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25/03/2020

Du confinement comme initiation

 


Sur le site des Errances Narratives (1), un article d’Elizabeth Feld, un peu technique mais que j’ai trouvé électrisant, propose de voir le confinement que nous vivons comme un passage, un rite initiatique. Pour ceux qui peut-être les découvrent ici, je dirai - en simplifiant certes beaucoup - que, selon les Approches narratives, « plus que ce qui nous arrive, ce qui compte est ce que nous nous racontons à propos de ce qui nous arrive ». En l’occurrence, nous inviter à voir un passage ou un rite initiatique dans le confinement que nous imposent les Pouvoirs Publics ne peut que rendre féconde une période qui, pour le moment, est dominée par un récit de peur, de perte et de frustration. Pour beaucoup de gens, me semble-t-il, la seule attente est celle d’un retour au statu quo ante. D’une part, il y a selon moi beaucoup d’illusion dans cette attente; d’autre part, je pense que l’on peut mieux faire que passer notre confinement à ne souhaiter rien d’autre que ce retour en arrière. C’est pourquoi transformer cette période inattendue que nous sommes obligés de vivre en un passage ou un rite initiatiques est la garantie de tirer de notre liberté étroitement cantonnée une miraculeuse valeur ajoutée. J’avertis ici tout de suite mes lecteurs que j’écris au fur et à mesure que je pense, voire que j’écris pour penser. Je tâtonne pour essayer de m’approprier le mieux possible une idée qu’à peine découverte j’ai adoptée, embrassée même, intuitivement. Je ne suis pas anthropologue ni même spécialiste des Approches narratives: je ne suis qu’un touche-à-tout autodidacte qui, en l’occurrence, tente d’enrichir sa vie d’une métamorphose qu’on lui propose comme un cadeau.

 

S’agissant des caractéristiques des rites initiatiques, ce qui me vient d’abord à l’esprit, c’est évidemment le retrait. Le retrait, la mise entre parenthèses, est un moment plus ou moins long selon les cultures et les circonstances, mais c’est toujours un moment de vie soustrait à l’habituel, au banal, à l’ordinaire. Il me revient soudain d’avoir déjà « fait retraite »: c’était l’année de mes douze ans. Fils de familles chrétiennes et catholiques, on nous isola deux jours dans un lieu pour nous inhabituel - le collège des filles, seul établissement de la ville tenu par des soeurs - en prévision de notre communion solennelle. Le retrait que demande le rite initiatique a donc pour objectif une préparation. Une préparation, pourrait-on dire, à ce qu’est une vie pleine, une vraie vie, dans une culture singulière qui lui en fournit la référence. Mais pourquoi se retirer, se retrancher ? Il me semble qu’une des dimensions du retrait est, comme le chabatt, le Jour du Seigneur ou les jours fériés de l’Antiquité, de signifier qu’il y a quelque chose de plus grand que nous, un ordre supérieur à notre petit monde affairé et à nos passions ordinaires. Il est d’ailleurs significatif que notre société matérialiste trouve encombrantes ces coutumes d’un autre temps comme le repos dominical: elles ralentissent la machine à produire et consommer qui est devenue la divinité de ce monde.

 

Alors, dans notre confinement actuel, quel est ce plus grand que nous, cet ordre supérieur, vers lesquels nous devrions nous tourner, auxquels nous devrions ouvrir notre esprit et notre coeur ?

 

 

Dans les traditions dont mes lectures m’ont laissé le souvenir, le rite initiatique utilise la perturbation des repères spatio-temporels. C’est bien ce qu’induit notre confinement en nous privant d’une grande partie des points d’appuis que sont nos habitudes, nos perceptions coutumières, le rythme de nos jours ordinaires, et en nous mettant face à des places désertes, à des rues devenues aveugles de leurs commerces clos, à des rayons et des étals dégarnis, à des lieux de convivialité interdits. En nous faisant croiser, sur le chemin de la boulangerie, des gens qui rasent les murs, masqués, les yeux ailleurs à moins qu’ils portent en biais, les uns sur les autres, un regard de crainte qu’accompagne parfois un soupçon de détestation. C’est que, dans ce cauchemar sans drogue, par virus interposé, l’autre peut devenir mon assassin autant qu’à mon corps défendant je peux devenir le sien. Perdus au milieu d’un vide artificiel peuplé d’un ennemi invisible, nous faisons l’expérience du sentiment de vulnérabilité et de ses dérives.

 

Qu’avons à apprendre de nous, quand nous sommes ainsi sous la pression d’une situation extravagante ?

 

 

Le rite initiatique, aussi, est un moment qui marque un avant et un après. C’est qu’il a pour substance un processus de transformation. C’est un chemin qui permet à celui qui accepte d’être néophyte d’accéder à un niveau d’être supérieur pourvu qu’il accepte et fasse l’effort de se transformer, ce qui veut dire qu’il renonce à ce « vieil homme » qu’il a traîné là. Entre l’avant et l’après, celui qui s’est engagé dans l’initiation effectue, selon les termes d'Elizabeth Feld dans l’article précité, une « migration d’identité ».

 

De quelle transformation de notre être intérieur, de quelle migration de notre identité notre confinement pourrait-il être l’opportunité ?

 

 

Le rite initiatique implique l’épreuve, celle-ci pouvant revêtir des formes très diverses. Notre confinement, d’évidence, est une épreuve. Cela peut paraître paradoxal car il ne prive pas le plus grand nombre d’entre nous du confort matériel que notre civilisation place au dessus de tout. Nous aurions à faire en quelque sorte avec une «épreuve confortable». L’expression, d’évidence, est un un oxymore: la comprendre pourrait guider une quête.

 

Nous laisserons de côté le versant du confort. Nous ne sommes pas en panne de nourriture, de boisson, d’abri, d’Internet, de téléphone, de télévision ou même de papier-toilette. Ceux qui le sont l’étaient déjà avant le confinement et depuis longtemps. Sur le versant de l’épreuve, il y a matière à méditer. Il y a, osons le dire, l’expérience de la peur - de plusieurs peurs confusément mélangées - inédite pour la plupart d’entre nous. Puis, en opposition brutale à une époque qui prône l’accès de tout à tous à tout moment, il y a l’expérience d’une privation sévère de mobilité. Ici, par exemple, sur notre cote vendéenne, quelque solitaire que nous soyons, nous n’avons plus accès au littoral, aux quais, aux forêts, aux marais, à la mer. Mais, et peut-être surtout, le caractère le plus étrange de l’expérience du confinement est de ressentir sur soi une autorité qui, par sa surveillance, ses interdictions et les nouveaux rites qu’elle nous impose, nous enserre étroitement, pénétrant jusque dans notre sphère privée quand, par exemple, elle condamne les regroupements familiaux ou amicaux, la participation aux obsèques et aux cultes. On est très au delà du contrôle de vitesse sur les autoroutes.

 

N’en déplaise aux masochistes, l’épreuve en soi ne présente aucun intérêt si l’on n’y voit que la souffrance. La souffrance pour la souffrance n’a aucun sens, elle n’est pas une finalité. Si Jésus va jeûner dans le désert pendant quarante jours, Lui qui, plus tard, transformera l’eau en vin, multipliera les pains et les poissons et partagera le repas des pécheurs au nez et à la barbe des puritains, ce n’est pas pour la souffrance. En revanche, la nature de la privation nous dit quelque chose de la sublimation à accomplir ou de la compréhension à y gagner.

 

De quoi le confinement nous prive-t-il particulièrement ? Qu’est-ce que cela nous dit de la nature de la transformation personnelle et des changements de société que nous pourrions entreprendre dès notre « retour » ?

 

 

Pour achever ce propos - mais non pour conclure sur son sujet - plus large est la question du « passage » collectif. Là, mon choix est de dire qu’il ne peut s’agir seulement de notre petit moi et des commodités qu’il veut retrouver. Il s’agit de nous, de la communauté des humains, de son histoire. L’ombre que projète sur nous l’invisible virus montre qu’à ce point de son parcours des questions essentielles sont posées à notre espèce.

 

Un passage est comme un gué. Nous y sommes. Pas encore au milieu.

 

D’où venons-nous tous ensemble et pourquoi ne devons-nous pas y revenir ? Où irons-nous tous ensemble une fois sur l’autre rive de notre confinement ?

 

(1) https://www.lafabriquenarrative.org/blog/blog/il-y-aura-u...

26/10/2019

Entre l’autruche et l’apocalypse: choisir le bon récit

 



Les histoires qu’ils se racontent sont les logiciels d’exploitation des êtres humains. On parle souvent de «représentation du monde», mais l’expression évoque une image, comme un tableau, quelque chose de fixe, alors que la vie s’inscrit dans un mouvement du passé vers l’avenir et ne peut donc être représentée que par le mouvement, en conséquence par des récits. Ces récits, nous ne pouvons pas nous en passer. Sans eux, nous serions englués dans l’immédiateté et nous serions réduits à quelques réflexes instinctifs, du genre fuir, se battre ou se figer. Les histoires que nous nous racontons nous permettent de nous projeter au loin, dans le temps et dans l’espace, et de nouer, avec notre environnement et avec nous-même, des relations plus subtiles. Par dessus tout, elles proposent un sens - une signification et une direction - au mystère qu’est l’existence. Mais, en fonction de leur nature, elles nous propulsent ou nous enferment, elles nous conditionnent ou nous libèrent. Si l’on prend à la lettre le terme de logiciel « d’exploitation », une histoire peut être un outil d’asservissement. Le passé comme le présent regorgent d’exemples dans ce sens. Le plus redoutable de nos jours est que, dans notre monde occidental, la science a remplacé la religion comme référence transcendantale et que nous en sommes à produire des histoires qui se refusent à toute mise en question, comme celles que véhicule la doxa économique.

 

Changer de logiciel

Le 31 janvier dernier, à l’initiative de la Fabrique Narrative, s'est tenue à Paris une journée remarquable intitulée « Le 7e récit » (1). L’idée de ses promoteurs, au premier rang desquels mon ami Pierre Blanc-Sahnoun, était que, victimes de six récits qui ont produit le monde dont nous sommes aujourd’hui prisonniers et qui, au surplus, est en train de s’autodétruire (2), nous ne survivrons qu’à la condition d’en inventer un 7e qui emporte les esprits et les coeurs. Cette démarche, qui relève typiquement du courant des Approches narratives, rejoignait la conviction exprimée quelques mois plus tôt par Rob Hopkins (3), l’initiateur des Villes en Transition, lors des Assises de Sol & Civilisation (4): « Pour nous mettre en marche, il nous faut nous raconter, avait-il dit, des histoires délicieuses sur l’avenir ». Hélas! ce que je vois proliférer en progression géométrique depuis le début de l’année relève surtout de la grande famille des récits d’effondrement ou, pour utiliser le terme devenu commun, de la collapsologie (5).

 


De l’autruche à l’éco-anxiété

Avant d’aller plus loin, il me faut dire où j’en suis rendu de mes réflexions dans ce domaine. Depuis 1962 et «Printemps silencieux» (6), 1970 et le premier Rapport au Club de Rome, et malgré les nombreuses Cassandre qui se sont succédées depuis lors pour nous alerter, je n’ai pas perçu de progrès vraiment décisifs dans notre rapport au vivant et à la planète. Les six récits énoncés et dénoncés par Pierre Blanc-Sahnoun sont toujours à l’oeuvre avec un acharnement suicidaire. Peut-être ceux à qui ils profitent pensent-ils que la fortune qu’ils leur permettent d’accumuler leur donnera de jouir, le jour de la débâcle, d’une base de repli aussi douillette qu’inexpugnable. Les choses étant ce qu’elles sont et les humains ce qu’ils sont, j’ai tendance à partager le point de vue de l’historien et chercheur Jean-Baptiste Fressoz (7). Selon lui, nous sommes déjà rendus trop loin pour conjurer les périls qui se profilent. Croire que, maintenant, on peut s’en sortir en se mettant debout sur la pédale de frein est une illusion, une perte de temps et une erreur stratégique. L’espoir et la vie sont du côté de l’acceptation de ce qui viendra et de notre préparation. C’est un choix entre l’adaptation en survie et l’adaptation en évolution. C’est aussi le choix de l’histoire que nous allons nous raconter à partir de ce qui nous arrive.

 

Que l’on partage ce point de vue collapsologiste ou que l’on accepte seulement de considérer que notre situation est tout de même quelque peu préoccupante, reste que, ce dont nous avons besoin, ce n’est évidemment pas de récits qui évacuent la lucidité et nous aveuglent, comme ceux que la publicité nous dispense par tous les canaux imaginables. Mais pas davantage n’avons-nous besoin de récits qui nous brisent le coeur, qui sapent notre énergie et stérilisent notre imagination. « Je ne sais même pas si mes enfants verront leur majorité » déclarait il y a peu une jeune vedette du petit écran (8). Certes, cette déclaration pathétique est émouvante et il convient de ne pas s’en moquer. Elle témoigne d’un phénomène qui serait en train de se développer et que résume un néologisme réducteur: « l’éco-anxiété ». Mais cultiver l’éco-anxiété n’est pas ce dont nous avons besoin. Ce dont nous avons besoin, ce sont de récits qui, en respectant la lucidité indispensable, stimulent nos capacités de résilience. Des récits qui nous rendent en même temps joyeux et efficaces, créatifs avec enthousiasme, aventureux (9). Parce que, en réalité, ce que nous avons à démarrer est rien de moins que le chantier d’une nouvelle civilisation, d’une nouvelle alliance avec le Vivant, et si une telle perspective n’est pas jubilatoire, alors, que nous faudra-t-il ?

 

Effondrement ?

Le mot « effondrement » provoque instinctivement l’image d’un phénomène soudain et écrasant. Sur la côte vendéenne, pas très loin de la baie de Cayola, j’ai assisté à l’effondrement d’une maison. La première fois que je l’ai vue, je n’étais encore qu’un enfant, elle était déjà en ruine, ouverte aux quatre vents, envahie d’herbes et de sable. D’année en année, chaque été, je la retrouvais et elle me semblait à jamais figée dans cet état. J’ai vécu plus de la moitié de ma vie avant de constater sa disparition finale. Aujourd’hui, je ne saurais même plus dire où elle se trouvait. C’est avec cette notion du temps long qu’à l’invitation d’un très cher ami (10) j’ai donné il y a quelques années une conférence dont le titre dit tout du récit que j’ai commencé à me conter : « Crise ou métamorphose ? » J’y citais notamment le concept de Françoise Dolto: le «complexe du homard». Alors qu’il grossit, vient pour cet animal le moment de se dépouiller d’une carapace devenue trop petite. De ce fait, pendant un certain temps, il est en quelque sorte nu et vulnérable. Dolto utilisait cette image pour évoquer les inconforts de l’adolescence, entre l’enfant que l’on n’est plus et l’adulte que l’on n’est pas encore. On pourrait aussi prendre pour image l’effondrement de l’empire romain, qui s’est étalé sur plusieurs siècles, jusqu’à l’apparition d’une civilisation de nouveau stable. Je pense que, pour la construction d’un septième récit, il y a là un élément à prendre en compte - que l’on pourrait appeler « l’entre-temps ». Cet entre-temps inconfortable, éventuellement angoissant ou déprimant, est d’abord celui que nous vivons lorsque nous sommes entre deux Weltanshauungen, entre des représentations de la vie - de la réussite, de l’avenir, de ce qui est bon ou mauvais - qui relèvent de registres différents.

 

Le sol et l'âme (11)

Autour du concept de 7e récit, il m’est venu une autre réflexion. Comme un arbre pousse ses racines dans le sol et traverse des strates de plus en plus anciennes pour y puiser l’énergie de sa croissance, un nouveau récit peut avoir avantage à plonger ses racines dans des récits pré-existants, là du moins où ils sont encore vivaces. Ce n’est pas d’aujourd’hui que certains d’entre nous ont ressenti les carences narratives de notre société et sont partis à la recherche d’autres choses à se raconter sur la condition humaine que le « toujours plus » de la civilisation occidentale. Par exemple, au cours de ces dernières années, nous avons vu à plusieurs reprises des représentants des nations amérindiennes attirer dans nos salles de conférence un public non négligeable. Nous avons vu, entre autres, des indiens de Colombie, les Kogis, traverser divers cénacles et même faire la une d’un journal d’entreprise. Andreu Sole dans Créateurs de mondes nous conte la rencontre saisissante qu’a été pour lui la confrontation avec l’univers radicalement différent d’où ces visiteurs nous parlent. Cet intérêt pour des cultures lointaines n’est pas propre à la France : face à la menace de la gigantesque carrière projetée par Redland-Lafarge sur l’île de Harris (12), c’est un chef Mi’Kmaq que requerra Alastair McIntosh, l’enfant du pays, pour stimuler la prise de conscience des insulaires.

 

A la recherche d’âmes-soeurs

Sur un tel sujet, il vaudrait la peine de faire une incursion dans le domaine de la fiction, car celle-ci révèle souvent les aspirations qui nous hantent. Mais la matière est trop riche et, dans le cadre de cet article, il ne peut qu’être esquissé. Il me revient en particulier le souvenir de deux romans et d’un film qui me paraissent significatifs: Chaman de Jean Bertolino (13), L’Evangile du Serpent de Pierre Bordage (14) et Blueberry, de Jan Kounen. Inspiré d’une histoire vraie – celle de l’ethnologue suisse Bruno Manser - Chaman campe un missionnaire catholique qui, de la prédication de l’Evangile, passe à l’animisme et à la révolte. Il conduit la lutte contre les destructeurs de la forêt primaire indonésienne et crée rien de moins qu’un mouvement « éco-mystique » mondial. Dans L’Evangile du serpent, autour de celui qu’on surnomme le « Christ de l’Aubrac » - un jeune amazonien adopté par une famille auvergnate - toute une population découvre qu’elle est malade de son rapport au monde. Enfin, Blueberry met en scène un marshal alcoolique, torturé par son passé. Le casting comprend un véritable chaman, Kestenbetsa, de la tribu des Shipibos. Blueberry se conclut sur l’initiation chamanique du héros et sa vision du serpent cosmique qui relie l’ensemble des êtres. Judik, le personnage de Jean Bertolino, a appris quant à lui à percevoir l’esprit des arbres et à converser avec eux. L’invité Mi’Kmaq d’Alastair McIntosh fera, sur l’île écossaise, cette déclaration qui montre la convergence entre les exemples tirés de la fiction et des aspirations qui émergent au sein de notre société : « Grâce à nos aînés, cette génération-ci […] s’est éveillée de nouveau à la relation spirituelle avec la Terre Mère».

 

Il me semble cependant que, quelqu’enrichissantes ou réconfortantes que soient ces rencontres exotiques, elles témoignent surtout de notre sentiment de solitude et de l’effort que nous faisons pour trouver les âmes soeurs que notre nouvelle sensibilité ne décèle pas dans notre propre environnement culturel. Cependant, pour la vigueur des nouveaux récits dont nous avons besoin, je pense que l’enracinement, afin qu’il puisse « prendre » comme disent les horticulteurs, doit être plus proche de nous. Pour donner un exemple, dans le récit chrétien, la notion de transformation est fondamentale. L’amour de la Création et des êtres vivants est illustré par l’histoire et les poèmes de saint François d’Assise, le sens d’une humanité en évolution dans les écrits de Pierre Teilhard de Chardin. Indépendamment du lien que l’on peut faire entre les péchés capitaux et l’état actuel de l’humanité et de la planète (15), dans ce terreau de deux mille ans un « septième récit » n’aurait aucun mal à prendre. Il donnerait même un nouveau registre d’expression à un christianisme qui n’a plus à résister aux persécutions des Romains mais aux sirènes des « Big six ».

 

Mille et un septièmes récits

On peut rêver qu’un génie tel qu’Homère nous chante un jour la nouvelle Odyssée de l’humanité et que nous nous trouvions tous, où que nous soyons à la surface de la Terre, à la reprendre en choeur. Pour le moment, nous n’en sommes pas là et il faut nourrir notre imaginaire pour qu'il surmonte les conditionnements des "Big six" et nous anime face aux changements à venir ou à décider. Alors, ce que nous pouvons faire de plus pertinent, selon moi, est de stimuler la production de milliers de "septièmes récits" qui s'adaptent aux différents médias qui, jour après jour, déversent dans nos yeux et nos oreilles les mèmes des "Big six": les romans, les chansons, les films, les poèmes, les jeux vidéos, les feuilletons, etc.

 

Faute d’un Homère qui nous emporterait tous dans son lyrisme, je ne crois pas qu’il nous faille un septième récit unique. Ce serait démotivant, dangereux et contre-productif. L’humanité est diverse et il est souhaitable qu’elle le reste. Si l’on peut promouvoir quelques constantes transversales, nécessaires à tous les septièmes récits qui pourraient se développer en subversion des « Big six », il convient, selon moi, d’aiguillonner sans la monopoliser l’activité créatrice. Campbell, dans Le héros aux mille visages, nous a montré que la diversité des mythes n’empêchait pas une sorte de résonance par delà les époques et les lieux. Ne faisons pas avec nos septièmes récits l’erreur que nous avons faite avec le vivant. Si les graines que nous sèmerons veulent bien germer et porter fruit, gardons-nous d’en réduire les variétés comme nous l’avons fait des espèces animales et végétales. 

 

(1)

https://www.lafabriquenarrative.org/blog/communautes-narr... 

(2) Les « Big six »: la croissance infinie comme perspective unique, la rentabilité maximale pour l’actionnaire, la performance et la compétition incessantes, la dictature de la conformité et du changement permanent. 

(3) https://fr.wikipedia.org/wiki/Rob_Hopkins 

(4) https://www.soletcivilisation.fr 

(5) Encore qu’il y a de multiples courants y compris celui de l’Apocalypse joyeuse. 

(6) Rachel Carson.

(7) https://www.youtube.com/watch?v=lO0r5O4-2wU 

(8) Lucie Lucas, actrice principal de la série Clem: https://www.telestar.fr/people/video-lucie-lucas-et-la-fin-du-monde-peut-etre-que-mes-enfants-n-atteindront-pas-437696  

(9) C’est le cas des trois récits vécus que conte Béatrice Barras dans Chantier ouvert au public, Moutons rebelles et, le tout dernier, Une cité aux mains fertiles. 

(10) Jean-Marie Balout, hélas! prématurément décédé. 

(11) Emprunté au titre du livre d'Alastair MacIntosh, cf. infra. 

(12) Une des Hébrides.

(13) Jean Bertolino, Chaman, Presses de la Cité, 2002.

(14) Pierre Bordage, L’Evangile du serpent, Le Diable Vauvert, 2001.

(15) Cf. Ma série d’articles sur ce blog. 

03/05/2010

L'école de la violence

Ce retour de fraîcheur et de grisaille est sans doute cause des souvenirs qui me revenaient ce matin, ceux de lointaines rentrées. Pourtant, je me rappelle mon premier jour d'école, il n'avait rien d'automnal. Le soleil brillait, le ciel était bleu et, tout au moins quand j'ai quitté la maison ce matin-là, l'air était aussi léger que mon cœur. Puis, au fil des ans, la rentrée s'est associée à l'odeur des feuilles mortes...

 

Les écoles de notre enfance - je parle des années cinquante - pourraient passer pour des havres de paix à les comparer avec celles dont les médias nous rapportent les avanies. Je ne me souviens pas qu'on ait jamais proféré un juron en classe, ou que la TSF ait évoqué comme banals des faits de déprédation ou d'émeute et encore moins une violence faite à un professeur. Cependant, c'est l'école qui m'a appris la révolte. Le ver de la violence actuelle était déjà dans le fruit. Ce qui empêchait la dérive, c'était la puissance d'oppression des adultes sur les jeunes et le fait que nous étions d'accord sur une histoire commune : « ils » avaient le pouvoir parce qu'ils étaient des adultes, unis en outre et d'accord là-dessus face à nous, et nous ne l'avions pas parce que nous étions des enfants. Et toute la société se racontait cette même histoire et il ne fallait pas espérer trouver auprès de sa famille une quelconque complicité si l'on voulait critiquer son maître. « Maître » : le mot, d'ailleurs, était bien choisi.

 

Le ver était dans le fruit, disais-je. C'est que l'abus de pouvoir et l'injustice minent de l'intérieur n'importe quelle légitimité. Ma première institutrice - j'avais cinq ans - utilisait systématiquement la menace de l'humiliation. Dès le premier jour de classe - alors que j'avais attendu d'être là avec impatience  - j'ai compris la règle du jeu et j'ai décidé que la mégère ne « m'aurait pas ». Autrement dit, notre relation s'est construite d'entrée de jeu sur un antagonisme. Bien sûr, s'il avait été explicite, le conflit aurait tourné à mon désavantage. Aussi, ai-je dissimulé derrière un personnage de Père Tranquille, de bon élève discipliné, l'alchimie complexe de peurs et de colères qui bouillonnait en moi en permanence. D'autres, pour des motifs futiles, prenaient des claques ou se retrouvaient au coin, les fesses à l'air (je parle de la petite classe).

 

Je me suis épargné ces humiliations d'autant que, grâce à Dieu ou à la génétique, j'avais un cerveau qui fonctionnait plutôt bien. Mais, moi qui avais attendu le moment d'y être admis, j'ai aussitôt détesté l'école. Plus tard, il y a eu Mai 68. D'intérieure, individuelle et autocensurée, la révolte est devenue collective et ouverte. Elle a explosé. J'étais alors, déjà, dans la vie active et je n'ai compris qu'après coup ce qui se passait. Je renvoie ceux que cela intéresse aux analyses d'Alfred Sauvy. Mai 68 a été, dirais-je, en résumant bestialement, le deuxième palier de la dégradation. La génération de mai 68, c'est la mienne, celle qui a connu le monolithe d'autorité que j'évoquais plus haut, et c'est la première génération de l'histoire qui va prendre le parti de ses enfants contre les maîtres. La comparaison qui me vient est celle des peuples colonisés qui, voyant leurs maîtres ébranlés lors de la deuxième guerre mondiale, comprennent que leur supériorité n'est pas innée, qu'ils ne sont plus à la hauteur du pouvoir qu'ils exercent, et conçoivent l'idée de s'en libérer.

 

Le troisième palier est amené par la « crise » qui a succédé aux Trente glorieuses. La société que nous avons connue dans notre enfance pouvait être oppressive, elle était également protectrice. Chacun avait la possibilité d'y faire sa niche : la CGT faisait scandale lorsqu'on flirtait avec la barre des 300 000 chômeurs. Aujourd'hui, deux générations plus loin, cette époque bénie ressemble au légendaire âge d'or. On ne peut plus prétendre que seuls ceux qui sont incompétents ou paresseux se trouvent exposés à la misère. Le fait d'aller à l'école ne garantit plus rien, surtout si vous habitez dans certains quartiers et avez hérité de vos parents une insertion déjà très relative. Ce que se racontent alors les jeunes qui s'estiment voués à l'exclusion, c'est que des « inclus » - les enseignants - viennent les mettre sous contrainte. Du coup, la discipline scolaire revêt les apparences de l'arbitraire et l'enseignant, à son corps défendant, devient le garde-chiourme d'un nième épisode de Prison Break, le représentant d'une société qui ne veut pas de vous, qui vous rejette et qui, néanmoins, exige quelque chose de vous.

 

Dès lors, une nouvelle histoire se construit - et, j'insiste là-dessus, une histoire commune, au sens où elle est partagée et - je sais, je vais faire hurler - co-créée.  Une histoire comme celles qui, à certaines époques, précipitent les peuples les uns contre les autres. Une histoire de guerre inexpiable entre les élèves et les enseignants, où chacune des parties projette sur l'autre ses peurs, ses humiliations et ses colères, où chacun entre en lice le poil dressé, tous sens exacerbés, prêt à rugir, à mordre et à griffer. D'un lieu où apprendre, la salle de classe est devenue un morceau de jungle qu'il faut tenir.

 

Comment rompre le cercle vicieux ? Comment réécrire une histoire féconde au sein de laquelle les talents des uns fertiliseront les potentialités des autres ?