06/04/2018
Mettre de la vie dans la vie
Avez-vous entendu parler des Monts de Kong ? Ils figurent sur la plupart des cartes commerciales d’Afrique que l’on utilisait au XIXe siècle. De près d’un millier de kilomètres de long, on les trouve entre le bassin du Niger et le golfe de Guinée. Selon certains voyageurs qui ont interrogé les gens de la région, ils constituent le territoire du royaume de Kong qui leur a donné son nom. Le major James Rennel, éminent géographe britannique, utilisant les carnets de l’explorateur écossais Mungo Park, est le premier à les reporter sur une carte. D’autres explorateurs en font des descriptions, variables, affirmant qu’ils sont insurmontables ou, au contraire, qu’ils ont réussi à les traverser. Enfin, les Monts de Kong seraient une sorte d’Eldorado, riche en minerai aurifère.
Les Monts de Kong n’ont jamais existé.
On pourrait voir dans cette histoire le point de départ d’une allégorie de l’existence humaine. En l’occurrence, les Monts de Kong pourraient d’abord symboliser l’avenir que nous nous imaginons au début de notre vie, à partir de ce qui se dit et de ce qui se pense autour de nous, dans le monde de notre enfance et de notre jeunesse. A partir des informations qui circulent dans ce monde : la carte géographique, remplacée par les programmes d’études et les perspectives d’embauche qu’offre tel ou tel métier, et les mines d’or que représenteraient la carrière et la réussite.
Chacun d’entre nous a ses propres Monts de Kong et se met en marche vers eux - et c’est très bien. En chemin, avec un peu de chance, nous reconnaissons ici et là des paysages qu’on nous avait décrits, que nous avions imaginés. A quelques détails près, l’itinéraire est bien celui dessiné sur la carte. La route n’est pas exactement celle que nous projetions sur notre écran intérieur, mais, l’un dans l’autre, nous avons encore l’impression d’être en terrain balisé.
Puis, il arrive à certains d’entre nous que, plus ou moins soudainement, la carte et le territoire ne se répondent plus. Ce dernier, en outre, se modifie. Le paysage peut ne plus ressembler à rien de ce que nous nous représentions. Cependant, si ces nouveaux reliefs, ces couleurs inattendues nous séduisent, si le climat est supportable, si les indigènes sont hospitaliers, l’aventure peut se poursuivre. Que la promesse d’atteindre nos Monts de Kong semble devoir être tenue, nous continuons bravement de marcher !
Peut venir le moment où, quelque familière ou au contraire exotique qu’elle ait pu être, la route s’arrête, nous laissant devant un territoire qu’aucun chemin visible ne parcourt. Nous avons alors le choix entre planter notre tente où nous sommes parvenus, ou bien pénétrer into the wild. Si nous choisissons de poursuivre, nous avons à décider lequel des trois cent-soixante degrés de la boussole sera notre fil conducteur. A moins que de nouveaux Monts de Kong se profilent à l’horizon.
Cette allégorie que j’aime bien vous parlera peut-être. Je pourrais l’illustrer des péripéties de ma vie. Je me suis retrouvé très tôt hors des routes cartographiées, dans ce qui fut pour moi une sorte de jungle. Une expérience très pénible. Mais, étrangement, pour reprendre l’image maintenant banale de la grenouille dans la marmite, il fallut d’abord que l'eau devînt assez brûlante pour que je me décide à sauter. Heureusement, il me restait encore assez d’énergie pour le faire, sinon j’aurais achevé de cuire. La chance alors - j’oserais dire in extremis - s’est manifestée. Quasiment du jour au lendemain, tout a basculé. Je me retrouvai sur une nouvelle route - une route que, la veille, je ne voyais même pas. Bientôt, je développai des compétences dont je ne me serais pas cru capable, je fis des métiers dans lesquels je ne me serais jamais imaginé, et cela dans des environnements où je n’aurais jamais pensé prospérer. Je me suis découvert autre que je croyais être.
Je me suis efforcé de discerner les causes de mon aveuglement et de mon inertie dans une situation que j’aurais dû écourter aussi vite que possible. J’ai médité longtemps sur le processus qui, enfin, avait fait tomber les écailles de mes yeux, et aussi sur la chance qui s’était manifestée. Car, j’en ai acquis la conviction, la chance ne se serait pas manifestée sans qu’il se produisît, d’abord, dans mon esprit, un déclic infime, si infime qu’il en était quasiment imperceptible.
Certes, l’itinéraire de nos vies ne comprend pas nécessairement de passages aussi rudes que celui que je viens d’évoquer. Nous pouvons ne subir que des « tracasseries »: celles du « stress », d’un ennui persistant, de frustrations ou d’envies qui nous hantent. Nous pouvons, sans réelle urgence, aspirer à changer de paysage, de métier, ou plus modestement de loisirs. Il peut s’agir de rompre une routine, de changer de style ou de se vivre soi-même différemment. Nous découvrirons alors qu’on est moins prisonnier de ses propres habitudes que de celles qu’on a données aux autres. Or, aujourd’hui, à quelques jours de mes soixante-dix ans, je dirai que la vie, finalement, est courte. Dans la mesure où nous pourrions les relier à notre essence authentique, écarter certains désirs, certaines expériences par peur d’indisposer son entourage, par timidité, paresse ou inhibition, c’est commencer à mourir (1).
Alerté par mes propres tribulations, j’ai tendu l’oreille aux histoires de vie que je pouvais recueillir autour de moi. Tel ami, après six mois d’une retraite depuis longtemps attendue, s’est retrouvé atteint d’un urticaire géant dont il a guéri mystérieusement alors qu’il mettait ses compétences encore vivaces au service d’un projet. Tel autre, après un parcours brillant, s’est suicidé professionnellement, est resté dans le déni, courtisant dangereusement l’auto-destruction et rejetant sur le monde extérieur l’effet de ses mécanismes intimes. Telle autre, encore, s’enfonce lentement dans la dépression à se persuader qu’elle ne peut rien faire, totalement conditionnée qu’elle serait - qu’elle se croit - par son histoire. En chacun d’eux, et en beaucoup d’autres, je me suis reconnu.
Alors, je me suis intéressé à tout ce qui peut faire tomber les écailles de nos yeux. A tout ce qui peut permettre à chacun de retrouver le contact avec sa source de vie, son être singulier. A tout ce qui peut nous aider à sauter hors de la marmite avant d’être trop cuit pour pouvoir le faire. Sans être un exemple, sans avoir inventé une baguette magique, sans prétendre être un guru, je m’efforce maintenant de faire de mon expérience existentielle un moyen d’éclairer mes semblables (2).
Les Monts de Kong sont comme l’horizon: ils reculent au fur et à mesure que nous avançons. Ils sont l’aimant qui nous attire afin que nous vivions le voyage de notre vie. Ils ont une autre caractéristique: celle de se transformer. Au fur et à mesure que nous avançons, ils changent afin de devenir le reflet de plus en plus fidèle des aspirations de notre âme. Par exemple, l’or de ces montagnes nous intéressera-t-il moins, désormais, que la flore ou la faune qu’elles pourraient recéler. Et tout est bien ainsi. Le plus important est de mettre de la vie dans la vie (3).
(1) Il ne s’agit certes pas de tout casser, mais de trouver le processus le plus pacifique pour nous créer le nouvel espace dont nous avons besoin.
(2) C’est ainsi que sont nés les parcours Autotélos, Cap Sénior et, dernièrement, Constellations. Cf. http://indisciplineintellectuelle.blogspirit.com/archive/...
(3) Dans un prochain article, je reviendrai sur le sujet.
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13/03/2018
Des papilles à l’âme
A mon ami Jean-Marie, qui aurait sans doute aimé.
Ma grand-mère maternelle, Adrienne, une Agenaise qui avait connu enfant les grandes crues de Garonne, était une remarquable cuisinière. Les plats qu’elle préparait, que ce fût le dimanche ou au quotidien, étaient bien supérieurs à ce que l’on a coutume de trouver aujourd’hui dans nombre de restaurants. Elle le faisait avec modestie, sans se la péter comme on dit de nos jours, et elle serait sans doute fort étonnée de l’hommage public que je lui rends ici. Ma mère s’intéressait nettement moins à cet art et la transmission familiale n’a eu que moi, malheureusement, comme agent. A vrai dire, j’ai pris conscience un peu tard de cette responsabilité. En entrant dans la vie active, j’ai connu d’abord cette période où l’on préfère ce qui vient d’ailleurs à ce qui vient de la famille - comme on quitte la maison de son enfance où on a l’impression qu’on ne sera jamais vraiment adulte. Puis j’ai eu un jour mon épisode « madeleine de Proust ». Les saveurs de jadis sont venues me hanter. Alors, j’ai essayé non pas de sauver - c’était trop tard - mais de reconstituer une partie de l’hoirie culinaire familiale.
Le chef-d’oeuvre de ma grand-mère, selon mes papilles, était le « jambon de Tonneins ». A force de tâtonnements et de recherches, je suis parvenu à ressusciter sa façon de le cuisiner. Certes, ce n’est pas encore exactement la saveur que j’ai gardée en mémoire, mais le résultat s’approche de l’honnête. A l’époque, dans notre Sud-ouest, la cuisine était la pièce centrale d’une maison. J’avais gardé le souvenir visuel de ma grand-mère, préparant ses ingrédients, ses longs cheveux aux reflets d’acajou tressés en couronne sans qu’une mèche dépasse. Je vois encore les deux bols, l’un pour l’ail, l’autre pour les échalotes. Et je revois soudain, tout en écrivant, la cuisinière bleue, en fonte émaillée, qu’on chargeait de boulets de charbon et qui a précédé chez nous la « gazinière". J’entends encore le frottement de l’opercule quand, avec un crochet, on le soulevait et le faisait glisser de côté pour alimenter le feu. Mon regard curieux de gamin entr’apercevait fugacement une incandescence rougeâtre. D’un seau conique, le charbon glissait dans le foyer avec un bruit sourd et un nuage d’étincelles saluait sa chute. Puis, de nouveau, c’était le glissement métallique que concluait le claquement final du couvercle remis en place.
J’ai aussi le souvenir olfactif des arômes dégagés par la marmite glougloutant discrètement sur le feu. Mais quelques images et fumets sont des informations insuffisantes pour la reconstitution d’une recette. Ma grand-mère est partie en 1972 faire la cuisine pour les anges et ma mère, quand je me suis soucié de notre héritage culinaire, m’a donné les grandes lignes de la recette du jambon de Tonneins. Il y manquait ces précisions qui permettent d’atteindre à la singularité et, en plus, entre deux déménagements, le papier s’est égaré. C’est tout récemment que, grâce à Internet, en faisant des recherches sur les forums, un ancien camarade de Bilonebo, grand amateur lui-même de ce plat, m’a confié comment il le préparait.
Parmi les autres mets dont je garde un souvenir ému, il y avait des petits farcis ovales qu’après les avoir poêlés le cordon-bleu maison achevait de faire cuire au milieu des petits pois - bien sûr des petits pois écossés au moment même et que j’entends encore tomber en pluie dans la jatte. Il y avait aussi un chou accompagné d’une farce dorée incomparable. Un plat qu’elle appelait « veau à l’aïade ». Des « oeufs à la tomate ». Et, pour arrêter là cette énumération, un « canard à l’orange ». Tiens, d’ailleurs, parlons-en un peu du canard à l’orange! Jamais je n’ai réussi à le refaire. Ce qui prédomine dans tout ce que j’ai expérimenté, et d’abord dans tout ce que j’ai goûté dans les restaurants les plus divers, c’est le goût sucré et une certaine texture un peu molle de la viande. Or, j’ai le souvenir d’un parfum d’orange plutôt amer et d’une viande très cuite qui se défait délicieusement. J’en suis à me dire que le canard à l’orange de ma grand-mère était peut-être l’institutionnalisation familiale d’une recette initialement ratée. Ratée et de ce fait originale, mais aussi succulente. Je développerais volontiers ce thème de l’erreur qui devient découverte, mais cela a déjà été fait: il n’est que de se remémorer l’invention de la pénicilline.
Lorsque, sur Internet, je fais une recherche autour d’une recette, je suis émerveillé par le nombre de variantes que j’en découvre. A croire qu’un plat se décline en autant de versions que l’espèce humaine peut produire de visages différents. J’en suis venu à la conclusion que la divine variété naît au sein du vernaculaire. C’est là, par exemple, dans un pays comme la France, que se fomente la différenciation des fromages et des vins. C'est dans le vernaculaire, le familial, le local que s'élaborent les mille nuances qui créent de l'infini à l'intérieur d'un espace fini. Pas étonnant qu’une espèce hors-sol comme nous le sommes de plus en plus ne sache produire - et, à force, ne sache aimer - que du standardisé, de la conformité, de l’uniforme, avec bien sûr les règles et procédures qui les accompagnent. Nous devrions quitter plus souvent nos tours de bureaux ou de cité et méditer le mythe d’Antée qui, tout géant qu’il fût, ne reprenait force qu’au contact de la Terre. La cuisine ne nourrit pas seulement les corps, elle nourrit aussi le récit de notre identité. Dans les infinies variantes d’une recette, bien plus finement que l’appartenance à un pays ou à une région, elle exprime la nuance jusqu’au niveau familial. On peut se poser la question de ce qu’il peut advenir anthropologiquement des humains dépossédés de leurs traditions culinaires et nourris exclusivement d’aliments standardisés.
Pour ceux qui penseraient que l’attachement aux traditions locales ou familiales est un enfermement, je complèterai brièvement mon portrait de gourmand. Le camarade de bien des voyages - qui se reconnaîtra ici à ce que je vais dire - a toujours été étonné de ma capacité à aimer les choses les plus étranges. Pour lui qui manifeste quelques méfiances en matière alimentaire, c’est plus que du courage, c’est de l’intrépidité, voire de l’aveuglement. Pour moi, c’est une manière de communier: avec un pays et ses paysages, avec des gens et leur culture. C’est un complément à la découverte par les yeux et l’intellect. Mais, puisqu’il s’agit ici moins de curiosité que de nostalgie, en matière de cuisines étrangères je voudrais évoquer avant d’en terminer deux souvenirs qui me restent très présents. Mon père avait rendu service à une famille de rapatriés d’Indochine et, pour nous remercier, la maîtresse de maison nous invita à venir déjeuner en famille un dimanche. Elle nous reçut dans la tenue de ses origines, vêtue d’une robe de soie décorée à l’épaule de roses brodées. Elle se prénommait Hélène. C’était une femme exquise, d’une grâce et d’une douceur extraordinaires. C’est ainsi que je découvris la cuisine vietnamienne, dans une petite villa, au flanc du coteau de Pujols qui ressemblait si peu aux paysages originaires d’Hélène. Le scénario se répéta quelques années plus tard avec une famille de Kabyles qui, pour nous remercier de services semblables que nous lui avions rendus, nous apporta un jour une énorme marmite - et, pour moi, le goût du vrai couscous est resté celui que nous avons découvert ce jour-là.
J’ai eu un jour l’idée que, dans nos grandes villes, de même qu’on célèbre la musique, on pourrait décider d’un jour pour célébrer convivialement notre diversité. Chaque famille pourrait, devant sa porte ou au pied de son immeuble, proposer à la dégustation les plats de son pays.
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03/01/2018
2018: Envie de vous donner de nouvelles perspectives ?
- si vous ne devriez pas « changer de vie » ?
- si vous ne vous faites pas une idée trop limitée de qui vous êtes authentiquement ?
- quelle est, dans votre représentation de la réussite la part des conditionnements familiaux, sociaux, professionnels ?
- si vous n’avez pas trop facilement mis au placard des idées, des rêves, des projets, sous la pression d’une certaine « rationalité » ?
- si vous respectez vraiment votre vie en continuant à vivre où vous vivez, à travailler où vous travaillez, à frayer avec le milieu social dans lequel vous vous êtes retrouvé ?
- comment vous ressaisir dans le respect de vous-même quand vous vous sentez emporté dans une aventure que vous désapprouvez ?
- ce qui se passerait si vous écartiez les peurs ou les raisonnements qui limitent votre créativité, et votre initiative ?
- « Qu’est-ce que décider ? » sous l’éclairage croisé de la neurophysiologie, de la stratégie militaire et de l’histoire, avec Alain Berthoz, du Collège de France, le général Gil Fiévet, de l’Ecole de Guerre et Anne Vermès, historienne ;
- « L’invention des foires de Champagne: leçons du XIIe siècle pour l’économie numérique » ;
- « La permaculture : une philosophie de l’action ? » ;
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