pussent aller aussi loin dans l’horreur. Que l’on tue dans un déchaînement de jalousie, que l’on mitraille ou que l’on écrase de bombes parce que l’on est en guerre, tout cela pour les contemporains restait du domaine de l’envisageable. Les crimes passionnels connus depuis toujours et le souvenir de la Grande Guerre - elle-même inimaginable avant qu’elle se déchaîne - les avaient préparés. Mais l’idée d’une mort froidement industrialisée leur était littéralement inconcevable. L’impossibilité d’imaginer la noirceur au delà d’une certaine limite est de l’ordre d’une défense psychologique. Andreu Sole postule que ce qui circonscrit un monde est ce que l’on y juge d’emblée possible ou impossible. Dans ce sens, on peut dire que les camps de la mort, à partir du moment où leur existence n’a plus été discutable, nous ont fait changer de monde. Si l’on en revient à la gestion de notre crise sanitaire, envisager l’incompétence ou la malhonnêteté de politiques, de fonctionnaires et d’industriels, ainsi que la crédulité et la soumission de milieux médicaux qui auraient pu et dû réagir davantage, n’est possible que si l’on n’est plus dans le monde où la plupart des gens pensent encore séjourner. Ma conviction, en effet, est qu’à la faveur de cette épidémie nous avons basculé dans un autre monde et qu’il est urgent d’en faire le repérage, d’évaluer jusqu’où il s’étend et ce qu’il nous réserve. La difficulté, pour beaucoup d’entre nous, est que la peur produit l’envie de se rassurer. Douter de ceux qui prétendent apporter la solution, c’est se retrouver, solitaire, face à une angoisse sans remède. Cela suppose aussi de vivre dès lors dans la méfiance des figures traditionnelles de la protection, et c’est une dramatique perte de confort existentiel.
Comprendre, d’ailleurs, n’est pas nécessairement ce qu’une société élitaire attend de ses sujets. Par analogie, il me souvient que, au cours de ma modeste carrière professionnelle, les séminaires que je créais me mirent quelquefois sur la sellette. Pourquoi ? Parce que, pour certains dirigeants, je faisais inutilement réfléchir. Evidemment, cela ne m’était jamais reproché explicitement, mais ce fut au point que j’eus à choisir un jour entre accepter une mutation fonctionnelle ou anticiper mon départ en retraite. Je décidai de rester fidèle à moi-même. Or, je l’affirme, je n’ai jamais eu le désir de renverser qui ou quoi que ce soit. J’étais simplement persuadé que des hommes et des femmes qui pensent sont bénéfiques à l’intelligence collective de l’entreprise. Je n’avais pas encore suffisamment accepté l’idée qu’une entreprise est un système politique avant d’être un système économique. Là se trouvait, à mon insu, ma subversion. Les gens qui réfléchissent sont encombrants: a minima, ils peuvent soulever des questions indésirables pour ceux qui ont une idée exclusive de ce qu’il faut faire. « Cherche pas à comprendre! » avaient l’habitude de répliquer les colons aux natifs qui travaillaient sur leurs exploitations. Vouloir comprendre est le début de l’insoumission, parvenir à comprendre celui de la rébellion. Comprendre, surtout, est le début de l’émancipation. Finalement, depuis les premiers jours de cette crise sanitaire, ce que nous dit la succession des déclarations contradictoires et des décisions arbitraires aux apparences de fondements scientifiques, est: « Ne cherchez pas à comprendre! »
La crise sanitaire m’a permis de découvrir quelques émancipés réconfortants, au premier rang desquels je citerai le docteur Louis Fouché et l’avocat Fabrice DiVizio. Sans ces étranges circonstances, je n’aurais sans doute jamais entendu parler d’eux. C’eût été grand dommage car, bien au delà de la résistance qu’ils incarnent face aux mensonges et aux iniquités, ils éclairent le virage qu’à notre insu nos sociétés sont en train de prendre vers une destination cauchemardesque. Plus important, avec leurs semblables, ils éclairent aussi le monde alternatif où nous pouvons et devons créer notre salut. Car nous n’avons pas le choix de restaurer le monde d’avant. Soit nous subissons, soit nous devenons créateurs. Si, avant que les évènements les portent sur le devant de la scène, Fabrice DiVizio et Louis Fouché étaient déjà, humainement, ce que nous voyons d’eux aujourd’hui: des esprits libres, lucides et généreux, les circonstances les ont encouragés à s’accomplir dans leur être profond. Puissent-ils, eux et leurs semblables, nous inspirer courage et fécondité !
Dans le monde tel qu’il est, la démocratie ne survivra que grâce à des citoyens émancipés. Le processus de l’émancipation peut être difficile et douloureux. Notamment parce qu’il nous place en marge de la masse réconfortante, ce qui va à l’encontre de notre instinct animal: être en union avec la meute. C’est pourquoi seul celui qui n’a jamais péché devrait s’autoriser à jeter la première pierre. Mais être un vrai citoyen, au centre d’une démocratie à faire vivre, à sauver même, n’est-ce pas en tout premier lieu s’émanciper ? C’est-à-dire: vouloir comprendre par soi-même dans le monde tel qu’il est ? Le vouloir ardemment ? Le citoyen doit secouer tout ce qui peut le neutraliser, à commencer par le refus de penser par lui-même. Je rêve d’une Université Populaire de la Citoyenneté où l’on n’apprendrait pas à en savoir davantage que tous les experts, mais où l’on cultiverait l’intelligence des situations et des enjeux, la lucidité, l’exigence, le doute systématique.
En parlant de doute, que disait donc Descartes ? - Je pense, donc je suis.
* Wikipedia.
17/05/2022
Faire sécession (VI)
Il me semble qu’il y a trois grandes catégories de sécession: les sécessions radicales, les sécessions-enclaves et les sécessions furtives.
Sécessions radicales
Las d’être persécutés pour leurs options religieuses par le roi Jacques Ier et l’Eglise d’Angleterre, trente-cinq irréductibles décident de faire sécession. Il s’agit de rien de moins que quitter l’Angleterre pour des terres situées de l’autre côté du monde. Ce n’est pas qu’une fuite. C’est un désir de refondation. Ceux que l’on appellera les « Pilgrim Fathers » s’identifient au peuple hébreu en marche vers la Terre Promise. Le 16 septembre 1620, à Plymouth, le Mayflower met le cap sur le Nouveau Monde avec à son bord, au total, une centaine de migrants européens.
Comme sur tous les chemins rêvés dès lorsqu’ils croisent la réalité, l’inattendu et les épreuves seront au rendez-vous. D’abord, les migrants n’atterriront pas comme ils l’avaient projeté à Jamestown en Géorgie, où se trouvait déjà une colonie anglaise, mais à des centaines de kilomètres plus au nord, à Cap Cod. Puis, alors que le navire s’approche du lieu de leur débarquement, des disputes éclatent parmi les passagers à propos des règles qui devront régir la future colonie. Pour éviter que ces tensions ne dégénèrent, William Bradford, l’un des dissidents, propose à tous des règles de gouvernance que l’on appellera « le Pacte du Mayflower » et qui seront l’une des sources de la constitution des Etats-unis. Une communauté qui se veut durable a besoin de deux ressources: le lien et la loi, l’affectio societatis et le contrat social.
La vie est une maîtresse redoutable: elle donne les devoirs avant les leçons. La première année, du fait de grandes difficultés à produire leur subsistance et à se protéger de l’hiver, des colons mourront de faim, de froid et des maladies que causent ou aggravent les carences. La Providence leur fera faire la connaissance d’un Amérindien qui a appris l’anglais à l’occasion de sa captivité en Angleterre. Il a réussi à s’évader et à retrouver son pays. Il leur servira d’interprète auprès des tribus alentour et leur apprendra à cultiver le maïs, à chasser le castor, où pêcher du poisson, ce qui leur évitera de disparaître.
Si ces premières années furent rudes, on peut considérer que, d’un certain point de vue, la petite communauté des origines a réussi. Pour reprendre l’expression de la Genèse, « ils croîtront et se multiplieront ». Huit présidents des Etats-Unis ainsi qu’un certain nombre d’artistes descendent des « Pères Pèlerins ». Le Thanksgiving rappelle chaque année les trois jours d’action de grâce décrétés en 1621 pour remercier Dieu de la première récolte obtenue sur ce sol étranger. Plus que tout cela, peut-être, la culture américaine reste marquée par les Pères Fondateurs. Cependant, qu’en est-il de l’esprit, des idéaux des puritains du XVIIe siècle dans les Etats-unis d’aujourd’hui ? L’histoire est une éternelle transformation.
Il ne manque pas dans l’histoire de communautés ayant quitté leurs terres ancestrales afin de rester fidèles à quelque chose qu’elles jugent au dessus de tout, afin de pouvoir vivre pleinement leurs valeurs et leurs croyances. Tolstoï en son temps avait été fasciné par les pacifiques Doukhobors qui, comme les dissidents anglais et pour les mêmes raisons, durent choisir l’émigration. Il leur avait même reversé les droits d’auteur de son roman Résurrection et avait collecté des fonds afin de les aider à fuir les persécutions et à s'établir en Géorgie ou au Canada.
On peut faire deux remarques. La première: ces sécessions radicales sont le fait de groupes qui se réfèrent à quelque chose qui les transcende. Ils veulent avoir la liberté d’honorer leurs valeurs et leurs croyances et ne peuvent plus y parvenir dans leur pays. Nous avons là un début d'explication du rajout que fit Max-Neef de la spiritualité aux neufs besoins fondamentaux. Il s’agit de bien plus que d’injustices subies ou de revendications insatisfaites. Il s’agit de ne pas se renoncer. Il s’agit d’être pleinement ce que l’on a envie d’être. La deuxième remarque est que, dans le cas de ces dissidents, le projet d’une fuite est devenu celui de la construction (ou de la reconstruction) d’un monde commun. Or, la pulsion à fuir la France, dont le constat est à l’origine de cette série de chroniques, me semble rester au stade de l’individu ou de la famille. Si elle perdure, peut-être la recherche de solutions la fera-t-elle évoluer vers un projet élargi de "vivre ensemble ailleurs".
Sécessions-enclaves
Je viens d’évoquer deux exemples extrêmes. Peut-il exister d’autres formes de sécession, moins radicales ? Pour poser la question plus simplement : peut-on faire sécession sans s’expatrier ?
Cette question importe d’autant plus que si, à l’époque des Pilgrim Fathers ou des Doukhobors, il ne manquait pas de territoires où établir une communauté dissidente, il ne semble plus en être de même aujourd’hui, aussi loin que l’on soit prêt à aller. Sans parler des pays au régime traditionnellement autoritaire comme la Chine, la gestion des récentes épidémies, quasiment identique dans beaucoup de pays, a montré combien la planète est devenue une sorte d’agglomération où, d’un quartier à l’autre, les décisions publiques reflètent la prudence du conformisme. Cela résulte principalement du fait que les chefs d’état et responsables politiques d’aujourd’hui se fréquentent avec la même facilité que, jadis, les conseillers municipaux d’une bourgade de Lozère. Pour peu qu’ils aient les mêmes sources d’information et de conseil, voire la même idéologie, on se retrouvera partout avec des mesures comparables sans avoir à invoquer une quelconque conspiration. Si quelque chose peut ressembler à un complot, c’est plutôt le réseau d’innombrables influenceurs que des multinationales insatiables ont déployé dans tous les pays. Les variations nationales que connaissent ces mesures relèvent du tempérament des gouvernants, de la représentation qu’ils se font de leurs administrés et du comportement des contre-pouvoir qu’ils ont en face d’eux.
S’il est donc devenu difficile, du fait de la similitude des modes de vie et des décisions publiques, de trouver un territoire étranger où s’installer pour cultiver une liberté que l’on juge inaliénable, il reste la sécession « à domicile ». Tout dépend à la fois des causes et de l’enjeu de la dissidence, de la tolérance de l’environnement politique et social, de la ténacité et de la diplomatie des dissidents.
La ZAD de Notre-Dame des Landes, dont on sait comment elle a fini, pouvait s’apparenter à une sécession. Je viens de découvrir qu’en France, il y aurait des « villages patriotes »: des lieux où s’installent des Français qui veulent vivre hors de toute mixité ethnique ou culturelle*. On sait également que notre pays compte de nombreuses zones dites « de non-droit ». Ce sont là des formes de sécession. Dans certaines villes européennes, l’Islam radical, avançant pas à pas en grignotant une succession de petites exceptions à l'éthos national, espère obtenir un jour que les pouvoirs publics tolèrent l’application de la charia aux membres de sa communauté. La substitution d’une loi communautaire à la loi nationale du pays d’accueil consacrerait ainsi la sécession.
Dans toutes ces formes de sécession, on retrouve une communauté exerçant ou tentant d’exercer un contrôle sur un territoire qu’elle occupe, la création d’une enclave dont les occupants entendent échapper au modus vivendi, aux lois et aux institutions du pays. Le rapport à la légalité est variable comme l’est la tolérance des autorités: nulle, totale ou négociée.
Sécessions furtives
Qu’en est-il si la communauté est éparse et diffuse au sein de la société et n’occupe aucun territoire délimité ? Qu’en est-il si certaines de ses options n’ont pas la sympathie des pouvoirs publics, voire de la société, comme dans le cas des cent millions d’Européens qui refusent les injections expérimentales contre le covid ?
La sécession d’une communauté diffuse suppose a priori une culture de discrétion. Il s'agit d'éviter les vagues - et leur ressac politique. Cela rejoint la furtivité qu’évoque Alain Damasio à la faveur des entretiens qu'il a donnés à la sortie de son roman Les furtifs: « L'un des concepts qui structurent le livre, c'est la question de comment survivre à la société de trace, et comment rouvrir des poches de liberté dans une société de traçabilité aussi exhaustive que la nôtre ». Le cadre de l’histoire est une France proche de la nôtre (2040), proche de ce qu’elle devient, où les humains, où qu’ils soient, baignent dans la « réalité augmentée ». Ils sont « tracés » en permanence de manière à recevoir sans discontinuité les offres des lieux où ils se trouvent. A ceci près que les lieux qui leur sont accessibles, fussent-ils publics, dépendent du niveau de leur abonnement à un service global. C’est qu’ils ne sont plus publics qu’en apparence, investis qu’ils ont été par les capitaux privés sous prétexte de les protéger, entretenir, embellir, moderniser, rendre plus performants, etc. Il faut donc aussi éliminer la resquille. Tracé et traqué sont ainsi les deux côtés de la même porte. Pour Damasio « dans la situation actuelle, la furtivité devient un enjeu massif »**.
Le concept de Damasio est séduisant, sa mise en oeuvre reste à imaginer. C'est, sans nul doute, un chantier à ouvrir.
Questions
La sécession « à domicile » ouvre plusieurs séries d’interrogations:
- Nous avons vu qu’en tant que marginal on ne peut survivre seul dans ce monde. Qu’est-ce qui peut relier solidement les partisans d’une dissidence dispersés au sein de la population ? Sont-ils plutôt en réaction ou plutôt en projet ? Dans quelles proportions de l’un et de l’autre ? Comment et de quoi peuvent-ils devenir créateurs ensemble ?
- Qu’y a-t-il, au coeur de leur volonté, d’irréductible ? Le degré de cette irréductibilité définira l’ampleur d’une coopération et d’une coexistence possibles avec l’environnement dont ils veulent se détacher sans pouvoir s’en extraire.
- Conséquemment, quel degré d’autarcie rechercheront-ils ? Quelle organisation leur permettra-t-elle de l’atteindre ? Devront-ils aller jusqu’à se regrouper sur un territoire ? Jusqu’où, éventuellement, devront-ils accepter la « sobriété » des réponses à leurs besoins ?
- Dans quelle mesure respecter cette irréductibilité expose-t-il à l’illégalité ? Dans quelle mesure ceux qui ont pouvoir sur le territoire y tolèreront-ils ces « Gaulois réfractaires » qu’ils pourront considérer comme un défi qui leur est jeté ? Quel prix leur feront-ils payer ? Chercheront-ils à les éliminer comme on le fit des Cathares au Moyen-Âge ?
* https://www.marianne.net/societe/laicite-et-religions/vil...
** https://korii.slate.fr/et-caetera/alain-damasio-les-furti...
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