23/08/2014
Le sous-préfet hors-champ
Pour que ceux que cela pourrait intéresser, une promenade dans mes lectures estivales.
Edward Hopper
Je commencerai par un livre qui contient peu de texte et qui, de ce fait, est plus une contemplation qu’une lecture, un vrai livre de vacances donc: « Edward Hopper, les 100 plus beaux chefs-d’oeuvres » (1). Edward Hopper (1882-1967) est un peintre américain que j’ai découvert il y a quelques années, par hasard, grâce à la vitrine d’un magasin où se trouvait la reproduction d’un de ses tableaux. J’ai été tout de suite saisi par un éclairage singulier qui éveillait en moi des sensations étranges. La peinture de Hopper s’est révélée à moi comme une madeleine de Proust qui faisait resurgir des atmosphères insituables, évanouies dans les replis de la mémoire. Ainsi, de temps en temps, j’ouvre au hasard le petit album et je laisse venir les impressions. Il y a aussi un peu à lire et, à la faveur du texte, j’ai appris - je suis un Béotien en art - que Hopper est un adepte du « hors-champ ». Qu’est-ce que le hors-champ ? C’est ce qui n’appartient pas au sujet du tableau lui-même, ce qui l’environne mais déverse en quelque sorte une lumière sur la scène principale, lui donne une inflexion, un sens. Et, là, je découvre, en plus de l’éclairage singulier que crée le peintre, une des raisons pour lesquelles, à mon insu, j’ai aimé instantanément Hopper: le hors-champ est mon domaine de prédilection. Mon activité professionnelle et rédactionnelle - et, pour tout dire, ma passion - consiste à faire apparaître le hors-champ qu’évacuent redoutablement la focalisation et l’encadrement de notre pensée.
Histoire de la France buissonnière
Passons à une autre lecture, toute différente en apparence de la peinture d’Edward Hopper, mais est-ce si sûr ? Cela fait deux ou trois mois que je flâne sur les traces de Graham Robb, vélocipédiste, historien et anglais, auteur d’une « Histoire buissonnière de la France » (2). Certes, le livre est assez épais, mais, pour dire la vérité, cette lecture est un tel bonheur que je redoute le moment où je l’aurai achevée. Robb nous donne d’abord une leçon d’amour - d’amour de la France. Car, pour avoir sillonné comme il l’a fait, à la force des mollets, ce « pays aux mille pays » et pour s’être adonné au décorticage d’archives aussi innombrables que parfois triviales, il faut de l’amour, beaucoup d’amour (3). Le résultat, teinté incidemment d’un discret humour britannique, est une investigation intime des hier et des avant-hier qui ne nous ont pas été transmis, abandonnés en chemin par la mémoire collective elle-même. C’est une exploration aventureuse, parfois inquiétante, déstabilisante, exhumation de vies si bien enfouies dans les reliefs de la France profonde qu’elles auraient pu à jamais rester inconnues de nos générations. C’est la découverte d’un pays oublié de nous, mais aussi et surtout d’un pays qui s’ignorait lui-même et qui ne se découvrit peu à peu que récemment, alors qu’il commençait déjà à se transformer. Lorsque, quelques années avant la Révolution, on tente de le cartographier plus finement, un innocent géomètre est lynché par les habitants d’un village qui ne l’entendent pas de cette oreille. Ressentaient-ils confusément, au delà de leurs superstitions, que, si « la carte n’est pas le territoire", elle peut le mettre en danger ? Pour vivre heureux, vivons cachés! La carte, longtemps encore, présenterait une constellation de tâches aveugles. Jusqu’à l’expédition de Martel en 1896, elle ignorait par exemple la merveille que sont les gorges du Verdon. Graham Robb nous fait visiter ce que ne nous montre pas l’art quelque peu pompier de l’Histoire majuscule. Il gratte et révèle les tessons d’une mosaïque dont on ne contemplait jusqu’ici que les motifs monumentaux. Oui, je l’avoue bien volontiers: il s’agit là encore de hors-champ!
L’âge des low tech
Troisième livre dont la lecture me marquera durablement: « L’âge des low tech » de Philippe Bihouix (4). Voilà un ouvrage qui m’a réjoui parce qu’il est construit sur deux versants: l’ubac, le versant de l’ombre, celui des constats, des analyses et du pessimisme, et l’adret, le versant du soleil, du vouloir et de l’optimisme. Selon moi, c’est un des livres que devrait avoir lu tout honnête homme de ce XXIème siècle. Evidemment, j’y retrouve la passion que la préface à l’album de Hopper m’a permis d’identifier. Mais le hors-champ, ici, n’est pas l’amnésie collective que répare l’historien: ce sont les réalités que refoulent avec entêtement notre représentation de la marche du monde et notamment celle que nous appelons « le progrès ». Ce progrès qui, presque à notre insu - tant cela va de soi - consiste encore et encore en toujours « plus de tout ». Certes, nous savons maintenant - ou bien nous commençons à entendre - que « plus de tout » est incompatible avec le monde fini que constitue une sphère comme la Terre. Mais à l’instar de cette malheureuse courtisane condamnée à la décapitation et qui suppliait le bourreau de lui accorder encore « une petite minute », nous aimerions bien qu’un miracle se produise. Or, cette minute, une fois obtenue, ne serait que la première qui permet d’en mendier une autre, puis une autre encore, jusqu’à oublier le couperet qui, de toute façon, tombera. Sur nous ou sur nos enfants.
Alors, que nous propose l’ingénieur ? Le salut par la croissance ? Autant sauver un noyé en lui faisant ingurgiter davantage d’eau. Le maintien, grâce à l’évolution technologique, de nos habitudes dispendieuses ? Ce ne serait là que l’expression de la superstition moderne. Ce serait confier notre destin à un comportement magique et vouloir oublier que, quelque frustrant que ce soit pour nous, « il n’existe rien de tel qu’un repas gratuit » (5). C’est nier contre toute raison qu’il n’est pas une opération industrielle qui ne soit consommatrice d’énergie. Même le recyclage le plus rigoureux dissipe à jamais de l’énergie et de la matière. Même les plateformes grâce auxquelles, sans aucun transport matériel, nous échangeons messages, fichiers et selfies, sont destructrices. Il n’est aucun capteur d’énergie - celle-ci fût-elle aussi gratuite que la lumière du soleil - qui n’ait besoin de consommer des ressources de plus en plus rares pour être construit, entretenu, recyclé et remplacé. Le regard de l’ingénieur, ses calculs sur un coin de table, sont cruels pour nos illusions de fils de riches: toujours il y a un coût qui vient rogner un peu plus l’héritage! Alors, ce que nous propose l’ingénieur, c’est d’abord d’être intellectuellement plus rigoureux, économiquement et industriellement moins prodigues, et, surtout, plus imaginatifs. Et, sans doute, est-ce dans la mise en oeuvre de nouveaux processus créatifs que nous oublierons les besoins artificiels proliférants qui nous squattent aujourd’hui.
Nous sommes des révolutionnaires malgré nous
Par une succession de rebondissements, me voilà maintenant avec, entre les mains, « Nous sommes des révolutionnaires malgré nous » (6). Il s’agit d’un recueil de textes de Bernard Charbonneau (1910-1996) et Jacques Ellul (1912-1994), qu’introduit une brillante préface de Quentin Hardy. L’ouvrage va très loin, mais le plaisir immédiat est esthétique et intellectuel. Esthétique: voilà des gens dont on a peu parlé en dehors de leur sphère d’influence et qui, pourtant, même quand ils abordent les sujets les plus ardus, manient la plume avec l’élégance de l’honnête homme. Intellectuel: la préface de Quentin Hardy pose avec une grande clarté les dix points cruciaux de la pensée de nos auteurs gascons, et ceux-ci, qui écrivaient il y a quelques décennies, font montre d’une fascinante intelligence des perspectives. On pense à La Bruyère commençant ses Caractères par ces mots: « On vient trop tard depuis cinq mille ans qu’il y a des hommes et qu’ils pensent ». Ceux-là - je veux parler de Charbonneau et d’Ellul - ne pensaient pas il y a cinq mille ans. Mais, dès avant la seconde guerre mondiale, discerner et dire clairement que les courants politiques quels que fussent leurs oppositions extrêmes adhéraient à un mythe commun, celui d’un monde se soumettant à l’industrialisation et au progrès technique, vous avouerez que c’est d’autant plus puissant que cela crève les yeux une fois que c’est dit. Au surplus, ce que montrent Ellul et Charbonneau, c’est qu’il y a en jeu un autre registre que celui de la préservation de l’écosystème dont nous dépendons: il s’agit aussi d’anthropologie, il s’agit de ce qu’on fait de l’homme et de sa vie - de ce que les hommes font de leur vie et d’eux-mêmes.
L’espèce fabulatrice
Pour Christian Gatard, dont j’ai déjà eu le plaisir d’évoquer le livre ici (7), les mythes sont l’angle mort des démarches prospectives. C’est là l’un des hors-champ qu’il se donne à explorer. Ma cinquième lecture estivale, « L’espèce fabulatrice »(8), n’est pas un livre récent, mais je ne l’avais pas encore lu. L’auteure montre avec brio que l’homme est dans l’impossibilité de ne pas se raconter des histoires et cela à propos de tout et de rien: ce serait comme lui demander de cesser de respirer. Une histoire est la mise en ordre d’un chaos, c’est une interprétation et, comme l’a dit je ne sais plus qui: « Il n’y a pas de délire d’interprétation, toute interprétation est un délire ». Toute histoire, d’une certaine manière, est donc mythique. Les histoires que nous nous racontons, sur nous-mêmes, sur les autres, à l’échelle de notre famille, de notre village, de notre entreprise, de notre pays, nous permettent de faire du kaléidoscope de nos vies individuelles et collectives, de leurs mystères, de leurs souffrances et de leurs frustrations, un récit qui a du sens, une fable qui a minima nous permet de vivre avec ce mystérieux et inséparable nous-même qu’il nous faut bien accepter. De la condition féminine aux conflits meurtriers, de la Bible au roman, Nancy Huston nous montre l’omniprésence de notre fabulation et ses effets. Je me dis qu’on devrait prêter davantage attention aux histoires que les gens se racontent. Elles ont souvent le caractère de prophéties auto-réalisatrices et on pourrait y percevoir en germe les pathologies personnelles et collectives. Car, malheureusement, nous pouvons nous retrouver à choisir des histoires de désespoir, de rage et de haine. Comme nos voisins allemands des années 30. Comme ces gamins des cités qui, un soir, finissent par en martyriser un autre. Comme ces centaines de jeunes Européens qui s’en vont à l’étranger rejoindre les colonnes infernales d’un prétendu « djihadisme » pour s’adonner en toute conscience à la torture, aux viols, à l’esclavagisme et au meurtre. La puissance des histoires est redoutable. Elles créent le monde dans lequel nous croyons devoir vivre alors que nous en sommes les auteurs.
Le livre du thé
Je voudrais conclure sur une lecture tout à fait différente mais qui, en définitive - vous n’en serez pas surpris maintenant - relève aussi d’une incursion dans le hors-champ. Je voudrais évoquer « Le livre du thé » de Kakuzo Okakura, que j’ai lu avec une véritable jubilation. Je l’ai découvert grâce au commentaire d’un de mes « friends » facebookiens. Il a été publié au tout début du XXème siècle, à peu près au moment où, en France, sur les pas de Martel, on découvre les gorges du Verdon. L’auteur est un lettré japonais qui redoutait que l’Occident, alors déjà aux prises avec son hystérie industrielle et productive, ne passe par suffisance à côté du sens profond de la civilisation nipponne. Il a choisi d’évoquer, pour nous y initier, la cérémonie du thé. Au vrai, plus qu’une leçon de civilisation japonaise, ce livre est une leçon de civilisation tout court. Une leçon de présence au monde, aux choses, aux êtres. Une leçon de rapport au temps. Une leçon de vie. Je ne vous en dis pas plus afin que, si je vous en ai donné la tentation, vous puissiez le découvrir par vous-mêmes.
(1) Edward Hopper, les 100 plus beaux chefs d’oeuvre, Rosalind Ormiston, Larousse, 2012.
(2) Une histoire buissonnière de la France, Graham Robb, Flammarion / Poche, 2011.
(3) « Ce livre est le résultat de vingt-deux mille cinq kilomètres à vélo et quatre années en bibliothèque » (Graham Robb).
(4) L’âge des low tech, Philippe Bihouix, Le Seuil / Anthropocène, 2014.
(5) Célèbre remarque de Milton Friedman.
(6) Choix de textes de Bernard Charbonneau et de Jacques Ellul, présenté par Quentin Hardy, Le Seuil / Anthropocène, 2014.
(7) Cf. ma chronique du 29 juin.
(8) L’espèce fabulatrice, Nancy Huston, Actes Sud, 2008.
(9) Le livre du thé, Kakuzo Okakura, Editions Philippe Picquier, 2006.
05/07/2014
De quelques sournoiseries
Un nouveau mot est en train de faire florès qui va dispenser de réfléchir: europhobe. Littéralement, un europhobe est quelqu’un qui a la phobie de l’Europe. Qu’est-ce qu’une phobie ? Une crainte, une répulsion de nature pathologique. Nous avons par exemple l’arachnophobie: la peur des araignées, l’herpétophobie: la peur des serpents, ou l’acrophobie: la peur des hauteurs. Les "europhobes" seraient donc des gens qui éprouvent une peur, une répulsion maladive à l’égard de l’Europe. Vous voyez la torsion que, sournoisement, ce néologisme impose à la réalité ? Les citoyens dont il est question - et dont je fais partie - s’élèvent contre la gouvernance actuelle de l’Europe, qui est tout sauf démocratique et centrée sur l’intérêt de notre continent. Cela ne veut aucunement dire qu’ils sont allergiques à toute forme d’Europe. Mais ce mot « europhobe » devient une étiquette signalant que l’on a affaire à un groupe de maniaques, à des caractériels. Leurs propos ne sont donc que des cris inarticulés qui ne reflètent aucune pensée. On ne converse pas avec de tels dingues. Encore un peu et le terme deviendra une injure, car l’usage que l’on fait en ce moment du suffixe « phobe » tend à remplacer la notion de peur par celle de haine. Au final, nous voilà avec des gens plus ou moins dérangés et, de surcroît, haineux.
L’étiquetage est une tactique pour dévaloriser l’opinion ou les propos de quelqu’un et, surtout, lui refuser tout approfondissement. C’est de l’ordre du « Circulez, il n’y a rien à voir ». Je me souviens d’avoir participé, il y a bien longtemps, à un panel d’usagers de la RATP. A un moment, j’ai cru utile d’évoquer le paradoxe que je venais de vivre. Alors qu’on parlait d’encourager le recours aux transports en commun, je fis remarquer que le parking adjacent à ma gare de banlieue, jusque là gratuit, était devenu payant. Alors, tant qu’à faire d’avoir pris la voiture, c’était un encouragement à rester au volant plutôt qu’à dépenser un peu plus pour prendre le RER. Le commentaire de l’animatrice est tombé comme le couteau de la guillotine: « Ah! mais, vous, vous êtes un usager multimodal! » OK, je sors.
Autre procédé manipulatoire: l’alternative réductrice. Elle consiste à vous enfermer entre le « pour » et le « contre », l'un des deux représentant évidemment une position haïssable. Vous êtes pour ou contre le progrès ? Vous êtes pour ou contre l’euthanasie ? Vous êtes pour ou contre le « bio » ? Vous êtes pour ou contre les juifs ? Vous êtes pour ou contre les gays ? Aucun espace pour clarifier les mille contenus du mot « progrès », les craintes que vous ressentez à l’idée de confier à une procédure le soin de régler les conditions de l’euthanasie, la définition sur laquelle il faudrait se mettre d’accord pour savoir de quoi on parle quand on parle de « bio », les perspectives de cruautés sans fin du conflit israelo-palestinien, ou encore ce que vous trouvez de perturbant dans l’idée de la GPA. Tout se ramène à: « Vous êtes pour ou contre nous ». Le débat est interdit et vous avez le choix d’être un mouton ou un salaud. C’est proprement totalitaire.
Un autre artifice consiste à associer à un texte une image qui en modifie le sens. Hier ou avant-hier, j’ai vu un article dont le titre évoquait l’augmentation des violences familiales. Celui-ci était accompagné d’une illustration représentant un homme adulte, de dos, le poing serré, et devant lui, effondré contre un mur, un adolescent effrayé. Que vous suggère cet assemblage ? Que la violence familiale est physique et le fait des hommes. Ce qui va conforter une représentation courante. Or, que trouve-t-on dans les premières lignes de l’article ? Que les violences familiales les plus répandues sont d’ordre psychologique et majoritairement le fait des mères. En l’occurrence, l’intérêt de l’article, qui était d’évoquer un phénomène beaucoup moins spectaculaire que la violence physique, passe à la trappe. Sachant que bien des gens se contentent d’une lecture des titres et d’un coup d’oeil à l’image, je vous laisse à imaginer l’opinion et l’ignorance que ce biais a continué de favoriser.
La ringardisation est aussi une pratique très appréciée des manipulateurs. Les promoteurs de l’hyper-concurrence en ont usé et et abusé en jouant sur les archétypes du dur et du mou. Vous savez, ces trucs dans le genre: « Vous êtes des mecs ? Des vrais mecs ? » Et le choeur des mâles de brailler d’une seule voix testostéroniquée: « Oui chef! » Lors d’une réunion « incentive » organisée par une entreprise américaine dans notre pays, on présenta une typologie des caractères. Selon celle-ci, les humains se répartissaient entre quatre catégories. Dans deux d’entre elles, on trouvait les personnes optimistes et naturellement tournées vers l’action. Dans les deux autres, on avait celles qui versaient dans la réflexion et, allez savoir pourquoi! la mélancolie. Bien entendu, en bon cowboys, on brocarda ces dernières. En résumé: si vous n’êtes pas sanguin, extraverti ou je ne sais plus quoi, vous êtes nul, la Terre promise n’est pas pour vous. Indépendamment de l’inanité de cette caricature, le problème sous le problème est qu’elle sert à fabriquer de petits soldats pour qui réfléchir est le péché suprême et que l’on peut ainsi mener par le bout du nez. « Vous êtes des mecs ? Des vrais ? - Oui, chef! » Et de courir n'importe où! Dans ce même ordre de la ringardisation de ce qu'on veut tuer, je me souviens d’une improvisation théâtrale qu’on avait fait faire aux cadres d’une entreprise qui venait d’être rachetée. Il s’agissait d’imaginer et de jouer une saynète qui ridiculiserait les pratiques qui avaient été les leurs jusque là - donc, leurs références, leur histoire et d’une certaine manière leur identité - pour mettre en valeur celles qu’apportait le vainqueur.
Le discours du dur et du mou permet de s’attaquer à tout ce qui constitue un frein à la violence économique que l'on présente comme un tournoi offert aux seuls preux chevaliers qui en ont une paire sous la cotte de maille. Dans le viseur, on a évidemment ces béquilles pour handicapés, ces fanfreluches de gonzesse que sont les amortisseur sociaux. Vous imaginez Chuck Norris ou Arnold Schwarzenegger cotiser à la sécu de la magna turba ou émarger aux allocs avant de chevaucher vers OK Corral ? Davantage que les démonstrations économiques, ces railleries sur fond de mythes simplistes ont miné dans l’esprit d’un certain nombre d’entre nous les ambitions du Conseil National de la Résistance et les acquis dont Ken Loach nous a très opportunément rappelé l’histoire en Grande-Bretagne(1). Elles ont fait oublier que les combats les plus valeureux ne sont pas ceux des courtisans crédules et fascinés qu’aveuglent les promesses du Système. Plus grave, elles nous ont fait oublier qu’il faut nous méfier de notre naïveté. Regardez où en sont nos amis américains: si l’on écarte les mensonges statistiques, il faut être soi-même drogué pour ne pas voir que le discours de l’individualisme héroïque, de la grande loterie des places au soleil ouverte à tous est l’opium de ce peuple et ce dont il agonise aujourd’hui. Pour un qui tirera son épingle du jeu, pour une exception qui confirmera de temps en temps la règle, combien de millions vivotent maintenant autour du seuil de pauvreté ?
Une des sournoiseries les plus efficaces du Système est de nous suggérer le mythe de la réussite qui lui permettra d’avoir barre sur nous. Je me souviens du pathétique Gérard Jugnot(2), avant un entretien d’embauche, qui se répète devant le miroir des toilettes: « I am a killer! I am a killer! Je suis un tueur! » Même si vous n’avez pas vu le film, vous imaginez la suite. Pour rester dans le domaine du cinéma, une excellente mise en scène de cette manipulation est proposée par le film de Pierre Granier-Deferre: « Une étrange affaire » (1981). Michel Piccoli y incarne tout le charme cynique de ce que j’appelle le Système et dont le naïf Gérard Lanvin sera la victime. Souvenons-nous que, pour glorifier le courage des gladiateurs, l'empereur reste néanmoins dans les tribunes.
(1) L’esprit des 45, film (2013).
(2) Une époque formidable (1991).
29/06/2014
Prospective des mythes
Donnant il y a peu, dans le cadre d’un séminaire, une conférence sur la prospective, après avoir succinctement évoqué les bases de la démarche - l’exploration de nos environnements multiples, de leurs intrications et de leurs tendances - je faisais une remarque sur un sujet qui me tient particulièrement à coeur: ce que l’on a coutume de laisser de côté. La plupart des démarches pèchent à ne s’intéresser qu’aux données matérielles et aux choses constatables. On fait de la prospective comme si la finance, l’économie, la technologie, la démographie, l’état actuel de la science, etc. avaient une emprise exclusive ou en tout cas déterminante sur le monde. Du coup, on en oublie certains des ressorts de rupture.
Par exemple, le principe d’Archimède: tout corps plongé dans un liquide reçoit de celui-ci une pression égale au poids du liquide déplacé. Vous allez me dire: que vient faire ici le penseur antique et son expérience de baignoire ? Il vient nous rappeler, tout simplement, que toute action engendre une réaction et que tout courant, aussi puissant soit-il et peut-être justement à la mesure de sa puissance, peut provoquer une cristallisation des résistances jusqu’à se faire retourner. N’est-ce pas, par exemple, ce que nous vivons aujourd’hui avec la multiplication des euro-sceptiques ? Ne sont-ce point, autre exemple, les abus de pouvoir de la médecine moderne qui font fuir de plus en plus de patients vers d’autres formes de soin ? Ou encore l’expansion arrogante et cynique des multinationales qui conduit des gens de plus en plus nombreux à imaginer une autre manière de vivre afin de ne pas nourrir la puissance de ces pieuvres en consommant leurs produits ? Que celui qui doute du principe d’Archimède fasse l’expérience d’un « plat » la prochaine fois qu’il plongera dans la piscine!
Mais, comme pour la Révolution française, le moment où s’inversera le flux ne sera pas forcément à l’apogée du mouvement - lorsque Louis XIV établit la monarchie absolue - mais quand, sous les effets du mouvement lui-même, le rapport de pouvoir entre les protagonistes s’est insidieusement modifié: quand Louis XVI le débonnaire se retrouve face à une classe intellectuelle qui a eu le temps de réfléchir et de se doter d’une doctrine. Alors, une nième disette, pas forcément la pire, cristallise le potentiel de retournement, et l’histoire, subitement, s’emballe et sort du chemin tracé d’avance. Tout cela pour dire que ce n’est pas parce qu’une tendance se renforce constamment qu’il est assuré qu’elle l’emportera: elle se crée peut-être progressivement autant d’ennemis, et peut-être davantage bientôt, qu’elle a de partisans. Et ces ennemis, au surplus, deviennent de plus en plus conscients et avisés.
Parmi les facteurs qui façonnent le futur, je trouve aussi qu’on a trop tendance à donner le primat - mais cela parce qu’elle est mesurable - à la force des choses sur les productions de notre psyché. Croyez-vous qu’un prospectiviste oeuvrant à Rome vers l’an 40 de notre ère aurait prévu la victoire finale du christianisme ? Je pense d’abord qu’aveuglé par la puissance toute neuve de la Ville, il aurait été tenté de voir celle-ci indestructible. C’est notre lot à tous: ce qui occupe nos sens occupe aussi notre cerveau et le présent s’y donne des allures d’éternité. De même, Priam jusqu’au dernier moment n’a pu imaginer que Troie pût être détruite. Alors, aveuglé également par le prestige de la race qui vient de conquérir l’univers, notre futurologue latin n’aurait probablement eu aucune curiosité pour les peuples vaincus. Que pourrait-on trouver de bon dans le 9-3 de l’époque ? Quel germe d’avenir - vous plaisantez ! - pourraient bien se cacher chez les Barbares ? Et vous imaginez, en 1940, la France de la débâcle se redresser en 1944 ? Se projeter dans le futur sans la volonté de faire un pas de côté, de douter, c’est croire en l’immortalité de ce que l’on a sous les yeux: la puissance, la richesse, la réussite - ou, à l’inverse, selon ce que l’on observe, l’abaissement et la capitulation.
En tout cas, si notre prospectiviste avait eu le génie d’imaginer la fortune du christianisme, ce n’aurait pas été à la seule lumière d’un tableau de chiffres. Plus que des statistiques et du raisonnement, il aurait nécessairement usé d’un microscope et de l’intuition. Quel Romain de bon goût se serait-il d’ailleurs intéressé à ces étranges immigrés du moyen-orient dont l’empereur Marc-Aurèle trouvait qu’ils sentaient mauvais ? Quel intellectuel du règne d’Auguste serait-il allé assez loin dans son investigation des bas-quartiers de la Ville pour repérer, au sein de cette population méprisable, une religion naissante et supputer sa capacité d’expansion ? Quel sage de l’époque aurait-il osé l’hypothèse que cette croyance étrange en un homme que l’on avait crucifié comme un voleur prendrait le pas sur la science et la philosophie ? Aujourd’hui, avec deux mille ans de recul, on a beau jeu de montrer pourquoi il devait en être ainsi. Et encore, expliquera-t-on doctement que les conquêtes de l’empire avaient favorisé la diffusion dans celui-ci des croyances les plus exotiques. Que la pax romana et les voies romaines favorisaient la circulation des armées mais aussi celle des marchandises, des idées et des croyances. Que la diaspora juive a été l’accélérateur de la diffusion des Evangiles. Mais peut-on en rester à ces considérations de logisticiens ? Ne laisse-t-on pas de côté ce qui s’est passé au sein de certaines âmes, quelque chose de si puissant qu’aller au martyre a été l’acceptation de toute une population et que, quelques siècles plus tard, la religion de ces gueux, renversant le polythéisme officiel, est devenue religion d’état ?
Il y a quelques années, devant l’aveuglement de ma génération, devant sa surdité aux avertissements des Meadows et autres Reeves, devant son égoïsme et son incapacité à réfréner sa consommation destructive pour en laissez un peu à ses entants et à ses petits-enfants, je m’étais demandé si, en fait, plutôt que d’information, de lucidité ou de courage, nous ne souffrions pas surtout de l’absence d’un mythe qui nous aidât à nous transcender. Les premiers martyrs chrétiens allaient au devant d’une épreuve bien plus redoutable que la frugalité dont nous devrions décider aujourd’hui, mais ce qui les animait n’avait rien d’une analyse rationnelle: c’était la puissance d’une foi. Cette foi montrait le pouvoir de l’âme dès lors qu’elle a un point d’appui, autrement dit: un mythe. J’avais alors commencé à écrire un papier que, je crois, je n’ai jamais publié: « Avons-nous besoin d’un mythe pour sauver la planète ? ». Je voyais, périodiquement, dans les productions holiwoodiennes, resurgir ici et là de grands mythes et je me languissais qu’un ethnologue s’intéresse un jour au phénomène sous l’angle d’un catalyseur d’énergie disponible.
Or, voilà que, la semaine dernière, au détour d’un « post » sur Facebook, je découvre Christian Gatard et son livre qui vient de sortir: « Mythologies du futur ». Enfin, quelqu’un qui a compris que c’est dans l’imaginaire des peuples et non dans les statistiques que se préparent les nouvelles formes de la vie et de la société. Que le monde qui est là, que nous appréhendons à travers des données, doit, pour se réaliser vraiment, être accepté, trié, transformé ou rejeté par les hommes et les femmes, et que les enzymes de ces opérations sont les mythes qui nous habitent et parfois s’emparent de nous. Le dénuement de l’Allemagne d’après la première guerre mondiale ne devait pas nécessairement la conduire au nazisme. Issu de la réactivation d’archétypes tutélaires et des frustrations collectives, le mythe s’est présenté, il a recruté tout un peuple, et on connaît la suite.
Gatard porte sa lanterne dans les recoins les plus inattendus, débusque des personnages emblématiques et nous dépeint une ménagerie de chimères avec la jouissance frémissante - de peur parfois - d’un explorateur. Son regard révèle ce qui, à nos yeux insuffisamment exercés, se montre encore diffus, mêlé, indifférencié. Au vrai, nous baignons aujourd’hui dans une sorte de chaos des mythes qui n’a pas encore accouché. Nous sommes dans une caverne des ombres et les histoires qui s’y cherchent - que Gatard appelle Plan A, B et - surtout - C qui est à inventer - ne semblent pas encore avoir « pris », comme on le dit du ciment ou de la mayonnaise. Tout peut encore sortir de cette boîte dont on espère qu’elle ne sera pas une fois de plus celle de Pandore. En tout cas, nous enjoint l’auteur, il appartient à chacun d’entre nous de trouver son mythe - celui qui lui donnera l’énergie de vivre et, s’il le veut, de se transformer.
Christian Gatard, Mythologies du futur, préface de Michel Maffesoli, éditions l’Archipel, mai 2014.
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